Bodin - Le Roman de l’avenir/Une moderne pythonisse.

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Lecointe et Pougin (p. 115-138).

IV


UNE MODERNE PYTHONISSE.
La grotte de la déesse, etc.
Télémaque.
Ingenii commenta delet dies ; natura judicia confirmat.
Les systèmes tombent chaque jour, et la nature finit par avoir raison.
Cicéron.

IV



Une Moderne Pythonisse.

Politée a dû passer une nuit bien triste et bien agitée. Le lendemain, à peine l’aurore commence à poindre, qu’elle prend à la hâte un des simples vêtemens dont elle se sert pour parcourir sa ville incognito ; elle fait lever son fils pour une promenade matinale, dont on se procure souvent le plaisir dans ce brûlant climat, et ordonne qu’on mette les jeunes lions à un char découvert, modeste et sans dorure.

On connaît la douceur et la docilité de ces attelages, quand ils sont bien apprivoisés : ils n’offrent pas le moindre danger et n’ont guère d’autre inconvénient que d’être infiniment plus chers que les plus beaux chevaux arabes, ce qui les met peu à la portée des fortunes ordinaires.

Le fascinateur éthiopien qui a dompté les quatre lionceaux de la fondatrice, et peut seul les conduire avec toute sûreté, les amène tranquillement de l’écurie, leur pince le museau en se jouant ; puis quand ils donnent des marques d’une trop vive excitation, il leur fait entendre sa grosse voix, et lance dans leurs yeux un terrible regard qui les fait trembler, et les range sous les rênes aussi aisément que le coup de fouet d’un cocher rangeait deux chevaux normands devant la voiture d’un bourgeois de Paris.

Politée monte dans le char avec son fils qu’elle enveloppe de sa pelisse de duvet d’autruche à cause de la fraîcheur du matin ; le noir conducteur pousse un léger sifflement, et les lions impatiens de dévorer l’espace s’élancent au galop.

Pendant ce temps, madame Charlotte qui avait amené le petit Jules à sa mère, le regarde partir non sans inquiétude du haut du perron de vert antique, et pousse un soupir de dépit, pensant avec quelque humeur que la petite fille d’un ingénieur-mécanicien, et la fille d’un négociant, se fait traîner dans un équipage, tel que ses augustes aïeux à elle-même n’auraient pu en avoir de semblable ; équipage même supérieur à celui de la déesse Cérès qui, dans la mythologie n’a, je crois, que deux lions à sa voiture.

Après un quart d’heure de course, le char s’arrête non loin du rivage de la mer, devant une grotte creusée dans le rocher et tournée vers le nord. Je devrais décrire un peu cette grotte parce que, après tout, elle ne ressemble guère à tant d’autres que nous trouvons dans les poèmes épiques de l’antiquité et des temps modernes.

Les plantes qui l’entourent offrent une végétation singulière. Ce sont des plantes amphibies, demi-marines, demi-terrestres et pour ainsi dire transitoires, de ces zoophytes qui vivotent sur les confins du règne végétal et du règne animal, plantes-bêtes qui, lorsque vous les touchez, se contractent, agitent leurs étranges feuilles grassouillettes, ou leurs tiges quasi-charnues, comme des bras, des mains et des gueules qui vont vous saisir, vous pincer, vous enlacer et vous mordre sans savoir pourquoi, avec la méchanceté d’un dindon et la stupidité d’un chou. Mais il faut laisser ces choses à décrire aux naturalistes. La botanique, la conchyologie, l’ornithologie, la minéralogie, et même l’entomologie auraient énormément d’autres choses à dire sur les environs de cette pittoresque et romantique demeure. Une grande diversité de lianes en fleur, de plantes aromatiques et d’arbustes épineux dont j’ignore absolument les noms, pendant des rochers ou s’échappant de leurs fissures verdâtres ; les plus jolis coquillages et les plus rares cailloux dont on puisse enrichir la boutique d’un marchand de curiosités ; enfin une foule d’oiseaux, d’insectes de toute forme, de toute couleur, voltigeant, bourdonnant, piquant : ces derniers plus propres à intéresser les savans qu’agréables aux habitans de ce séjour.

