Bonheur et malheur du nom
BONHEUR ET MALHEUR DU NOM.
(DICHA Y DESDICHA DEL NOMBRE.)
Bonheur et malheur du nom appartient à ce genre de pièces que nous appelons comédies d’intrigue et que les Espagnols nomment, à cause du costume dans lequel on les représente, comédies de cape et d’épée.
Nous n’arrêterons pas le lecteur à une analyse détaillée de cette comédie ; ce serait lui enlever le plus vif plaisir que puissent procurer les pièces de ce genre, le plaisir de la surprise. Seulement nous croyons pouvoir annoncer sans péril une invention des plus ingénieuses, des situations charmantes, et dans les personnages accessoires de Tristan et de Flora beaucoup d’esprit, de grâce et de finesse.
BONHEUR ET MALHEUR DU NOM.
- don félix corona.
- don césar farnèse.
- tristan, valet de don Félix.
- fabio, valet de don César.
- le prince d’urbin.
- doña seraphina, dame.
- lidoro, son père.
- doña violante, dame.
- aurelio, son père.
- lisardo, cavalier.
- libio, valet.
- nice, suivante.
- flora, suivante.
- musiciens.
JOURNÉE PREMIÈRE.
Scène I.
Vous êtes tout joyeux.
Comment ne le serais-je pas, lorsque aujourd’hui j’atteins le comble de mes souhaits ?
Et comment ?
Prêtez-moi votre attention. — Vous savez déjà, — comme étant mon ami si véritable que nous avons deux âmes en chacun de nous, si toutefois nous n’avons pas à nous deux une seule âme, — vous savez combien de soucis, d’ennuis, de peines, de chagrins et de malheurs m’a causés l’invincible amour que je porte à doña Violante, depuis le jour où je prétendis, avec des larmes et des soupirs, — ces vaines munitions de guerre, — battre en brèche des murs de diamant, briser des rocs d’acier, pénétrer des mines de pierre et traverser des fossés de feu. Un de mes plus tristes souvenirs, vous ne l’ignorez pas, don Félix, c’est celui de la mort de son cousin Laurencio, avec qui j’eus une rencontre dans le champ, sous je ne sais plus quel prétexte, et que la jalousie me fit tuer parce qu’il traitait de son mariage avec elle : combat déplorable, mais dans lequel nous eûmes chacun une part égale de bonheur et de malheur ; car le destin voulut, dans son équité, que le favorisé mourût et que le dédaigné restât vivant… Après cette triste aventure, il vous en souvient, je quittai Parme, mais sans que l’absence pût changer en rien mes sentimens ; et cela vous montre, sans doute, combien ma chaîne est étroite et forte, puisque le temps qui détruit tout a été impuissant à la détruire. Après certains délais, le duc monseigneur, voyant que personne ne se portait partie dans sa cause, ce qui tient sans doute à ce que Lisardo, un frère de l’infortuné Laurencio, qui, depuis sa plus tendre jeunesse, est en Allemagne au service de l’empereur, n’a point voulu me poursuivre en justice, réservant, je crois, à son courage une plus noble vengeance ; enfin le duc a été libre de m’accorder mon pardon, et je suis rentré à Parme, en y ramenant avec moi mon amour et ma jalousie ; — car si l’amour, quand il est seul, peut oublier, l’amour jaloux n’oublie jamais ; — et là je trouvai Violante, s’il est possible, plus intraitable et plus cruelle, comme si ma conduite eût été pour elle un outrage et eût augmenté ses mépris. Mais enfin, — pour revenir à ce que je disais tout-à-l’heure, — comme il n’y a point de diamant, il n’y a point d’acier, il n’y a point de pierre, il n’y a point de feu qui ne finisse par se rendre, car l’on travaille le diamant, on polit l’acier, l’eau creuse la pierre, et le vent apaise le feu : de même Violante, par un de ces miracles que l’amour a faits tant de fois, si nous en croyons l’antiquité, s’est laissé gagner à la pitié, et elle vient de m’écrire que demain…
Seigneur ?
