Bodin - Le Roman de l’avenir/Une surprise.

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Lecointe et Pougin (p. 101-115).

III


UNE SURPRISE.
Expertus vacuum Dœdalus aera, etc. …
Nil mortalibus arduum est, etc. …
Dédale a parcouru le vide des airs avec des ailes que la nature a refusées à l’homme……
Rien n’est impossible aux mortels ; dans leur folie ils escaladent jusqu’au ciel.
Horace, Odes.
Quand je serai grand, j’écrirai un roman de l’avenir, et j’y ferai parcourir les airs par des machines en forme d’oiseaux ; il n’y a point de poésie dans l’avenir sans cela.
Album d’un écolier.


III



Une Surprise.

Aucune partie de la côte de Barbarie n’offre des points de vue plus pittoresques que celle où j’ai transporté le lecteur ; aussi ne suis-je pas étonné que dès le temps où les riches d’Europe ont mis à la mode d’avoir leurs maisons de campagne, de printemps, sur les rivages de l’Afrique, on en ait construit dans les environs de Carthage un si grand nombre, qui rivalisent avec celles d’Alger, d’Hippone, d’Oran et de Tripoli.

Quelque peu de talent descriptif que j’aie reçu de la nature, j’aurais assez envie de peindre la nuit étendant ses voiles, comme on dit toujours, sur la jeune cité de Carthage, dont les clochers et les minarets se détachent en ombres noires et pointues sur les derniers plans de l’horizon ; et là je montrerais la Méditerranée retenant encore un reste de lumière, comme si le soleil ne pouvait se résoudre à la quitter. Mais le plus grand nombre des lecteurs aimera autant que je dise tout simplement qu’il fait nuit ; et comme je suis d’ordinaire le très-humble serviteur des majorités, attendu que c’est souvent le seul moyen de se décider sur beaucoup de graves questions, je condescends volontiers à ce désir, en demandant pardon pour une plaisanterie aussi vieille que la métaphore elle-même.

L’aimable Jules, emmené par sa noble gouvernante, est allé se coucher, comme il convient à pareille heure pour tout enfant bien élevé, et les deux charmantes sœurs sont sorties du beau kiosque, et même du parc, pour mieux respirer l’air frais de la nuit. Livrées, chacune à ses pensées, elles ne se disent que çà et là quelques-uns de ces petits mots, qui sont des signes suffisans de sympathie et d’intelligence entre deux ames accoutumées l’une à l’autre.

Tandis que Politée élève sa vue vers le firmament, dont ses études astronomiques ont fait pour elle comme un livre intéressant à parcourir le soir, un point lumineux frappe ses regards. Des yeux moins exercés que les siens eussent vu là une planète, dont la lumière plus voisine et plus frappante que celle des étoiles fixes, est toutefois moins scintillante. Mais Politée en a bientôt jugé autrement. Peu de temps après un feu assez vif est allumé sur un des espaces incultes qui bordent la mer. La curiosité, et je ne sais quelle disposition aventureuse entraînent les deux jeunes femmes de ce côté. Elles aperçoivent à la lueur de la flamme un parti de Berebères ou de Bédouins qui débarque sur le rivage. Ces barbares équipés et armés suivant le vieil uniforme français, et conservant religieusement la tactique militaire qui s’est perdue chez les nations civilisées, sont les alliés de Carthage, et ne peuvent inspirer de défiance à Politée, dont le nom a beaucoup d’empire sur eux, et qui se repose avec raison sur leur fidélité au serment. Toutefois cette démonstration a lieu de l’étonner ; elle voudrait en savoir le motif.

Une jeune fille accourt tout éplorée devant les deux sœurs ; à la quasi-lueur de cette belle nuit étoilée ; et à cette démarche de déesse, qui remettait en action un vers de Virgile sur la même plage, elle a bientôt reconnu la fondatrice. Elle se jette à ses genoux, verse des larmes, et d’une voix entrecoupée de sanglots la supplie de l’accompagner vers le rivage, pour employer sa puissante intervention dans une circonstance pressante, où il y va de l’honneur et de la vie. Policée prend vivement le bras de Mirzala, qui abaisse son voile, et elles s’acheminent à pas assez précipités du côté où les entraîne l’inconnue, qui leur raconte d’un ton naïf une histoire fort touchante.

C’était une imprudence ; mais on ne peut la reprocher bien sévèrement puisqu’elle était déterminée par un motif généreux.

Pendant ce temps la lumière, qui avait joué presque le rôle d’une planète, s’était grossie, c’est-à-dire, rapprochée, sans que Politée y fît attention ; car la nouvelle scène qui l’attirait l’occupait uniquement, et d’ailleurs la présence d’un aérostat dans ces parages de l’atmosphère, n’avait rien qui pût surprendre.

Cependant les cors et trompettes d’harmonie des Berebères sonnaient une jolie fanfare où les deux sœurs reconnaissent leur air favori des montagnes de l’Atlas. Au même instant il se détache de la lumière voyageuse une lumière plus petite, qui tombe vers la terre, comme ces rapides météores qui figuraient la chute des étoiles aux âges d’ignorance.