De quoi m’avisé-je d’entreprendre une pareille description sans consulter les dictionnaires pour y insérer force noms peu connus ? Mais j’ai trop de bonne foi et j’avoue candidement mon insuffisance. Je me borne à indiquer les palmiers et les tamarins qui couronnent les hauteurs du rocher, puis les arbres importés des Indes-Orientales et du continent américain, tels que le bambou, le cocotier, le cacaotier, l’arbre à pain, etc., qui bordent le petit jardin placé à sa base.

Maintenant suivons Politée dans la grotte où elle est déjà depuis cinq minutes. L’ordre et la propreté s’y font remarquer. Des nattes de roseau artistement tressées, étendues sur le marbre ; un divan recouvert simplement d’une étoffe de peluche de soie imitant parfaitement la mousse qui s’attache au tronc des vieux arbres ; de modestes rideaux d’un fin tissu d’écorce où est représenté, jusqu’à l’illusion, le feuillage touffu d’un berceau d’arbustes ; des glaces taillées à facettes prismatiques entre des piliers de brèche fruste, autour desquels grimpent des lierres figurés en bronze ; le plafond incruste d’émaux imitant çà et là des stalactites pendantes et divers animaux et plantes sauvages ; voilà toute la décoration. Pour les meubles, le seul qui ait quelque prix est une sorte de tronçon de cristal de roche, si artistement joint qu’on le dirait massif ; quelques livres reliés en peau de zèbre, et un chasse-mouche de plumes d’oiseau de paradis sont placés dessus. Après cela, un orgue expressif en bois de cèdre, et une harpe de citronier. J’oubliais deux beaux tableaux représentant des vues de l’Indostan.

Au moment où la fondatrice, accompagnée de son fils, entrait dans cette habitation modeste, mais commode, et surtout inaccessible à la chaleur du jour, une femme interrogeant les cordes de la harpe avec des doigts distraits et presque insoucians, qui les effleuraient et les faisaient vibrer à peine, murmurait à mi-voix un triste chant nocturne dont les paroles équivalaient à ceci :

« Parcourez la terre, sillonnez l’océan, traversez rapidement les airs ; voyez tout, jouissez de tout, rassasiez-vous de tout ; c’est votre rôle à vous. Le nôtre est de rester attachées au rocher, près du rivage, attendant, souvent en vain, que vous daigniez revenir près de nous, payer d’un sourire nos soupirs d’une année, essuyer par un baiser nos yeux humides et battus, recueillir dans un instant tous les trésors de notre amour, ces trésors que vous joignez à tant d’autres amassés pour vous de toutes parts. »

La personne qui chantait cette romance, où beaucoup de femmes trouveraient par trop d’humilité et de tendre résignation, est une femme dont le chagrin semble avoir creusé les joues et rendu la taille plus que svelte. La blanche robe de lin qui forme toute sa parure, fait ressortir encore la teinte un peu foncée de sa peau à laquelle on reconnaît aisément une des filles du Gange. Ses yeux noirs enfoncés dans leurs orbites, semblent éteints, et leur immobilité vitreuse serait presque effrayante, si parfois quelque rapide pensée, traversant le cerveau, ne les ranimait comme un souffle fait briller une étincelle sous la cendre. Ses longs cheveux noirs séparés mollement en bandeau sur son front et ses joues, se relevent en nattes derrière sa tête ; ses attitudes sont gracieuses, son air distingué, sa voix délicieusement douce quoique un peu vibrante. Somme toute, cette femme qui a dû être ravissante autrefois, est encore fort bien.

On dit que c’est la veuve d’un pointeur-mécanicien d’une batterie à vapeur de l’armée Tatare-Mongole, mort au service de Philomaque dans la fameuse campagne où ce grand capitaine conquit une partie de l’Indostan. Elle se présenta à la fondatrice de Carthage peu de temps après son abandon par l’infidèle. Quoique tout souvenir qui se rattachait à Philomaque blessât l’orgueil féminin de Politée, elle accueillit cette veuve avec bonté et lui fit don de l’habitation qu’elle occupe, en recommandant que rien d’utile ne lui manquât. Poonah avait une fille un peu plus âgée que Jules ; ce fut presque un lien ou du moins un prétexte de se voir pour les deux jeunes femmes, je dirais presque les deux veuves, car Politée avait tous les inconvéniens de cette position sans en avoir les avantages.

Politée ne tarda pas à prendre Poonah en véritable affection et un autre motif l’attira souvent vers la grotte où ses visites étaient assez mystérieuses.

