Boissons (Gilkin)

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La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 183-184).



BOISSONS


À Gustave Stevens.


 
Sous la lampe, onduleux, parfumés, les flocons
Des havanes divins, fluides mousselines,
Flottent sur les flancs clairs des cruches cristallines,
Des carafes de grès et des sveltes flacons.

Sur sa tige fleurit maint verre de Venise,
Lys d’opale, cactus écarlate, iris bleu ;
Maint alcool balsamique, où rit l’âme du feu,
Y mêle l’odeur fine à la saveur exquise.

C’est la fièvre et la mort que je bois, je le sais,
Pour mieux brûler mes nerfs d’une douleur nouvelle,
Pour extraire plus chaud le suc de ma cervelle,
Afin d’en faire un vin tel qu’on n’en but jamais,

Pour m’arracher du cœur quelques sanglots suprêmes
Et rythmer quelques vers dédiés au néant…
Qu’importe, puisqu’au fond du flacon souriant
L’Art, la Gloire et l’Amour chantent d’ardents poèmes ?

Jaillis donc de l’étroit goulot, faste puissant
Des châteaux pavoisés et des salles royales,
Des piliers incrustés de perles et d’opales
Qu’enlacent les rameaux du corail rougissant,

Des meubles fabuleux chargés d’orfèvreries,
Des métaux ciselés et des cristaux fleuris,
Des tapis d’Orient tendus sur les lambris
Où les chimères d’or crachent des pierreries,
 
Ô rêve merveilleux de magiques palais,
De divans parfumés, de femmes lumineuses,
D’adolescents heureux de leurs chairs vigoureuses
Et de beaux enfants nus aux grands yeux violets !

Là, sur leur siège d’or, les divines Idées,
Que nimbe la splendeur de leur sérénité,
Majestueusement trônent dans leur beauté,
Vierges fières, que nul jamais n’a possédées,

Mais qui bercent pourtant d’un geste harmonieux,
Endormeur des soucis, des douleurs et des fièvres,
Mon cœur sur les rosiers enflammés de leurs lèvres,
Mon âme dans le ciel infini de leurs yeux !