Ni Politée ni son amie, attentives à la musique militaire, et aux récits prolongés sans doute à dessein de leur guide, n’avaient songé à ce qui pouvait se passer dans l’air ; elles ne se sont point aperçues de cette dernière circonstance. Aussi ne peuvent-elles se défendre d’un mouvement d’effroi, lorsque la sombre envergure d’un corbeau, ou chaloupe d’un aérostat de guerre, vient tomber non loin d’elles en parachute, et se ficher en terre sur ses trois longs supports armés de pointes de fer.

Mirzala pousse un petit cri de joie. Sa première idée est que son cher Philirène arrive enfin ; car on a vu qu’il est attendu depuis quelques jours avec une impatience, qui devient presque de l’anxiété. Ce serait une si gracieuse surprise, que de le voir ainsi désaérer par une belle nuit, et poser pied à terre devant sa bien aimée, comme un ange descendu du ciel ! Mais elle est bientôt revenue de son erreur en reconnaissant, aux ailes étendues de l’aérostat détaché, la couleur sombre du messager des oiseaux de guerre, au lieu du tissu couleur de colombe, qui sert aux descentes des pacifiques navires aériens de Philirène.

À peine les deux belles sœurs avaient-elles eu le temps de faire cette remarque, une demi-douzaine d’échelles de soie sont mises hors le corbeau, avec un lest qui les arrête chacune sur le sol, et dix ou douze sveltes et agiles personnes, qu’à leur tournure et à leur son de voix, on ne peut guère prendre pour des hommes, en descendent avec une merveilleuse légèreté. On distingue aisément leur tunique de mousseline d’une blancheur éblouissante, et qui se termine en patalon attaché sous les malléoles à la façon des Indiens. Un vaste turban de gaze bleu céleste, une large ceinture de tissu d’émail de même couleur à franches d’argent, serrant bien les tailles les plus fines, des colliers de turquoises et des petites babouches de satin bleu, ornées de saphirs, complètent un costume aussi élégant que simple, auquel Mirzala et Politée ne songent pas beaucoup à accorder l’attention qu’il mérite, parce qu’elles ont à s’occuper de toute autre chose dans ce moment.

L’équipage féminin du corbeau s’était approché de Mirzala, en croisant les mains sur la poitrine, selon la mode asiatique, et s’était agenouillé devant elle, qui ne sait trop ce qu’elle doit penser de tout cela : elle inclinerait vers sa première supposition, s’il était possible d’expliquer un si singulier message de la part de Philirène.

L’une des femmes, qui paraît commander aux autres, lui prend les mains avec de grandes marques de respect, et cherche à l’entraîner vers une échelle de corde. Mirzala résiste et Politée vient à son aide. Mais le chef des aériennes, s’approchant de son oreille, lui dit tout bas quelques mots qui lui font pousser un grand cri. En même temps elle s’est évanouie et les aériennes, qui l’ont retenue dans leurs bras, la dégagent de ceux de Politée, s’emparent d’elle malgré les efforts, les supplications et les pleurs de celle-ci, et grimpent lestement les échelles de soie avec leur fardeau. Mirzala est déposée mollement dans le corbeau, sur un lit de feuilles de roses fraîches, cueillies en Sicile, et tous les soins lui sont prodigués, tandis que les ailes noires se replient, s’ébattent, et donnent l’essor à la machine, qui, attirée par une longue corde vers le grand aérostat, ne tarde pas à le rejoindre.

On conçoit aisément dans quel profond chagrin Politée regagne toute seule sa résidence de la villa d’Annibale, tandis que la fille inconnue s’enfuit à toutes jambes vers la mer.

Il est clair maintenant qu’elle a été dupe d’une supercherie, et sa sœur victime d’une trahison. Elle déplore, quand il n’en est plus temps, la négligence de l’observatoire astronomique et de sécurité de Carthage qui aurait dû signaler un aérostat de guerre planant en croisière à la hauteur de cette ville. Elle prépare aussi une verte semonce au chef de la surveillance de police, qui aurait dû prendre garde aux intelligences que cet aérostat pouvait avoir à terre, et aux signaux par lesquels on communiquait avec lui. Enfin elle se reproche de n’avoir pas consulté ses Pythonisses depuis plusieurs jours, pour savoir s’il se tramait quelques projets contre elle ou les siens.

Cela prouve que de tout temps, sous la civilisation la plus avancée comme aux âges de barbarie, malgré les nombreuses précautions du pouvoir social, les méchans qui veillent toujours pour saisir le moment d’accomplir le mal, ont réussi à prendre les bons en défaut.

Quant à la compagnie de voltigeurs berebères, il ne faut pas compter les atteindre facilement, car ils se sont rembarqués avec armes et bagages pour retourner dans un de leurs ports qui sont bien fortifiés, comme on sait, et qu’on ne se décide pas à attaquer sans une nécessité absolue. On doit songer encore moins à donner la chasse à un aigle de guerre dont le vol est d’une effrayante rapidité et qui a de l’avance, lorsqu’on ne possède à Carthage que des aérostats de commerce, de voyage et de promenade.



IV


UNE MODERNE PYTHONISSE.