Bodin - Le Roman de l’avenir/Préface

La bibliothèque libre.
Lecointe et Pougin (p. 13-32).
◄  Dédicace


PRÉFACE.

L’auteur, tenant singulièrement à ne point inspirer de préventions défavorables aux personnes qui daignent ouvrir ce livre parce qu’elles comptent bien lire un roman, a l’honneur de les avertir que cette préface est extrêmement ennuyeuse. Comme elle ne sert en rien à l’intelligence de la narration, il les prie de la passer tout simplement, sans crainte de le mortifier le moins du monde.


PRÉFACE[1].

Du temps où dominait la croyance en la dégénérescence progressive de l’humanité, les imaginations ne s’élançaient vers l’avenir qu’avec effroi et ne se le peignaient que sous de sombres couleurs. Sous l’empire de cette croyance que j’appellerais péjoriste, on plaçait l’âge d’or au berceau de l’humanité, et l’âge de fer à son lit de mort ; on rêvait les fins du monde et le dernier homme.

Quand le progrès vers le mieux, résultat éclatant de la comparaison de plusieurs termes de notre histoire, a été accepté à son tour comme une croyance que j’appellerais mélioriste, et qui semble peu à peu supplanter l’ancienne, l’avenir s’est offert aux imaginations tout resplendissant de lumière. Le progrès, conçu comme loi de la vie de l’humanité, est devenu à la fois une claire démonstration et une sainte manifestation de la Providence. Il était impossible qu’une si noble et si grande idée pénétrant les esprits peu à peu depuis un demi-siècle, et les illuminant surtout depuis quelques années qu’elle a été proclamée avec une assurance dogmatique et un poétique enthousiasme, il était impossible qu’elle ne fît pas éclore des religions et des utopies. Aussi n’en manquons-nous point par le temps qui court.

Mais je ne crois pas qu’on ait tenté jusqu’ici, du côté de l’avenir, guère autre chose que des théories utopiques ou des apocalypses.

Dans les unes, l’auteur n’a songé qu’à trouver un cadre pour exposer un système politique, moral ou religieux, sans rien rattacher à une action, sans donner ni relief ni mouvement aux choses ou aux personnes, sans aborder enfin la création vivante d’un monde à venir quelconque.

Dans les autres, des génies doués d’une inspiration exaltée, et dès-lors poétique, ont rêvé l’avenir avec la préoccupation de la dégénérescence croissante du monde, croyance qui dominait la plus grande partie de l’antiquité[2], et qui, du reste, nous est enseignée par le christianisme. Tel est le fondement de toutes les prophéties, entre lesquelles se distinguent les mystérieux et gigantesques tableaux du fameux visionnaire de Patmos, et tant d’autres conceptions du même genre qui viennent se buter dans le jugement dernier.

Cette idée toute orientale et toute ascétique de la décadence progressive du monde et de l’humanité, est sans doute fort respectable, puisqu’elle est indirectement appuyée sur un dogme si répandu ; mais il faut convenir qu’elle n’est pas du tout consolante. L’idée de la perfectibilité fondée sur l’histoire, a au moins le mérite d’encourager l’espèce humaine à bien faire, puisqu’elle entretient l’espérance d’arriver à un meilleur résultat ; tandis que la doctrine du mal progressif, ou même seulement du mal permanent, telle que l’enseignent certaines personnes, n’aboutit qu’à comprimer tout ressort, qu’à entretenir l’apathie, l’insouciance, et pis encore, chez les hommes.

Les partisans de l’ascétisme diront que cette doctrine est plus conforme aux véritables idées religieuses, en ce qu’elle tend à détacher l’homme d’un monde périssable et imperfectible, pour tourner toutes ses espérances vers un monde où les derniers deviendront les premiers. Mais la doctrine du progrès, s’appliquant autant au progrès moral qu’au matériel, n’est point contraire à la philosophie spiritualiste. Sans doute c’est une pauvre consolation à donner aux malheureux que de leur dire : laissez faire, les générations qui viendront après nous seront bien moins à plaindre. Ils accueilleront toujours avec plus d’intérêt et plus de joie la promesse du royaume des cieux. Mais celui-ci n’est point incompatible avec le progrès sur la terre.

