Bois-Sinistre/36

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (54p. 71-73).

XXXVI

LE MARI BRUTAL


— Ainsi !

Il ne proféra que ce seul mot, tout d’abord ; mais c’était assez pour nous faire frémir toutes trois, Béatrix, Mlle Brasier et moi. Cette pauvre Béatrix tremblait de peur ; elle avait caché son visage dans ses mains et elle gémissait.

— Ainsi ! répéta Aurèle Martigny, en s’adressant à sa femme. Tu t’es échappée des Pelouses-d’Émeraude, pour venir te jeter dans les bras de ton ex-amoureux, hein, Béatrix ?… Je suis grandement étonné, Madame, ajouta-t-il, en se tournant de mon côté, que vous tolériez de pareilles choses sous votre toit. Un rendez-vous, entre…

— Taisez-vous ! Taisez-vous ! cria Rocques, en s’approchant d’Aurèle Martigny. Comment osez-vous, misérable, insulter votre femme, ainsi que cette dame ? ajouta-t-il, en me désignant.

— Que venez-vous de me dire, M. Valgai ? Vous ai-je entendu prendre le parti de ma femme contre moi, son mari ? demanda Aurèle Martigny d’un ton sarcastique.

— Cessez ! répéta Rocques, ou je vais vous donner le meilleur soufflet !… quoique, Dieu sait s’il m’en couterait de me salir la main sur votre visage si répulsif !

— Prenez garde, jeune homme ! hurla littéralement le mari jaloux. Si je ne me retenais pas, je vous… pulvériserais, d’un coup de poing, freluquet que vous êtes ! Écoute, Béatrix ajouta-t-il, je suis venu te chercher ; donc tu ferais bien de me suivre, à l’instant… J’ai dit qu’il te fallait me suivre ! As-tu compris ?

— Je refuse de te suivre, mon cher, répondit la jeune femme.

— Tu… Tu refuses, dis-tu ?

— Ô Madame Duverney ! implora-t-elle, en se tournant de mon côté. Pour l’amour du ciel, protégez-moi !

— Tu refuses de m’obéir, hein, Béatrix ? fit Aurèle Martigny, pâle de colère. Eh ! bien, nous allons voir… ce que nous allons voir !

Il saisit brutalement sa femme par le bras et la força de se lever du canapé sur lequel elle s’était affaissée.

— Madame ! Madame ! s’écria-t-elle, en s’adressant à moi. Sauvez moi ! Aidez-moi ! Ne le laissez pas m’entraîner hors d’ici. Rocques ! implora-t-elle. Ils me tueraient à eux deux, mon mari et son valet nègre Caïn !

— Viens-t’en, Béatrix ! ordonna Aurèle Martigny.

— Non ! Non ! cria-t-elle. Ils me tueront ! Ils me tueront ! Je sais ce que je dis ! Sauvez-moi ! Sauvez-moi, de grâce !

— Laissez-la tranquille, canaille ! s’écria Rocques. Je vous tuerai ! Vous ne méritez pas de vivre, d’ailleurs, misérable !

— Vous me tuerez, hein ? dit Aurèle Martigny avec un rire méchant. Vous vous débarrasserez de moi… puis, vous épouserez ma veuve ! Hé hé hé !

Rocques Valgai ne répondit pas, mais son poing arriva, comme un éclair, sur le menton d’Aurèle Martigny. Ce fut un rude coup que reçut le mari de Béatrix, assurément, car je le vis vaciller sur ses jambes, puis passer son mouchoir sur son front d’une main tremblante, comme s’il eut été étourdi tout à coup.

— Pas trop mal ! Pas trop mal pour une sorte de nain presque moribond comme vous, M. Valgai ! fit Aurèle Martigny avec un sourire affreux à voir. Mais, écoutez bien, jeune moucheron, votre vie payera pour l’insulte que vous venez de me faire ; votre vie, entendez-vous !

— C’est un jeu qui se joue à deux que celui-là, M. Martigny, répondit Rocques. Je ne vous crains pas plus, mon pauvre homme, que le chien hargneux que je repousse du pied, lorsqu’il vient gronder près de moi… Je le répète, vous ne méritez pas de vivre, et le plus tôt cette terre sera débarrassée de vous, le mieux ce sera.

Aurèle Martigny se contenta de hausser les épaules ; voyez-vous, il connaissait un moyen de punir Rocques, et cela, sans retard.

— Béatrix, tonna-t-il. Essuie tes yeux, ma chère, et suis-moi… tout de suite, entends-tu… et sans faire plus de scènes !

— Je ne veux pas ! Je ne veux pas ! sanglota-t-elle.

Ce fut fait dans l’espace d’un éclair : Aurèle Martigny leva la main (et je remarquai comme elle était blanche et forte cette main), puis je la vis tomber sur le visage de la femme. C’était lâche ; c’était cruel : un soufflet appliqué avec tant de force que Béatrix retomba sur le canapé… évanouie…

Mlle Brasier et moi, nous sanglotions, tandis que nous essayions de faire revenir Béatrix à sa connaissance… Tous nos efforts paraissaient inutiles cependant.

Et Rocques ?

Rocques s’était emparé de son couteau, qui était resté sur la table, et il venait de s’élancer sur Aurèle Martigny.

— Je vais vous tuer, sale chien ! criait-il. Préparez-vous à mourir !

