Bleu, blanc, rouge/67

La bibliothèque libre.
Déom Frères, éditeurs (p. 310-316).


AU SUCRE



VOUS aimeriez à vous échapper de la ville pour goûter ce plaisir exquis, « les sucres », lequel apparaît nimbé de poésie à nous, Montréalais, avides d’émotions nouvelles. Soit, votre désir sera accompli. La jolie fée printemps, qui vêt les marguerites de blanches collerettes, emprisonne les roses en d’étroits corselets verts, va vous toucher de sa baguette enchantée et vous transporter dans un joli village des bords du Saint-Laurent, où derrière un rideau d’érables se lève l’astre matinal. Bon ! y êtes-vous. Le petit bourg s’éveille, les portes battent, les châssis s’ouvrent, des têtes dépeignées interrogent l’horizon, où se lève un jour incertain. Les vaches meuglent tristement. Le sifflet de la fromagerie jette dans l’air sa note stridente et des voitures chargées de canistres de lait dévalent lentement de la petite montée. Les paysans s’interpellent. — Beau temps pour les sucres. — Pas assez fret ! — Ça pourrait couler plus ! — Bateau ! tout de même que je m’amuserais, si tant seulement j’pouvais lâcher l’ouvrage.

Comme pour répondre à cette heureuse prédiction, des voitures passent regorgeant de filles et de garçons, de rires et de chansons. Elles s’arrêtent à chaque porte pour se charger d’un nouveau contingent d’excursionnistes.

— Êtes-vous tous sur le pont, vous autres, crie Jacques Bruno, le boute-en-train du parti de sucre. — On n’est pas pour vous sortir du lit : Bonjour ! — Embarquez ! — Oryé donc ! Butor ! — Et de nouvelles jupes viennent s’étaler sur les genoux des garçons et des filles parqués comme des sardines dans les voitures. Soudain les rires s’arrêtent, les cous se tendent, deux demoiselles de la ville en promenade chez les villageois apparaissent sur le seuil de la porte de leurs hôtes toutes pimpantes.

— Y a-t-il de la place pour nous, font-elles de leur jolie voix d’oiseaux ?

— On se tassera, montez, toujours. Si on vous chiffonne, dites rien.

Et les petites demoiselles légères comme des papillons viennent s’abattre au milieu de ces moineaux tapageurs. Dédaigneusement, elles serrent contre elles leurs ailes, de peur de les salir au contact de ces rustres.

— Vos fanferluches seront joliment fripées, ce soir, souffle une grosse rougeaude à son galant, en coulant un œil fâché sur ces intruses qui viennent jeter une douche d’eau froide sur leur grosse joie de tantôt. Mais la bouteille de liqueur cachée sous le siège de la voiture circule subrepticement. Bientôt la conversation s’anime et Jacques, un gars ben histoireux, débite des choses drôles qui font se tordre l’assemblée. Le maître-chantre mis en belle humeur, entonne des chansons en répons. La belle Françoise, allons gué ! — Encore un p’tit coup de pitonÀ la claire fontaine. Et les voix criardes des filles alternent en chœur avec les grosses voix de tonneau des paysans.

Les jeunes citadines auraient voulu être gratifiées d’un tampon d’ouate dans les oreilles. Mélancoliquement, elles regardent défiler le monotone paysage de la campagne, si triste à cette saison, engourdies par l’air frais du matin. Les vapeurs tombées de la nue s’entassent à l’horizon en amoncellements ouatés, le soleil affaibli comme un pauvre aigle blessé bat lourdement de l’aile et rase la terre, perdu dans une mer brumeuse. De loin en loin, une chaumière où traînent des bûches de bois, de vieux instruments aratoires. De petits porcs, la queue vrillée en tire-bouchon, tournent autour de leur mère somnolente sur le bord du fumier. Des oiseaux filent comme des traits dans l’espace qu’enferment les grands érables dénudés. Une odeur d’étable vous prend à la gorge. Quelque chapelle naïve, une grande croix de bois noirci découpe dans le ciel ses bras désespérés et bénit le voyageur qui s’incline en passant. Sur le chemin, quelques silhouettes de paysans, aux figures mâles, se découvrent silencieusement au passage des voitures.

