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Bois-Sinistre/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (54p. 4-5).

II

LA BAGUE


Je venais d’atteindre mes dix-sept ans, quand tante Marguerite mourut, me laissant, pour la deuxième fois dans ma courte vie, seule au monde. Cette fois pourtant, si j’étais seule, je n’étais pas tout à fait dépourvue de moyens de subsistance, car j’avais appris le métier de mon cousin et j’étais devenue fort compétente dans cet art ; conséquemment, je pourrais gagner ma vie facilement. Ayant eu Arthur pour maître, j’avais fait des progrès merveilleux, et il n’hésitait pas à me confier son ouvrage le plus délicat.

Durant la dernière maladie de tante Marguerite, une de ses vieilles amies, Mme Duverney, était venue demeurer avec nous. Étant veuve, Mme Duverney pouvait disposer de son temps à sa guise ; elle avait donc offert de venir m’aider à prendre soin de notre malade. Et de quel secours elle avait été, m’aidant auprès de ma tante et aussi dans la maison.

Après les funérailles de tante Marguerite, nous nous installâmes tous trois, Mme Duverney, Arthur et moi, dans la salle à manger afin de discuter sur certains sujets.

— Ma chère, me dit Mme Duverney, je me propose de passer encore un mois ici… si Arthur n’y a pas d’objections, s’entend.

— Des objections, chère Mme Duverney ! s’écria Arthur. Comment pouvez-vous penser même à pareille chose, quand vous savez très bien comme vous êtes la bienvenue ici ?… D’ailleurs, pourrais-je oublier jamais tout ce que vous avez fait pour ma pauvre mère… et pour nous, ma cousine et moi ?

— C’est bien, mon garçon, je vais rester encore quelque temps… Quand je partirai, j’emmènerai Marita avec moi, c’est entendu, répondit-elle, en me désignant.

— Emmener ma cousine avec vous ! s’exclama Arthur. Pas avec mon consentement, dans tous les cas ! Marita va continuer à demeurer ici !

— Mais, mon cher enfant, protesta Mme Duverney, tu t’imagines bien que ta cousine ne peut rester ici, seule avec toi ! Mme Tudor, ta mère, n’est plus et…

Mme Duverney disait vrai !… Je n’avais pas songé à cela !… Je ne pouvais pas continuer à rester avec mon cousin, à présent que tante Marguerite était morte… À la pensée de quitter Arthur, pour toujours peut-être, mon cœur se brisait ; c’est que mon cousin était devenu, et depuis longtemps, le héros de mes rêves… je l’aimais éperdument.

Et lui ?… M’aimait-il ?… Il ne me l’avait certainement jamais dit ; mais, si l’on doit juger par les actions plutôt que par les paroles, j’étais en lieu de croire que je ne lui étais pas indifférente, car il me traitait toujours et en toutes circonstances, avec grande tendresse et considération.

— Marita ne partira pas d’ici, Mme Duverney, répéta Arthur. Dans deux ou trois mois maintenant, il y aura une jeune Mme Tudor ici…

— Ah ! fit Mme Duverney, Ah !

— Je sais, reprit-il, c’est tôt, trop tôt peut-être, pour parler mariage, quand ma mère vient de mourir : mais il faut que Marita ait un chez elle… Qu’en pense ma cousine ? demanda-t-il, en m’entourant de ses bras et me souriant tendrement, oh ! si tendrement !

Je rougis, tandis que mon cœur semblait trop petit pour contenir toute ma joie. Combien je me serais méprisée moi-même si, aimant mon cousin comme je l’aimais, il ne m’eut pas aimée en retour !… Dans deux mois… trois, au plus… Ainsi que l’avait dit Arthur, c’était bien vite après le décès de sa mère pour faire des noces ; mais les circonstances étaient telles qu’on ne saurait vraiment faire autrement. Je le répète, je ne pouvais pas continuer à demeurer avec mon cousin, et puis, pauvre tante Marguerite, si elle vivait, elle serait contente de ce qui arrivait… de ce qui allait arriver, du moins ; car elle m’avait aimée comme si j’eusse été sa fille.

Dès le lendemain de la conversation ci-haut mentionnée, chacun de nous reprit ses occupations journalières et notre manière de vivre redevint telle qu’avant le décès de tante Marguerite. Arthur fut plus tendre, plus prévenant que jamais pour moi. Parfois, alors que nous travaillions ensemble dans son atelier, il laissait là son ouvrage et s’approchant de moi, il murmurait, en me pressant sur son cœur :

— Pauvre petite Marita ! As-tu cru, même pour un moment, que je te laisserais partir ?

— J’espérais bien que vous vous y opposeriez, répondais-je, aussi heureuse qu’il est permis de l’être ici-bas.

Nos veillées se passaient très-agréablement, surtout lorsqu’Arthur veillait avec nous. Nous n’avions pas fermé le piano ; mon cousin et moi nous chantions des duos ensemble, ce qui suscitait les applaudissements de Mme Duverney, formant, à elle seule, notre auditoire. D’autres de nos veillées se passaient à jouer aux cartes avec Mme Duverney jusque vers les neuf heures, heure à laquelle elle se couchait d’habitude.

Lorsqu’Arthur s’absentait, ce n’était pas aussi gai, car je tenais compagnie à Mme Duverney, tout en travaillant à quelqu’ouvrage de fantaisie, puis, à neuf heures sonnant, chacune de nous se retirait dans sa chambre à coucher, pour la nuit.

Quatre ou cinq fois, durant les deux mois et demi que Mme Duverney passa avec nous, après le décès de ma tante, mon cousin s’absenta pour quelques jours ; alors, le temps me paraissait s’écouler bien lentement… Mais, ô ciel ! quelle joie pour moi lorsqu’il nous revenait.

Lorsqu’il revint de sa troisième promenade… je ne sais où… il nous apporta un cadeau, à chacune : à Mme Duverney il donna un magnifique porte-monnaie ; à moi, il donna une riche bague surmontée de diamants, brillants comme des soleils.

C’est Arthur lui-même qui passa la splendide bague à mon doigt, et quoiqu’il ne dit rien à cet effet, je compris parfaitement : le cadeau qu’il me faisait, c’était ma bague de fiançailles… Dans mon cœur, ce soir-là, je fis le serment de lui être fidèle jusqu’à la mort.