Que me veux-tu, imbécile ?
Le duc vous attend. Il m’a chargé de vous dire, aussitôt que je vous trouverais, que vous alliez lui parler sans retard.
Voyez quel est mon malheur ! si je veux raconter mes tourmens, mes angoisses, j’ai du temps de reste ; et lorsque je vais vous conter mes joies et mes bonnes fortunes le temps me manque… mais j’achèverai tout-à-l’heure ; veuillez m’attendre, je reviens.
Vous n’avez plus grand’chose à me dire ; j’entrevois assez clairement que Violante veut enfin correspondre à votre amour. La beauté la plus dédaigneuse en apparence est toujours au fond du cœur content d’être aimée.
Vous avez bien raison, monseigneur. — Moi, comme je courtisais, — si vous me permettez cette expression, — comme je courtisais une certaine donzelle, qui n’était qu’un amas d’os et de chair, et comme, par la grâce de Dieu, je suis aussi changeant que sensible, je me lassai ; mais à peine s’en fut-elle aperçue, qu’elle médit : « Polisson, misérable, infâme scélérat, puisque vous avez commencé à m’aimer, vous continuerez, s’il vous plaît, ou, vive le ciel ! vous mourrez sous le bâton ; car vous avez été bien hardi de m’aimer, mais vous le seriez plus encore de ne m’aimer pas. »
Toujours le même, Tristan !… À tout propos, tu as quelque méchant conte à placer.
Un pauvre hidalgo[1] étant un jour à raccommoder sa culotte, un de ses amis vint à entrer, qui lui dit : « Qu’y a-t-il de neuf ? » À quoi l’autre répondit : « Il n’y a que le fil[2]. » Et moi je vous dis de même ; car si je me mets à rafistoler un peu vos vieilleries d’amour, tout ce qu’il y aura de neuf ce sera le fil de mes contes.
Ah ! don Félix, est-il un homme plus malheureux que moi ? Comme mes plaisirs se changent vite en chagrins !… comme mon contentement fait bientôt place à la tristesse !… J’avais bien raison de craindre que le temps ne me manquât pour savourer a l’aise mon bonheur.
Eh bien ! qu’est-ce donc ? que s’est-il passé ?… Vous serait-il survenu quelque ennui ?
Oui, et un tel ennui, que le ciel ne pouvait pas m’en envoyer un plus grand ; car au moment où je commençais a vous dire que Violante cédait enfin à ma constance, et qu’elle m’avait écrit que son père allait demain à un village voisin où il a son bien, et qu’elle me donnerait la nuit suivante entrée dans son jardin, — au moment où j’étais si près de toucher au bonheur, je m’en vois rejeté si loin qu’il ne m’est plus possible d’y arriver, car un millier d’obstacles viennent de s’amonceler devant moi.
Quoi ! si tôt, don César ?
Oui, don Félix, vous dont j’envie le sort, puisque vous n’aimez ni ne servez aucune dame[3]. Et pour que vous connaissiez toute ma disgrâce…
Achevez, don César ; vous m’inquiétez.
Le duc a appris que le prince d’Urbin était arrivé en secret à Milan, où il vient, j’imagine, prendre le commandement des troupes de l’Empire contre les Suisses ; et comme il est fort de ses amis et son proche parent, il m’envoie avec cette lettre lui présenter son compliment de bienvenue, et m’a ordonné de partir à l’instant même. Vous concevez sans peine l’embarras où je me trouve : car si je ne pars point, je m’expose à perdre les bonnes grâces du duc, et si je pars, je perds l’occasion que j’ai le plus souhaitée en ma vie ; d’autant que Violante, ignorant le motif et la nécessité de cette absence, pourra croire que je veux par là me venger de ses anciens mépris, et reprendra contre moi une haine que l’orgueil blessé rendra cette fois inflexible.