L’opinion philosophique qui, suivant la belle expression d’un novateur audacieux, a transporté l’âge d’or du passé dans l’avenir, doit donc faire naître des inspirations plus morales et plus utiles, sinon plus religieuses. Si jamais quelqu’un réussit à faire le roman, l’épopée de l’avenir, il aura puisé à une vaste source de merveilleux et d’un merveilleux tout vraisemblable, s’il se peut dire, qui enorgueillira la raison au lieu de la choquer ou de la ravaler comme l’ont fait toutes les machines à merveilleux épique, qu’il a été convenu de mettre en jeu jusqu’à présent. En offrant la perfectibilité sous la forme pittoresque, narrative et dramatique, il aura trouvé un moyen de saisir, de remuer les imaginations, et de hâter les progrès de l’humanité, bien autrement puissant que les meilleurs exposés de systèmes, fussent-ils présentés avec la plus haute éloquence.

Cependant les esprits élevés porteront leur attention sur une difficulté. De grandes questions partagent depuis des siècles le monde intelligent. Des opinions très-opposées ont toujours leur bannière arborée sur la terre. Chaque système prétend être bon et vrai, et espère de prévaloir un jour ; car sans cela vaudrait-il la peine de défendre un système ? Qui songe à s’attacher à ce qui périt ? De là vient que dans toute tête humaine il y a tendance à modeler le reste du monde d’après son type particulier. Toute civilisation qui s’étend a la prétention de plier à l’uniformité les civilisations qu’elle supplante. Ce n’est donc point le caractère particulier de la civilisation européenne. Quand les Musulmans se répandaient sur l’ancien monde, ils y faisaient dominer leur civilisation ; aujourd’hui qu’ils perdent du terrain, au lieu d’en gagner, c’est la nôtre qui fait des progrès. Mais où cela s’arrétera-t-il ? Les idées, les types européens doivent-ils un jour s’épandre sur toute cette planète ? Et comme nos races d’Europe sont très-diverses, ainsi que nos systèmes, nos types, nos formes sociales, est-il donné à un seul système philosophique, social, industriel, de prévaloir sur tous les autres, et conséquemment de régner seul sur toutes les races humaines, apparemment pour leur plus grand perfectionnement et leur plus grand bonheur ? Or, voilà, j’en conviens, une question que nous n’avons pas d’élémens pour résoudre.

Il paraît que la grande diversité des races s’opposera long-temps à cette unité dans le mode d’existence des peuples ; et encore est-il prouvé que ces races puissent jamais se mêler entièrement, quels que soient les remuemens qui les ressassent d’âge en âge ? La nature ne reproduit-elle pas toujours, après une longue suite de générations, les germes primitifs que de nombreux croisemens ont pu modifier sans jamais les détruire ? Cette belle question physiologique est encore entourée de ténèbres. La science de l’ethnographie est trop peu avancée ; trop peu d’observations ont été rassemblées, pour qu’on puisse hasarder aucune opinion à ce sujet. Dans tous les cas je n’aurais pas la prétention de trancher en passant des difficultés sur lesquelles un jour on écrira des livres.

Mais en prenant l’espèce humaine sur un seul point du globe, dans un pays où elle a eu le temps, dans une série de siècles non interrompue par l’invasion ou les colonisations, d’acquérir toute l’apparence de l’homogénéité, combien d’organisations différentes ne remarque-t-on pas dans les individus ? Combien de tempéramens divers, et conséquemment de caractères divers, de systèmes philosophiques, politiques et religieux divers !

La querelle interminable des spiritualistes et des physiologistes, des dogmatiques et des empiristes, des ascétiques et des utilistes, etc., etc., est apparemment fondée sur la diversité des organisations humaines. Il y aura toujours aussi des têtes poétiques et des têtes positives ; et si la tendance de notre civilisation vers l’uniformité des types et l’égalité des existences semble, dans l’avenir, aligner pour ainsi dire toutes les choses de la vie, et niveler sous le cordeau des lois toutes les inégalités du vieil état social, qu’on se rassure sur cette invasion du positif. Tant qu’il y aura du bien et du mal, des sympathies et des passions haineuses ; tant que la nature étalera ses horreurs et ses richesses, infligera aux hommes ses fléaux, ou leur prodiguera ses bienfaits ; tant que les femmes l’amour, l’exaltation religieuse des cœurs tendres, des âmes sublimes, et les terreurs superstitieuses des faibles cerveaux existeront ; enfin (pardon de ce blasphème physiologique), tant que le système nerveux existera, il y aura de la poésie sur la terre.

