Aller au contenu

Bois-Sinistre/37

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (54p. 73-75).

XXXVII

SUR L’EXTRÊME BORD DU PROMONTOIRE


Nous nous regardâmes, Béatrix, Mlle Brasier et moi ; le fait est que nous étions à moitié mortes de peur, toutes trois.

— Rocques… murmura Béatrix.

Rocques… Oui, nous avions eu, toutes, la même pensée… Ne l’avais-je pas vu, plus d’une fois, nous regarder, à travers l’une des fenêtres de la bibliothèque ? N’avait-il pas menacé Aurèle Martigny ? N’avait-il pas dit au mari de Béatrix qu’il le tuerait ? N’avait-il pas essayé même de le darder au cœur, avec son couteau, tout à l’heure ? Et… Ah ! N’avait-il pas emporté son couteau avec lui, en quittant la bibliothèque ?

— Ce cri… balbutia Béatrix ; cet horrible cri ! C’était la voix de mon mari !

Cela aussi, nous en étions convaincues ; nous avions reconnu la voix… et nous en étions stupides de peur.

Cette pauvre Béatrix faisait pitié à voir ; elle ne serait pas plus pâle, plus changée, à l’heure de sa mort. Mlle Brasier tremblait tellement ; on eut dit qu’elle grelottait de froid. Quant à moi… eh ! bien, j’essayais de réagir contre la véritable terreur dont j’étais envahie ; mais au fond, j’étais aussi effrayée que mes compagnes.

— Il nous faut aller voir ce qu’il y a, parvins-je à dire. Venez, Mlle Brasier ! Venez, Béatrix !

— Vous voulez dire que ? demanda Béatrix.

— Je veux dire, ma chère enfant, que quelqu’un peut être blessé, et avoir besoin de notre aide, de nos soins… C’est notre devoir de nous assurer de ce qui vient de se passer dans le petit bois de sapins. Allons !

— Un… Un… meurtre vient d’être commis ! s’écria la jeune femme d’une voix tremblante.

— C’est probable… C’est même presque certain… Cependant, nous devons nous en assurer… Je le répète, notre devoir nous le commande, et aucune de nous ne doit hésiter, même un instant.

— Je ne pourrais pas mettre le pied dans le petit bois, ce soir ; non je ne le pourrais pas ! s’exclama Mlle Brasier.

Jamais je n’avais parlé à Mlle Brasier d’un ton froid, même d’un ton impatienté ; mais j’étais tentée de le faire, en ce moment. Ce n’était pas le temps, me semblait-il, de se considérer soi-même. Je ne dis rien cependant, et je suis contente aujourd’hui d’avoir pu surmonter ce mouvement de mauvaise humeur.

— Eh ! bien, m’écriai-je, puisque, ni l’une ni l’autre, vous ne voulez m’accompagner dehors, j’irai seule ! Mais, on le pense bien, mon cœur tremblait de peur.

— Non ! Non ! fit Béatrix. Je vais vous accompagner, moi, Mme Duverney !

— Et moi aussi ! ajouta Mlle Brasier. Je préfère me trouver en face des choses les plus horribles, plutôt que de rester seule ici, ce soir, même pour un instant, acheva-t-elle, en frissonnant.

Nous nous rendîmes à la cuisine, où Bravo faisait un grand vacarme, car il voulait absolument s’élancer dehors. Chacune de nous mit une paire de chaussures, arrangées expressément pour pouvoir marcher, sans danger, sur le terrain glissant du petit bois. Dans les talons de ces chaussures des petites chevilles de fer avaient été plantées ; ces chevilles s’enfonçaient dans le sol et empêchaient de glisser sur les aiguilles si traîtres des sapins ; de cette manière, nul accident n’était à craindre.

J’allumai trois fanaux ; j’en remis un à Mlle Brasier, l’autre à Béatrix, gardant le troisième pour moi-même, puis ayant enroulé un câble assez mince mais fort résistable, autour de ma taille, nous nous acheminâmes vers le petit bois. Bravo nous accompagnait.

Debout sur le seuil de la porte de la cuisine, nous observions le chien, qui paraissait hésiter, sur le bord du bocage. Bravo semblait se demander quelle direction il allait prendre : par le petit bois, ou par l’Avenue des Cèdres ?… Il grondait tout bas ; on eut dit qu’il s’adressait des observations.

Soudain, il s’élança vers le petit bois, et bientôt, nous l’entendîmes gronder et aboyer.

Nous guidant sur les aboiements de Bravo, nous pénétrâmes, à notre tour, sous les sapins. Nos lanternes éclairaient bien, car elles étaient toujours soigneusement entretenues par Zeus.

Inutile de dire si nos cœurs battaient fort en entrant dans le petit bois. Les sapins, tels d’immobiles sentinelles, semblaient nous guetter ; les oiseaux nocturnes passaient tout près de nous, nous frôlant presque de leurs grandes ailes. Au loin, dans la direction du lac, un hibou faisait entendre son lugubre « hou hou ».