— Le bois !… Le bois !… Les chevaux secouent leur harnais, heureux d’être rendus au terme de la course. On saute joyeusement à bas des voitures. Et tout en causant, on se rend à la petite cabane qui apparaît dans les arbres de la même couleur que le sol, avec un mince filet de fumée. Le parfum pénétrant du sucre bouillonnant emplit l’air frais du matin et vous guide au grand chaudron où l’eau d’érable se gonfle sous la flambée des branches crépitantes.

Tous viennent interroger la densité du liquide doré. La tire en a pour une bonne heure à se faire. En attendant on se disperse dans le bois, les couples vite formés recherchent la solitude des petits sentiers. Les deux jeunes demoiselles de la ville n’osent s’aventurer dans les profondeurs du bois avec ces rudes gaillards. Frissonnantes aux baisers de cette large bise, dont elles redoutent les morsures, elles se blottissent dans la cabane, près du feu, avec des envies de pleurer. Elles qui avaient rêvé pastorale ou idylle avec un berger à la Watteau, des promenades sentimentales dans les petits sentiers tapissés d’un gazon fin et souple, des mots d’amour murmurés au chant des sources filtrant au milieu d’une chevelure d’herbe haute. Cette terre pelée, ces arbres nus dont les maigres silhouettes entrelacent leurs linéaments noirs et rigides dans l’eau des mares encore jaunie par la fonte des neiges !… Ah ! que tout cela leur semble triste. Pour tromper leur ennui, elles causent avec le vieux bûcheron qui surveille le feu et la tire.

— S’il en faut de l’eau d’érable pour faire du sucre !… Voyez, comme on la recueille. À la fonte des neiges, on entaille les arbres et dans ces blessures peu profondes on enfonce de petits chalumeaux en bois qui aspirent la sève de l’arbre. Le forestier suspend en dessous une chaudière en fer blanc bien clair afin que le sirop ait belle couleur et bon goût. Et l’eau sucrée dégouline lentement du chalumeau dans le vaisseau. Approchez, buvez à même le gobelet d’écorce l’élixir de la santé et de la force. Envoyez-nous vos beaux messieurs de la ville, blêmes et felluettes, vous verrez comme nous vous les renverrons. Ah ! ce qu’il devient rare le vrai sucre du pays ; on fait de la contrefaçon ici même ; je connais des habitants qui mêlent de la cassonnade à l’eau d’érable, c’est pas de mon temps !… Mais la tire est faite ! Voyez vous-même…

— Ohé ! vous autres ! Le bûcheron arrache de sa gorge deux ou trois appels qui font gémir le bois. Et les couples apparaissent, essoufflés, la figure animée, tout vibrants de joie.

— Allons ! c’est moi qui fais goûter, dit un grand gaillard carré, solide, les muscles bien dessinés sous son habit d’étoffe du pays. Gravement il enfonce une spatule dans la tire bouillante.

— Faut laisser frédir. Attention ! — Dessinant un simulacre de bénédiction. — Je te bénis, je te consacre, je te fourre dans mon sac !… Ce disant, il fond sur tous ces minois anxieux, la bouche ouverte, dans l’attente de la tire. Agile comme un singe, il barbouille de sucre, qui la bouche, qui le museau, qui la chevelure. Dans ses larges bras, Jacques tient quatre ou cinq robustes villageoises qu’il équipe de la belle façon. Il poursuit les fuyardes dans le bois. Et ce sont des cris, un sauve qui peut à chasser pour jamais les oiseaux de la forêt. Quelques-unes sanglotent rageusement de ne pouvoir se défendre, et le fumiste reçoit par-ci par-là quelques coups de griffe. Cela pourrait le faire réfléchir que l’appui des femmes en temps de guerre n’est pas à dédaigner.