Je n’ai qu’une chose à vous dire ; c’est que vous pouvez, sans qu’on le sache, rester ici jusqu’à demain, et que de bons chevaux de poste vous feront regagner le temps perdu.
Cela est impossible, car le duc m’a commandé de partir en poste sur-le-champ, et dans un voyage de six jours en perdre deux est beaucoup.
Eh bien ! vous pouvez avertir Violante en lui exprimant tous vos regrets.
Je puis, en effet, m’excuser auprès d’elle ; mais tout cela ne me rendra pas l’occasion que j’avais pour demain, grâce à l’absence de son père.
Mais que dit la lettre ?
Que voulez-vous qu’elle dise ?… ce sont les complimens ordinaires.
Y êtes-vous nommé ?
Oui suivant l’usage, sous cette formule : « César Farnèse, mon cousin, va en mon nom, etc., etc. » C’est le style usité, afin que la personne à qui l’on adresse la lettre sache les égards qu’elle doit a la personne qui la porte.
Il n’y a rien de plus ?
Mon Dieu, non.
Et le prince d’Urbin vous connaît-il ?
Ilne m’a jamais vu, et n’a sans doute auprès de lui personne qui me connaisse… il y a tant d’années qu’il est en Allemagne, au service de l’empereur !
Eh bien ! si le cœur vous en dit, comme je ne suis pas plus connu que vous à Milan, je m’offre à vous trouver un remplaçant ; de telle sorte que vous puissiez rester ici en secret et donner toute satisfaction à votre amour. Et il n’y a là rien qui puisse offenser ni le duc ni le prince d’Urbin : l’un aura envoyé son compliment, l’autre l’aura reçu. Il ne s’agit que de partir, de donner la lettre, et de revenir au plus tôt avec la réponse.
Quand bien même vous ne me feriez pas entrevoir autant de facilités, je suis dans une situation si critique, que je courrais volontiers de plus grands risques.
Je crois bien que j’indiquerais un meilleur moyen d’arranger le tout.
Tais-toi, imbécile.
Enfin, est-ce que vous consentiriez à me rendre ce service ?
Je ne suis point de ceux qui donnent un conseil et qui reculent à l’exécution. J’irai en votre lieu et place.
Je vous baise les pieds mille fois, et…
Assez ! de grâce, épargnez-moi. Entre amis tous ces remerciemens sont superflus.
Il n’y a plus maintenant qu’une difficulté.
Qu’est-ce donc ?
J’ai à toucher chez le seigneur Aurelio, père de Violante, une certaine somme que le duc m’a accordée pour m’aider dans mes dépenses, et ainsi on me croira plus aisément parti ; mais alors je crains que Violante ne m’attende plus demain.
Il n’y a qu’à lui écrire un mot.
C’est impossible. Je ne pourrais lui écrire que par une sienne suivante qui vient chez moi ; et avec la pensée où elle sera que je pars, elle ne viendra pas me voir de sitôt.
Eh bien ! vous avez votre ordonnance de payement ; et avec cela votre valet pourra se présenter chez elle sans péril.
Ne le croyez pas. Depuis la fin tragique de son neveu, le seigneur Aurelio, qui ne s’occupe plus de mon amour ni de ma jalousie, songe toujours à sa vengeance, et s’il voyait dans sa maison un de mes gens, je crains qu’avant de s’informer de l’objet de sa venue, il ne se portât contre lui à quelque extrémité.
Il me vient une idée. Nous n’avons qu’à envoyer Tristan, qui, avec sa prudence, son esprit et son adresse ordinaire, détournera aisément tous les soupçons.
Je ne pourrai jamais.
Que crains-tu donc ?
On doit toujours craindre les soupçons d’un homme d’honneur[4].
Puisque tu vas de ma part, le désagrément serait pour moi.