Après les doux complimens et quelques tendres reproches de s’être un peu négligées depuis un mois, sur un signe de Politée, la servante maure qui soigne Poonah emmène les enfans dans le jardin, et les deux amies assises sur le divan restent seules à causer de choses indifférentes.

Politée qui tient les mains de Poonah serrées dans les siennes, pendant un intervalle de silence, lui adresse des regards dont la douceur déguise un peu la fixité singulière et presque impérative.

Poonah sans avoir à peine conscience de cette action exercée sur elle, abaisse aussitôt ses paupières, pousse un léger soupir, pose un bras derrière sa tête qui s’appuie sur un coussin et s’endort immédiatement.

Politée, recueillie en elle-même, parait continuer son action fascinatrice, et des jolis doigts de sa main blanche et potelée verse force pavots sur le front et sur le sein de son amie, si je puis emprunter à la mythologie grecque une image dont la signification est purement magnétique.

Poonah est, comme il est facile de le voir, une excellente Onirophante, ou somniloque.

Après quelques instans où elle a dormi profondément d’un sommeil plus calmant et plus fortifiant encore que le sommeil naturel, elle se soulève en passant au sommeil plus léger et si semblable à quelques égards à l’état de veille, qui doit lui apporter avec l’usage d’un nouveau sens des perceptions que nous ne pouvons concevoir. Elle frotte un peu ses paupières toujours complètement abaissées, pose une main sur son front, et une autre sur sa poitrine, qui bientôt se soulève péniblement sous une pesante oppression.

— Ah ! dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas venue me voir depuis près d’un mois ? À présent il n’est plus temps.

— Vous savez donc où ils vont, chère Poonah ?

— Je crois que oui. Pour lui, je le vois parfaitement et comme à l’ordinaire, car vous savez bien que c’est lui que je vois tout d’abord quand vous m’endormez, tant vous et moi nous songeons à lui, tant j’ai sur moi de choses qui l’ont touché ou qui ont fait partie de lui, comme ses cheveux par exemple.

— Et Mirzala, la voyez-vous aussi ?

— Oui, mais moins distinctement ; elle pleure et sanglotte ; elle ne veut pas voir son ravisseur contre lequel elle est fort irritée.

— Mais, dites-moi, où vont-ils ?

— Je crois qu’ils ; cinglent vers les Indes, ou du moins Philomaque se dirige vers l’équateur pour chercher des courans alisés qui l’entraîneront sur l’Orient. Cependant je n’affirme pas.

— Vous doutiez-vous de son projet et savez-vous quel est son motif et son but ?

— Oh ! mon Dieu, comment pourrais-je le savoir ? la dernière fois que vous m’avez fait dormir, je n’ai rien vu, non rien ; soit que ma vision fût obscurcie, soit qu’il n’eût encore aucune idée semblable. Quant à son but, c’est peut-être de soustraire votre sœur à Philirène qu’il déteste, et auquel il rougirait d’être allié.

— Je le crois comme vous. Quelle ame passionnée ! Quel esprit étroit ! dit Politée avec plus de chagrin que d’indignation.

— Ah ! dit vivement Poonah, n’en parlez pas ainsi, dans ce moment cela me fait trop de mal. Je ne sais si c’est ma faute ; je crois plutôt que cela vient de vous ; mais dans cet état, je suis plus faible et plus irritable sur ce point que réveillée…

Puis, après une pause, elle porte son mouchoir à son front, d’où ruissèlent de grosses gouttes.

— La tête me fait mal ; les nerfs aussi. Calmez-moi, je voudrais ne plus diriger ma vue de ce côté : cela me fatigue et m’épuise. J’espère mieux voir une autre fois.

Politée la calme en promenant sa main sur elle à distance.