Quelle scène ! Et que rappelait-elle à ma mémoire ? Ah ! oui… Le cauchemar, le terrible cauchemar que j’avais eu, en la nuit du 1er décembre, le jour anniversaire de la mort de mon bien-aimé Philippe… Ce cauchemar… L’ombre noire, s’interposant entre Béatrix et Rocques… La bataille, entre le jeune artiste et l’ombre… Puis… il y avait eu autre chose… mais qu’était-ce ? Ciel ! Je m’en souvenais, à présent ! Le sang… le long sillon de sang sur le plancher du studio… un sillon de sang humain qui, lentement mais sûrement, allait atteindre mes pieds !

Mlle Brasier et moi, nous fîmes des efforts surhumains pour entraîner Rocques… pour empêcher qu’un meurtre se commit, là, sous nos yeux. Aurèle Martigny ne paraissait guère rassuré, à la vue du couteau qui allait lui percer le cœur : il restait là, figé… Souvent, ces hommes réellement brutaux ne sont que des lâches, en face du danger.

— Je vais le tuer, cet homme ! fit Rocques. Je vais le tuer !

— Pour l’amour de Dieu, Rocques, m’écriai-je, contrôlez-vous ! Il est évident que vous ne savez plus ni ce que vous dites, ni ce que vous faites !

— Je vais le tuer… comme je tuerais un animal malfaisant ! répéta Rocques, qui était pâle comme un mort.

— Noirciriez vous votre âme d’un meurtre, mon jeune ami ? demanda tristement Mlle Brasier.

Nous parvînmes à l’entraîner assez loin d’Aurèle Martigny pour qu’il ne pût l’atteindre avec son couteau et tandis que Mlle Brasier était encore penchée sur Béatrix, qui tardait beaucoup à reprendre connaissance, je dis tout bas au jeune homme ;

— Si vous aimez véritablement Béatrix, Rocques ; si vous avez un peu de considération et d’amitié pour moi, partez immédiatement, immédiatement !

— Comment ! Vous laisser seules ici, avec cet homme ! Jamais !

— Il le faut ! Il ne nous fera aucun mal, croyez-le. C’est vous qui le mettez en colère ; à nous trois, Béatrix, Mlle Brasier et moi, nous en viendrons bien à bout… Partez ! Je vous en supplie, partez !

— Je ne le puis pas… Je serais trop inquiet à votre sujet.

— Oui, vous le pouvez… et vous le ferez, mon ami. Vous ne sauriez refuser ce que je vous demande, au nom de l’amitié. Partez… Allez faire une petite promenade, dehors ; vous vous sentirez mieux… moins… belliqueux, lorsque vous reviendrez, ajoutai-je en souriant un peu tristement…

— Mais ! C’est presqu’impossible ce que vous me demandez, Mme Duverney ! Vous laisser à la merci de cet individu lâche et brutal !

— Allons ! Allons, mon ami ! Essayez de raisonner un peu… Béatrix n’est-elle pas assez malheureuse ? Faut-il que vous la compromettiez à tout jamais, la pauvre enfant ?

Il partit, emportant avec lui sa petite valise, sa boîte de peinture… et son couteau… (mais ceci, nous ne le remarquâmes que plus tard). Il partit… Cependant, il ne quitta pas les environs de Bois Sinistre ; pas immédiatement, dans tous les cas, car je le vis, à plus d’une reprise, nous observer tous quatre, Béatrix, Mlle Brasier, Aurèle Martigny et moi, à travers le châssis, dont la store était relevée.

La scène qui se passa, après le départ de Rocques, fut si horrible, que je préfère n’y pas insister. Aurèle Martigny tempêta, ragea, se servant d’un langage seyant mal à d’honnêtes oreilles. Béatrix, impassible, (apparemment du moins) sous l’avalanche qui lui arrivait, déclara, à la fin, qu’elle y était résolue ; elle ne suivrait pas son mari ; elle ne quitterait pas Bois Sinistre avec lui et ne retournerait aux Pelouses-d’Émeraude que le lendemain, dans la matinée. C’était inutile d’insister, acheva-t-elle ; tous les discours du monde ; toutes les insultes que son mari pourraient inventer, ne changeraient pas sa décision.

— Écoute, Béatrix, tonna Aurèle Martigny, écumant de rage, j’ai laissé mon cheval et ma voiture dans l’Avenue des Cèdres et je m’en vais conduire le cheval ici immédiatement… immédiatement, entends-tu, et je vais te ramener ainsi chez ton père, tu ferais bien de te décider à m’obéir, car, aussi vrai que j’existe, je t’emporterai de force et je te ramènerai aux Pelouses-d’Émeraude, que tu aimes cela ou non. Nous verrons bien qui est le maître, ma chère !

Il sortit, fermant la porte avec grand fracas derrière lui.

Béatrix se mit à pleurer…

Mlle Brasier et moi, nous étions silencieuses… Que pouvions-nous dire ? Que pouvions-nous faire d’ailleurs ?

Soudain, il nous parvint un son étrange, venant du petit bois de sapins, sur lequel, on s’en souvient, ouvrait l’une des portes de la bibliothèque; c’était le bruit d’un piétinement, accompagné de celui d’une chute, suivis immédiatement d’une sorte de glissement… on eut dit que quelqu’un glissait… glissait… Puis il y eut un cri… un terrible cri… que j’entendrai jusqu’à mon dernier jour…

Bravo, dans la cuisine, se mit à hurler sinistrement…

Un autre cri nous parvint… un cri à faire dresser nos cheveux sur nos têtes… Puis, tout devint silencieux.