En voilà une bonne ! J’ai une histoire qui revient à ce propos. Un jour, un inspecteur de police assez mal parfumé se présenta devant son corrégidor, et lui dit en poussant des cris de fureur : « Une servante a exhibé avant l’heure voulue son vase de nuit, et tandis que je dressais le procès-verbal, une autre servante a vidé sur ma propre personne le vase en question. Comme en ce moment j’écrivais d’après vos ordres, ce n’est pas à moi que l’on a fait cela, c’est à vous. » Sur quoi le corrégidor lui répondit d’un ton sévère : « Eh bien ! maraud, qui vous permet de vous offenser des injures que l’on me fait ? » D’après cela, si l’on me donne du bâton la-bas, et que je revienne à demi mort, comme ce sera vous qui aurez reçu cette injure, vous pourrez me faire la même réponse.
Ne t’inquiète de rien ; tu vas porter la lettre, et au retour tu m’accompagneras à Milan.
Pour ceci, à la bonne heure ! Cela me va aussi bien que le reste me va peu.
Tu as donc du plaisir à faire ce voyage ?
Certainement. Comme nous sommes en carnaval, et qu’à Milan surtout c’est une époque de réjouissances, je compte m’amuser comme un bienheureux.
Partons donc ! (À don César.) Je vais faire préparer les chevaux pendant que vous écrivez et que Tristan porte la lettre.
Dépêchons, car voilà une excellente occasion.
Pourquoi donc ?
C’est que le seigneur Aurelio sort de sa maison, et en son absence il sera plus facile de remettre le billet.
Il est tout occupé à lire une lettre.
Tant mieux ! il ne nous verra pas. (À Tristan.) Viens, je te dirai par là à quelle servante tu dois remettre le billet.
Qu’attends-tu, imbécile ?
Laissez-moi.
Que fais-tu là ?
Je suis là à supputer la force du vieux, pour voir combien de coups de bâton il pourra me donner sans reprendre haleine.
« Mon oncle et seigneur, je suis arrivé à cette cour de Milan, en cachant mon nom et ma patrie. Bien que je désire vivement rentrer dans ma maison, je ne veux pas y reparaître que je n’aie vengé la mort de mon frère. Et puisque ce malheur nous touche tous, veuillez me faire savoir si don César Farnèse est à Parme… » (Il parle.) C’est une honorable résolution que celle de Lisardo ; mais je ne m’en étonne point, puisqu’il est de mon sang… Et moi, que dois-je faire ?… Rien que l’idée de celle vengeance sourit à mon cœur, qui conserve encore toute l’ardeur de la jeunesse : cependant la prudence m’en montre le péril, et je suis d’un âge où l’on doit écouter plutôt la prudence que le ressentiment. Si je n’excite pas mon neveu Lisardo à cette vengeance, je manque à ce que je me dois à moi-même, et si je l’y encourage, je manque à mes devoirs ; car il serait mal à moi, dans une aventure où j’ai déjà perdu l’un de mes neveux, de donner des conseils d’où puisse résulter la perte de l’autre… Je pensais marier ma fille à celui qui n’est plus ; Lisardo, devenu le chef de la maison, a succédé à son frère dans mon dessein ; et l’exposer à la colère du duc, de qui César est le domestique et l’ami[5], c’est aller contre mon projet, puisque c’est le mettre en péril d’être exilé à jamais… Que dois-je donc faire pour remplir avec honneur cette double obligation ?… Le ciel me soit en aide ! — Rentrons pour lui répondre ; je trouverai bien le moyen de le tenir en suspens jusqu’à ce que j’aie pris moi-même une résolution. À cet effet, il faut que je relise sa lettre. (Il reprend sa lecture.) « Veuillez me faire savoir si don César Farnése est à Parme, et ayez soin qu’on observe toutes ses démarches ; j’irai bientôt le rejoindre. Lorsque vous me répondrez, mettez pour suscription a votre lettre : « À don Celio, dans la maison du prince d’Urbin. »
Scène II.
