Bleu, blanc, rouge/64

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Déom Frères, éditeurs (p. 300-303).


LA VRAIE COUPABLE ?



CHAQUE semaine, nos grands quotidiens jettent à l’hydre de la curiosité publique un de ces crimes horribles d’infanticide qui remuent jusque dans ses fibres les plus sensibles, le cœur de toute femme où dorment à l’état latent, comme la vie dans le grain de blé, les instincts de la maternité. L’on frissonne d’horreur en songeant aux souffrances indicibles qui ont dû déchirer ces malheureuses, pour atrophier en elles le plus naturel des sentiments, l’amour maternel, quand la lionne, la louve, l’aigle, l’hirondelle meurent pour défendre leurs petits. Si notre cœur, notre conscience, nos lois, nous défendent d’excuser ces crimes contre nature, nous pouvons du moins, tenter d’expliquer par quelle aberration le bras d’une mère peut s’armer contre le petit être vagissant dont la lèvre goulue l’implore tendrement, frêle bourgeon d’amour fleurissant sur cet arbre des douleurs, écrasé comme une chenille avant de s’être épanoui, et par celle là même qui devait lui insuffler la sève vitale, comme le pélican s’ouvre la veine pour nourrir ses petits.

Malheureuse créature, dans la fièvre du désespoir et de l’agonie, elle a vu se dresser le drame de la passion de sa vie brisée et souillée, la montée du calvaire, seule, sans un Simon de Cyrène pour soutenir sa faiblesse, la poussière du chemin voilant l’azur du ciel, le soleil de la honte brûlant ses épaules, les huées et les crachats de la vile populace, le fiel et le vinaigre des bonnes gens offerts au bout d’une pique, cette pitié dédaigneuse des âmes dissimulées plus noires, plus savamment perverses que celle de la victime. Et ce dernier glaive s’enfonçant dans son cœur, sa faute à elle rejaillissant sur l’enfant innocent, le marquant d’une indélébile tache, la haine du fils devenu homme contre la mère coupable, ses regards chargés de reproches, sa douloureuse surprise d’être rayé du cadastre des honnêtes gens, pour la faute d’une autre. Autant d’épines qui labourent déjà sa pauvre chair de martyre !…

Au paroxysme du délire inconscient, la malheureuse a repoussé le calice de la douleur et de l’opprobre. Meurs plutôt que de tant souffrir !…

Ange d’Isaac, que n’as tu arrêté le bras de la mère affolée, avant que le sacrifice sanglant fût accompli !…

Vous, mère, dont la maternité heureuse nimbe d’or le berceau de votre enfant, n’allez pas la condamner ! N’est-ce pas que le bébé aimé remplit tout votre cœur, n’est-ce pas que tous vos soins sont pour voir un sourire se nicher dans la fossette de la chair rosée ? Si le soleil se mire dans la source, c’est pour réchauffer l’enfantelet, si l’oiseau chante, c’est pour l’endormir, si la rose fleurit c’est pour qu’il l’effeuille, si le gazon se couvre d’un tapis velouté, c’est pour que le petit aille s’y rouler : si vous rêvez encore, ô mère, c’est pour voir votre fils grand, fort et beau, fêté, aimé, glorieux, envié. Vous brodez sur ce thème d’infinies variations ; mais songez donc, si l’on vous disait que ce fils sera attaché à la claie de l’humaine méchanceté, que ses membres seront déchirés, que son cœur deviendra la proie des vautours, dites, vos nuits ne s’empliraient-elles pas de cauchemars ?

Quels que soient les préjugés que l’on apporte dans l’étude de la femme, que l’on déplore sa futilité, sa coquetterie, la perfidie de ses caresses, esclave souvent, elle a les défauts des esclaves : la ruse, la dissimulation, la sournoiserie, l’astuce, etc. Il convient d’oublier ses torts, réels ou imaginaires, pour ne se souvenir que de son œuvre, qui est comme la raison unique de son être, « la triple et sublime mission de concevoir, de mettre au monde et d’élever le genre humain » — œuvre de toute sa vie, puisque l’enfant devenu homme, plus il est grand, plus il est fort, plus il a besoin de s’appuyer sur la femme pour monter vers les hauts sommets, où il n’atteindra que pour elle et par elle !

« Par l’amour maternel, dit Legouvé, l’animal touche jusqu’à la nature humaine, et la nature humaine jusqu’à la nature divine. » L’amour maternel remplit la femme toute entière, c’est même la dernière pulsation de son cœur. — Elle va mourir ; le mari, la tête dans les draps, pleure silencieusement ; les versets mouillés de larmes des prières suprêmes traînent dans l’air glacé par l’approche de la grande inconnue. L’agonisante, dans un spasme dernier, se redresse soudain. La frayeur ne dilate pas sa pupille, mais une dernière et plus brillante flamme de l’astre qui va s’éteindre irradie la pâle figure diaphanisée. Deux larmes brûlantes coulent de ses yeux baignés d’une surnaturelle tendresse, elle étend les bras dans une imaginaire étreinte : Mes pauvres petits enfants ! Mes pauvres petits enfants ! Inerte, glacée, les yeux éteints, sa tête retombe sur l’oreiller. La vie s’en est allée dans le déchirement de l’adieu !

Respect donc, pour la femme tombée et pour le pauvre petit être qu’elle presse entre ses bras. Inclinez-vous devant celle qui fut le temple de la vie : le baptême de la souffrance l’a purifiée de sa faute passagère. Le plus beau spectacle qui soit au monde est celui de la pureté s’inclinant sur la souffrance.

L’ange ne souille pas ses ailes pour les déployer sur la couche de l’homme coupable ; l’eau de la montagne ne se mêle pas à la vase du fond, lorsqu’elle coule fertilisante dans la campagne ensoleillée. Ô vous, fleurs aimées du ciel, qu’un heureux destin fit naître dans la tiédeur d’une serre chaude, loin des regards qui flétrissent et du vent qui brûle, ne vous balancez pas orgueilleusement sur votre tige, dédaigneuses, dans votre éblouissante beauté, de l’humble fleur des champs, battue par l’ouragan. Est-ce votre faute, si l’on ferme les carreaux, chaque soir, dans la crainte des gelées nocturnes, si des mains attentives émondent les branches du rosier des feuilles desséchées, si le tuteur vient en aide à la fragilité de ses rameaux, si les doigts, qui redressent le tronc dévié de sa première droiture, osent à peine effleurer d’une caresse le velouté des pétales. La fleur des champs piétinée, déchiquetée a moins de fraîcheur et de souveraine beauté, mais son parfum est plus exquis et la main qui la cueille en reste tout embaumée. Un baiser à l’ombre et un peu d’eau raniment sa grâce alanguie d’un pâle et doux sourire !