Le progrès sur lequel il faut compter, c’est que les systèmes différens s’adapteront de plus en plus à l’ordre de choses qui leur est propre. Les systèmes positifs prévaudront peu à peu dans l’organisation matérielle de l’état social ; les systèmes poétiques seront en possession du domaine de la religion et des arts. La séparation de ces systèmes terminera peut-être enfin les longues discussions qui ont tout retardé jusqu’ici. On ne raisonnera plus autant sur les choses de sentiment ou d’inspiration ; on laissera moins d’autorité à l’enthousiasme dans les choses qui se décident d’après l’expérience et la raison. Mais cette séparation peut-elle être jamais parfaite ? Je n’ose guère le croire. Tout ce qu’on peut espérer, c’est que chaque système se perfectionnera et se développera pour chaque branche d’organisation. Ils subsisteront parce qu’ils sont dans la nature de l’homme, soit qu’ils existent en paix ensemble et pêle-mêle dans le même pays, ce qui m’a semblé parfois le vrai idéal du perfectionnement ; soit qu’ils essaient chacun de s’isoler sur quelque coin du globe pour s’y cultiver avec plus de liberté et s’appliquer entièrement à modeler tout un ordre social. Quant aux dogmes et aux formes politiques d’aujourd’hui, qui peut garantir leur éternité ? Combien de formes semblables qui ont régné chez des peuples puissans, ont entièrement disparu de ce monde ? Peut-on discerner celles qui ont les plus profondes racines dans la nature de l’homme ? Il est certain qu’il en est qui s’étendront progressivement dans le monde, tandis que d’autres y deviendront de plus en plus rares et circonscrites.

Voici donc toutefois une des difficultés de la littérature futuriste (j’ai la manie aussi, moi, tout comme les autres, de faire des mots nouveaux) : c’est de ne pouvoir contenter tout le monde. Mais au surplus pareil inconvénient se retrouve partout ailleurs. Nous ne pouvons nous entendre sur le passé ; comment serions-nous d’accord sur l’avenir, qui est, ce me semble, un peu plus dans le vague ? Chacun s’arrange un avenir à sa fantaisie ; chaque système, chaque secte a le sien. On ne peut les satisfaire ensemble ; mais on peut donner à chacun sa part, au risque de les mécontenter tous également. Il se pourrait bien que j’aie parfaitement réussi à obtenir ce résultat. Ce serait assez singulièrement porter jusque dans l’avenir l’application du système du juste-milieu : mais quand le succès ne serait pas heureux, le but n’en serait peut-être pas moins bon.

Au train dont la civilisation européenne paraît lancée maintenant, je conçois que les esprits calmes et prudens ne voient pas sans un peu de crainte le mouvement rapide du progrès, surtout après l’avoir vu arrêter tout à coup par de si terribles accidens. Peut-être devrait-on en user avec les utopies comme Fontenelle en usait avec les vérités. Cependant est-il rien d’éternel dans ce monde ? Chaque siècle n’amène-t-il pas un changement quelconque, ou, en d’autres termes, n’a-t-il pas sa révolution ? Laissons à la spéculation le privilège d’imaginer toujours le mieux, pourvu que la pratique soit maintenue dans la volonté et la puissance de ne faire que le mieux actuellement possible. On peut considérer la tendance des choses dans l’avenir sans cesser d’être attaché aux lois en vigueur. Ceci est de la patience rationnelle qui vaut bien certains enthousiasmes aveugles, certains dévouemens intempestifs qui dans leur impatience anticipent sur un ou deux siècles. Qu’on mette le mieux tant qu’on voudra dans la fiction ; mais dans la réalité on peut en même temps aller au secours du bien contre le mieux prématuré. Je ne crains guère les perturbateurs qui, tranquilles dans ce siècle, ne peuvent être impliqués que dans la conspiration de l’avenir.

S’il fallait passer maintenant aux considérations purement littéraires qui se rattachent à ce sujet, il me resterait peu de choses à dire, quoiqu’il soit toujours fort tentant de faire la poétique du genre en tête de l’œuvre. Mais ceci n’est qu’un essai si court, si incomplet, si parfaitement sans prétention, qu’en vérité la conséquence deviendrait ridicule par les prémisses. Je reproduirai seulement ce peu de mots que j’ai dits ailleurs :

« La civilisation tend à nous éloigner de tout ce qui est poétique dans le passé : mais elle a bien aussi sa poésie et son merveilleux. »