Voilà que mon seigneur rentre à la maison en lisant je ne sais quels papiers.
Ô ma chère Nice ! l’audace est parfois bien craintive, et c’est lorsqu’elle s’aventure le plus, qu’elle a le moins de courage. Depuis que j’ai écrit à don César pour lui exprimer combien j’étais sensible à son amour aussi constant que soumis, j’ai peur même de mon ombre.
Eh quoi ! madame…
Il me semble que mon sein est transparent, et que mon père peut y voir tous les mouvemens de mon cœur. (À part.) Ciel ! le voici !
Violante ?
Qu’avez-vous, mon père ? vous revenez bien promptement et vous paraissez tout préoccupé.
Ce n’est rien. Au moment où je sortais, un exprès m’a remis une lettre, et comme il est urgent que j’y réponde… Mais qui donc a pénétré jusqu’ici ?
Puisque le vieux n’est pas dans la maison, il faut que j’aille jusqu’au fond de l’appartement pour chercher Nice, à qui je dois rendre le message.
Qui cherchez-vous ici, cavalier ?
Peste soit de la rencontre ! (Haut.) Vous, seigneur.
Moi ?
Vous-même.
Ne pouviez-vous pas frapper à la porte ?
C’est que, voyez-vous, j’ai craint de faire du bruit[6].
Enfin que me voulez-vous ?
Je désirais vous remettre ce papier.
De qui est-ce ?
C’est à vous, puisque c’est pour vous que je l’apporta.
Vous m’avez l’air bel-esprit ?
Je suis à demi bachelier[7].
Qui est votre maître ?
Le seigneur don Félix. Ne l’oubliez pas, je vous prie, car cela est de la plus haute importance ; et, s’il le faut, je vous le répéterai cent mille fois de suite.
Je n’aime pas les comptes.
Moi si, au contraire ; je suis un enragé conteur[8].
Lisons. (Il lit.) « Mon trésorier Aurelio, sur les sommes que vous avez entre les mains, veuillez donner à don César… » (À Tristan.) Comment donc, puisque l’ordonnance est au nom de don César, est-ce don Félix qui vous envoie ?
Parce que don Félix désire cet argent à cause que don César lui en doit une bonne partie.
« Cinq cents écus que je lui accorde pour les frais d’un voyage qu’il va entreprendre d’après mes ordres. »
As-tu entendu, Nice ? don César va partir !… Sans doute, — le ciel me soit en aide ! — il veut venger par ses mépris mon mépris d’autrefois.
Nice ! Nice !
Voilà ce valet qui me fait des signes avec un papier.
Qu’est-ce donc ?
Rien.
Qu’est-ce que ce papier ?
C’est encore un billet, mais celui-ci n’est pas pour vous[9].
Où va don César ?
Eu enfer probablement, mais je n’en sais rien.
Attendez-moi ici un moment ; je vais chercher ce qu’il lui faut. (À part.) Ô ciel ! le duc a peut-être appris que Lisardo était à Milan, et c’est pour cela qu’il le fait partir.
Je ne sais comment je n’étouffe pas de dépit… C’est ainsi que don César me délaisse ! Lui si constant et si fidèle lorsque je ne lui montrais que du dédain, c’est ainsi qu’il reconnaît ma bonté !
Maintenant que je puis parler, madame, écoutez-moi, et vous verrez que tout en venant ici pour faire un recouvrement, je viens ici pour vous payer ce qu’on vous doit. Don César m’envoie vers vous avec ce billet.
Prenez-le, et vite, car voici mon maître qui revient.
Je crains qu’il ne m’ait vue, et je tremble.
Prenez, et Dieu vous conduise[10] !
Qu’il vous conserve une éternité de siècles !… et remarquez, mon seigneur, que cette fois je ne compte pas[11]. (À part.) Je m’en vais mieux dépêché que je ne croyais ; car enfin j’ai remis le billet, et je sors avec de l’argent et point de coups de bâton.