— Assez rire maintenant, commande le robuste paysan, qu’on mette la table. Moi, je fais l’omelette. Et tandis que les filles, les manches retroussées, sortent les victuailles des paniers, le pain brun, le beurre, les pains de savoie, on trempe le thé, dont l’arôme se mêle à l’odeur appétissante des grillades de lard, des patates cuites dans la cendre rouge.

— Aie ! regardez l’omelette ! fait le cuisinier. Un bel astre d’or tournoie dans l’espace et vient retomber dans l’orbite noire que lui tend d’un bras sûr le paysan émerveillé.

— Hourrah ! Jacques, c’est bien tapé ça, Marichette ne tourne pas mieux l’omelette !…

Et c’est une ruée vers la table, chacun veut avoir sa blonde près de soi. Les retardataires jouent des coudes pour se faire une trouée ! Les petites demoiselles de la ville les regardent de leurs grands yeux scandalisés — Si ça du bon sens de se vautrer ainsi dans les assiettes, de se gaver comme des oies, sans soucis de ses voisins, pensent-elles. Jacques dit :

— Laissez-vous pas pâtir — chacun a assez de soi à pourvoir. — Silencieux, voraces, ils avalent les bouchées doubles — la graisse coulant chaque côté du menton. — Holà, les criatures tâchez de nous tenir tête. Mais on était parti trop vite — on souffle maintenant — les fourchettes et les couteaux ralentissent leurs mouvements. Jacques reprend ses histoires drôles. Tout en mangeant des tocques, de la tire, des œufs rôtis dans le sucre, il lutine les petites filles de la ville, qui finissent par rire avec les autres.

Maintenant, repus, ils restent attablés, devisant des semences, des affaires de la municipalité, et la satisfaction d’un bon dîner éclaire leur figure franches et braves, les mettant d’accord sur les questions épineuses.

— Mais ça commence à languir, — crie le grand Jacques — Sors ton violon, Lexandre et joue-nous des gigues et des reels

Les filles et les garçons se lèvent comme mues par un ressort et tandis que Lexandre gratte son instrument pour l’accorder, aux zings zings précurseurs ils partent en danse et le musicien doit les rattraper. Mais quelle secouade vertigineuse. Ce n’est plus la valse au tangage rythmé, la valse berceuse où l’amoureux ose à peine serrer sa compagne sur son cœur ; c’est une mer effrénée, agitée de remous, échevelée par un vent de folie, une bacchanale grandiose et sauvage. Ce Jacques est à peindre. Pour mieux battre les entrechats, il enlève son habit ; dans ses bras vigoureux il fait tournoyer les jeunes filles, qu’il laisse tout étourdies, haletantes et fripées. L’aile de pigeon, les quadrilles, les brandys, les reels, n’ont plus de secrets pour lui. Il scande ses pas d’un petit cri de la gorge ressemblant au son fluté du vent, et l’assemblée haletante bat des mains pour exciter son ardeur. La tête rejetée en arrière, il danse avec une grâce étrange. Ses cheveux bruns, retombant en boucles sur son front large, volent au vent de la danse.

Par une déchirure du ciel sombre, l’astre se montre jetant des rayons d’or sur cette fête champêtre. Et dans l’apothéose de cette fin du jour, ce tableau apparaît resplendissant de beauté. Les petites filles de la ville font-elles la comparaison entre cette splendeur et la pâleur des lustres des salons, entre cette gaieté franche et la grâce maniérée des danseurs de mazurques et de valses ? Non. Cette poésie naturelle des choses leur échappe, puisque l’une d’elles, étouffant un bâillement, dit à sa compagne :

— Enfin, la journée s’achève !

— On ne m’y reprendra plus avec leur histoire de « sucres ».