Cette pensée, extraite d’un Coup d’œil sur l’Histoire de la civilisation, renferme toute la poétique du Roman dans l’avenir. On veut de nouvelles routes pour la littérature, de nouveaux champs pour l’imagination ; il me semble qu’en voici, ou je me trompe fort. Ceux qui se plaignent que le passé a été assez exploité, n’en diront pas autant, j’espère, de l’avenir. Ils diront au contraire : essayons enfin de sortir de ce passé si triste sur lequel nous vivons en littérature, pour nous lancer dans un inconnu si séduisant ! Là peuvent se trouver des révélations de somnambules, des courses dans les airs, des voyages au fond de l’Océan, comme on voit dans la poésie du passé des sibylles, des hippogriffes et des grottes de nymphes ; mais le merveilleux de l’avenir, comme je l’ai dit précédemment, ne ressemble point à l’autre, en ce qu’il est tout croyable, tout naturel, tout possible, et dès lors il peut frapper l’imagination plus vivement, et la saisir en s’y peignant comme la réalité. On aura trouvé ainsi un monde nouveau un milieu tout fantastique, et pourtant pas invraisemblable pour y faire mouvoir l’homme avec la mobilité de ses idées et l’immuabilité de ses penchans.

Une dernière question se présente, et peut-être pour beaucoup de gens sera-ce la première. La littérature semblant partagée depuis quelques années entre deux genres, auquel appartient cet ouvrage ? J’ai grand’peur qu’il n’appartienne à aucun, si toute littérature est le reflet de toute la civilisation d’une époque. Il n’est point classique, car il n’exprime ni l’état social des anciens, ni l’ordre d’idées qui servait de type à notre littérature des deux siècles passés. Il n’est point romantique, si le romantisme est l’expression du moyen-âge. Qu’est-il donc ? Ma foi ! je n’en sais rien. Il sera, si l’on veut du genre futur ; soit dit sans conséquence, car j’ai meilleure opinion de la littérature de l’avenir. L’essentiel est qu’il ne soit pas de ce genre qu’on a cultivé de tout temps, mais qu’on n’a pas encore pris la peine de définir ; je veux dire du genre ennuyeux. Il a du moins une chance, c’est de sauver l’ennui par la bizarrerie. S’il était bien sérieux, il eût fallu le faire plus long ; mais il eût couru le risque de l’être beaucoup trop. S’il n’est qu’une plaisanterie, au moins ne dure-t-elle pas longtemps.

En attendant, l’épopée de l’avenir reste à faire : j’espère bien qu’un autre que moi s’en chargera. Dans ce vaste empire littéraire, il y a largement place pour un Moïse, un Homère, un Dante, un Arioste, un Shakspeare et même un Rabelais. Grand et heureux qui en sera le Moïse ou l’Homère : il sera à la fois le prophète, le poète, le moraliste, le législateur et l’artiste des générations futures. Au point où en sont les esprits, on dirait qu’il manque une seconde Bible, celle qui racontera l’avenir.

Pour le moment, la question est de savoir si, après les grotesques et audacieuses fantaisies de Rabelais, les amusantes et satiriques inventions de Cyrano et de Swift, et les pétillans romans philosophiques de Voltaire, il était possible de trouver quelque chose de nouveau et toutefois d’analogue ; quelque chose qui ne fût ni d’une fantaisie trop dévergondée, ni d’une intention purement critique, ni de cet esprit philosophique qui nuit à l’intérêt et à l’illusion en substituant toujours des idées aux personnages, et en subordonnant l’action et les caractères à la thèse qu’il soutient ; et pourtant une chose à la fois fantastique, romanesque, philosophique et un peu critique ; un livre où une imagination brillante, riche et vagabonde, pût se déployer à son aise ; enfin, un livre amusant sans être futile. Je crois que ce livre était possible ; mais je suis encore parfaitement convaincu qu’il n’est pas fait.

Qu’un autre l’essaie : je souhaite de bon cœur qu’il réussisse mieux que moi.

  1. Un fragment de cette préface fut publié dans un recueil littéraire au commencement de 1831
  2. Damnosa quid non imminuit dies ?

    Aetas parentum, pejor avis, tulit
    Nos nequiores, mox daturos

    Progeniem vitiosiorem.
    Hor. Od.

    Pline (liv. vii) dit que l’on reconnaît généralement que le genre humain ne peut être comparé ni pour la multitude, ni pour la stature, ni pour la force, à ce qu’il était autrefois. Ce n’est que le côté physiologique de la question. Mais on ne manquerait point de passages où la question morale est jugée par le pessimisme des vieillards comme l’a jugée Horace.