Si mon père avait vu le billet !
C’est impossible ; il en aurait témoigné son mécontentement.
Ma fille, je vais demain, comme vous le savez, à ce village.
Que je suis heureuse ! il ne se doute de rien, puisqu’il pense à son voyage.
Il n’est rien tel que l’œil du maître… et c’est pourquoi vous allez me donner le billet que vous venez de cacher.
Moi, seigneur… un billet !
Cela va mal.
Oui, donnez-le-moi sur-le-champ. Si j’ai laissé sortir le valet, quoique je l’eusse vu vous le remettre, c’est que je n’ai point voulu faire tomber si bas ma vengeance, ni ébruiter au dehors les ennuis de mon intérieur. C’est pour cela que je n’ai rien dit. Mais à cette heure donnez-moi le billet.
Mais, seigneur, ne croyez pas…
Quel tourment ! (Il lui prend le billet des mains.) Entrez là à l’instant même, car la colère pourrait m’emporter, et je veux connaître au juste le mal avant d’appliquer le remède. Ôtez-vous de devant mes yeux.
Ô ciel ! protège-moi !
Partez, vous aussi.
Comme vous voudrez.
Non pas par là, par ici… mais dites-moi auparavant, pour me fixer dans ma conduite, le valet étant de don Félix, et l’ordonnance de payement étant au nom de don César, de qui est le billet ?
Si je dis qu’il est de don César, qui est déjà son ennemi, ce sera empirer les affaires.
Eh bien ! parlez donc. De qui est le billet ?
Je ne sais, mais il n’est pas de don César.
Elle m’en a dit assez. (Il ouvre la lettre.) Hélas ! peut-on trembler ainsi en ouvrant un billet ! (Il lit.) « Mon cher bien, il n’y a point d’obstacle qui puisse m’empêcher d’aller vous voir. » (Il parle.) Hélas ! il n’est que trop vrai, le papier ne se fabrique qu’avec la plus vile matière, et l’encre ne se fait qu’avec du poison[12] ! (Il lit.) « Ainsi, tenez-le pour entendu, demain, sitôt après le départ de votre père, je me rendrai, quoi qu’il arrive, dans le jardin que vous m’indiquez. Le ciel vous garde ! » (Il parle.) Que vois-je ! don Félix, sous un prétexte trompeur et secondé par son perfide ami, s’attaque audacieusement à mon honneur !… Que faire, grand Dieu ? Que résoudre dans un moment où je reçois une cruelle injure, et où je perds en même temps tout espoir de réaliser le projet que je formais pour ma fille ?… N’est-il pas singulier qu’au moment où je voulais empêcher mon neveu de se venger, il m’arrive à moi-même un accident qui m’oblige à la vengeance ?… Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, et qu’un juste ressentiment l’emporte sur la prudence, je me vengerai de ces deux traîtres ; j’écrirai à Lisardo de se charger de don César, et moi je tuerai en secret don Félix, puisque l’occasion se présente à moi si favorable. (Il ferme la porte par laquelle doña Violante est sortie.) Fermons cette porte avec soin, afin que l’ingrate ne puisse point l’avertir ; et demain, quand le misérabie qu’elle aime viendra au jardin… Mais taisons-nous ; la renommée dira bientôt ma vengeance, et la postérité l’apprendra en frémissant.
Scène III.
Rions, chantons et dansons ; le carnaval est un temps de folies.
Ferme cette fenêtre, Flora, et qu’aucune de vous ne se mette à la jalousie.
Pour Dieu, madame, permettez-moi seulement de regarder cette troupe de masques qui passe devant le palais en chantant.
Rions, chantons et dansons, etc., etc.
Ne m’ennuie pas, je te prie, puisque tu vois que cela me déplaît.
N’entendez-vous pas que les musiciens chantent…
Le carnaval est un temps de folies.