Oh ! que vous me faites de bien ! comme je sens que vous m’aimez ! Il me semble que votre amitié se rend palpable et me touche comme une caresse. Je sens aussi que nous avons toutes deux le même chagrin, la même pensée ; cela me console. Je voudrais savoir cela réveillée ; je le voudrais maintenant, moi qui le craignais autrefois. Mais comment faire ? Comment serais-je censée vous avoir appris mon secret, qui je suis ! Oh ! non, quand je suis réveillée, l’idée seule que vous viendriez à découvrir qu’il m’a aimée, que je… l’ai aimé aussi, que ma Noémi est sœur de votre Jules ; cette idée me fait peur, parce que je crains trop le chagrin que cela vous ferait ! Et puis, savez-vous bien que dans l’état de veille, je suis loin de vous voir de la même manière que lorsque je suis comme cela ? En vérité, je vous crains ; vous m’imposez par votre situation et la supériorité de votre esprit. Tâchez de m’inspirer moins d’éloignement pour votre intimité.

— Eh bien ! je vais diriger ma volonté dans ce sens ; je voudrai fortement que vous me fassiez cette confidence sans crainte, sans honte ; je l’amènerai doucement…

— Non, non, interrompt vivement Poonah ; de grâce, attendez, il n’est pas encore temps. Surtout que je ne sache jamais comment vous avez appris tout cela. Il faut ménager ma pauvre raison ; elle tient à si peu de chose. Il me semble que mon cerveau est dans vos mains, et qu’il ne tient qu’à vous de le jeter à terre, là comme une chose inutile. Oh ! bonne Politée, je suis bien tranquille ; je sais que vous avez soin de moi comme de vous-même. Laissez-moi donc être encore pour vous, dans l’état normal, la prétendue veuve du pointeur-mécanicien, jusqu’à ce qu’il soit temps que je paraisse à vos yeux la fille du rajah de Népaul, la princesse anglo-indienne.

— Oui, oui, ne craignez rien, je vous le promets.

— Réveillez-moi maintenant, parce qu’il ne faut pas que je dorme plus long-temps ; sans cela je m’apercevrais…

Politée écarte soigneusement tout ce qui pourrait offrir des traces de ce sommeil si agité ; elle reprend exactement près de son amie la position qu’elles avaient auparavant, et Poonah, se frottant les yeux, les ouvre d’un air demi-étonné.

— Voilà, je crois, que j’ai encore dormi, dit-elle.

— Et comment vous trouvez-vous, Poonah ? Votre migraine et vos nerfs ?

— Mes nerfs sont détendus et calmés, comme il arrive toujours quand vous m’avez endormie ; mais ma tête est un peu faible.

— Chère Poonah ! dit Politée en lui posant un moment la main sur le front.

— Ah ! oui, cela me fortifie bien la tête. Merci, merci ! Où sont les enfans ?

Et alors la conversation reprend son allure précédente.

Une scène de magnétisme si ordinaire n’a besoin d’explication pour personne. Chacun sait que tous les somniloques sans exception ne conservent aucun souvenir de ce qu’ils ont vu et éprouvé pendant leur sommeil ; que beaucoup d’entre eux ont la plus grande répugnance à en entendre parler lorsqu’ils sont réveillés, et même que plusieurs auxquels on ne le dirait pas sans de graves inconvéniens, ne peuvent jamais se persuader qu’ils ont dormi. Quant à cette répugnance assez générale à entrer dans cet état extraordinaire ou à se soumettre à quelque influence, les poètes épiques et d’autres écrivains de l’antiquité l’ont parfaitement représentée dans les scènes où ils nous ont montré des pythies et d’autres inspirées.

On devine aisément que Poonah s’était plainte quelque jour de ses nerfs ou de sa tête devant Politée, et que celle-ci l’avait calmée et endormie. Puis, lui ayant communiqué une confiance entière, dans cet état où l’âme du fascinateur se montre à découvert devant celle de l’inspiré, elle a reçu d’elle toutes les confidences qu’elle ne ferait jamais en dehors du sommeil extatique. Du reste, Politée ne lui en a rien laissé voir dans l’état de veille, et elles ont continué d’être ensemble comme à l’ordinaire.

Cependant les lionceaux, qui apparemment n’ont pas fait un suffisant déjeuner, commencent à filer des sons un peu moins rassurans que le hennissement d’un cheval qui sent l’écurie : c’est le seul inconvénient de ce genre d’équipage. Cet avertissement rappelle à Politée qu’il est temps de regagner Annibal’s House. Elle remonte dans le char avec son fils, adresse un nouvel adieu à Poonah, qui la voit partir avec regret ; un jeune Maure ferme la portière et s’élance sur le siège avec l’agilité d’un singe, et les lions reprennent le galop en caracolant avec beaucoup de grâce.