Nous marchâmes une certaine distance puis nous nous arrêtâmes soudain ; c’est que, à nos pieds, nous venions d’apercevoir des traces… des traces… suggestives… Oui, à cet endroit, il y avait eu une bataille… Deux hommes avaient dû se battre ici… Deux hommes… mais qui ? J’entendais encore, comme dans un rêve, les divers bruits qui nous avaient tant effrayées, dans la bibliothèque, tout à l’heure…

— Ô mon Dieu ! cria alors Mlle Brasier.

— Qu’y a-t-il ? criai-je, à mon tour.

— Là ! Là ! Voyez !

Une trace longue et presque droite, ressemblant à un véritable serpent… une trace, conduisant, incontestablement, jusqu’à l’extrême bord du promontoire, du précipice ; là où les rochers tombaient à pic dans le lac… à trente pieds plus bas… Une tragédie s’était jouée là ; à cela il ne pouvait y avoir aucun doute…

Marchant lentement… et péniblement, car nous avions vraiment peine à nous tenir sur nos jambes, tant nous étions effrayées, nous tenions nos lanternes tout près du sol, examinant, et inconsciemment presque, suivant la longue trace droite conduisant… nous ne savions que trop où…

Comme nous approchions de l’extrémité du promontoire, je vis Béatrix, qui nous précédait, se pencher et ramasser quelque chose. Une exclamation épouvantée de la jeune femme fit que nous nous nous hâtâmes, Mlle Brasier et moi, d’aller la rejoindre.

— Qu’est-ce donc, Béatrix ? demandai-je.

Elle ouvrit sa main gauche et nous vîmes qu’elle contenait un objet qui brillait, à la clarté de nos lanternes :

— Voyez ! Voyez ! s’écria Béatrix, en désignant l’objet brillant… Aurèle, mon mari… ceci lui appartient.

— Un bouton de manchette, dis-je.

— Oui, un bouton de manchette… J’étais avec lui, chez le joaillier, lorsqu’il a choisi ces boutons ; il avait même insisté pour que je lui dise mon goût… C’était, il y a à peine quinze jours…

— Êtes-vous certaine que ce bouton appartenait à M. Martigny, chère enfant ? demandai-je. Vous pourriez vous tromper et…

— Ses initiales, à mon mari, doivent y être gravées… murmura-t-elle. Ah ! tenez ; les voilà ! fit-elle ensuite.

Sur le bouton de manchette, je distinguai clairement, à la lueur de mon fanal, ces deux initiales : « A. M. »

« A. M. »… Aurèle Martigny… il n’y avait plus de doute possible…

On s’était battu… Aurèle Martigny avait été attaqué… puis il avait été poussé… poussé… jusqu’au bord du précipice… Lancé, sans pouvoir s’arrêter, sur les traîtres aiguilles de sapins, il avait glissé… glissé… jusque dans le lac… C’était la troisième tragédie, du même genre, à Bois Sinistre ! excepté que, les deux autres avaient été des accidents, tandis que celle-ci, c’était un meurtre !

— Ce n’est pas bien nécessaire d’aller plus loin, dit, d’une voix méconnaissable, cette pauvre Mlle Brasier. Nous savons à quoi nous en tenir et…

— Quelques pas de plus, s’il vous plaît, Mlle Brasier ! implorai-je. Accomplissons notre devoir jusqu’au bout…

— Oh ! pour l’amour du ciel, rentrons à la maison ! s’écria la vieille demoiselle, et je compris bien qu’elle était affolée de peur.

— Rendons-nous jusqu’à l’extrémité du promontoire, suggérai-je. Voyons ce qui se passe, au pied des rochers… Qui sait ? M. Martigny… Peut-être essaie-t-il de nager, de se maintenir sur l’eau ; nous devons lui sauver la vie, si nous le pouvons.

Béatrix avait, encore cette fois, pris de l’avance sur nous ; elle nous précédait sur ce sentier, au bout duquel nous trouverions… quoi ?

Tout à coup, elle s’arrêta, tout près du bord du précipice, puis elle se mit à crier ; ses cris s’élevant, clairs et horrifiés, dans l’air du soir.

Mlle Brasier et moi, nous la rejoignîmes, à la course… et ce que nous vîmes nous arracha des cris, à nous aussi : étendu sur l’extrême bord du promontoire, de telle manière qu’il était impossible de comprendre comment il n’avait pas été précipité dans le lac, était le cadavre d’Aurèle Martigny… Le devant de sa chemise était couvert de sang ; il avait été dardé en plein cœur !

Et sur le roc, tout à côté du cadavre, était un couteau, que nous reconnûmes immédiatement, Mlle Brasier et moi, car, sur le manche étaient gravées les initiales de Rocques Valgai…

Et ce couteau aussi était rouge de sang !  !