C’est pour cela justement que je veux, moi, être raisonnable.
Est-il possible que dans un jour de réjouissance générale, vous ne vouliez ni vous faire voir ni voir les autres !
S’il n’y avait à cela aucun inconvénient, je ne suis pas encore assez vieille que je ne pusse m’amuser de ces fêtes qui égaient Milan en ce jour ; et surtout à cette heure que les illuminations au milieu de la nuit ajoutent je ne sais quel charme aux danses et à la musique.
C’est que vous êtes d’humeur mélancolique, sans quoi vous n’y verriez pas d’inconvénient.
Tu sais bien le contraire ; mais tu fais semblant de ne pas le savoir. Je dois donc te le rappeler. Il y a dans ma rue, déguisé, un cavalier qui est arrivé ces jours-ci à Milan, à la suite du prince d’Urbin ; et comme il s’est déclaré avec moi, je ne veux pas qu’il s’imagine que c’est pour lui que je me mets à la fenêtre, car il m’ennuie avec ses prétentions.
C’est peut être un autre cavalier, également déguise, que vous aurez pris pour lui.
Cela n’est guère possible.
Un comte étranger rendait des soins à une dame du palais, et quand le soleil disparaissait de l’horizon, il allait se coucher, laissant sur la terrasse un sien esclave qui avait son manteau et ses plumes. Or, un jour qu’il pleuvait et neigeait, la dame, voulant lui accorder une faveur, souleva la jalousie, et lui dit d’une petite voix de fausset : « Allez vous-en, comte ! » À quoi le More répondit : « Ce n’être pas le comte, moi être Hamet[13]. » Et ainsi, madame, il peut bien se faire que l’individu masqué que vous avez vu, soit Hamet et non le comte.
Tu as toujours quelque histoire sous la main.
Celle-là est assez vieille.
Enfin ce cavalier est cause que je me prive pour lui de tous les plaisirs.
Rien ne le prouve mieux que vos rigueurs, qu’il est sans cesse à déplorer.
Fais attention à ne me parler jamais de son amour.
Eh bien ! pour parler d’autre chose, si vous ne voulez pas vous mettre à la fenêtre, je vous indiquerai le moyen de voir toute la fête sans que ni lui ni personne ne vous voie.
Et quel est-il ?
Le voici. Vous savez fort bien, madame, que dans le carnaval, les dames du plus haut rang se déguisent : eh bien ! il s’agirait de vous déguiser et de sortir par la porte du jardin. Vous y gagneriez en même temps de châtier l’obstiné personnage, qui passerait dans la rue le reste de la nuit. Voyez : un chapeau à larges bords, un manteau, un flambeau, un masque ; vous vous mêlez à la première troupe qui passe, et bien malin qui vous reconnaîtra.
Et si pendant ce temps-là mon père venait à rentrer ?
Cela n’est pas à craindre. Mon seigneur, en sa qualité d’intendant de la justice, parcourt aujourd’hui toute la ville ; et d’ailleurs il suffit que vous laissiez pour dit en sortant que vous êtes allée avec une de vos amies, pour que votre père soit sans inquiétude.
Ce projet me sourit ; mais je ne me sens pas le courage de l’exécuter.
Venez, madame ; ne serait-ce que pour vous moquer de ce sot, et pour faire enrager toutes les femmes qui verront votre taille si jolie, si élégante.
Non, Flora, ne m’attaque point par la vanité ; je n’ai pas moins envie que toi de sortir.
Alors dépêchons.
Si vous n’eussiez pas existé, vous autres demoiselles suivantes, je crois que plus d’une faute[14]…
Ce n’est pas le moment de moraliser. Voulez-vous ou non sortir ?
Eh bien ! oui ; car enfin il serait trop triste que l’entêtement de cet ennuyeux personnage pût me tenir enfermée tout le jour dans la maison. Tu vas venir m’habiller.
Oui, madame, et je veux que vous soyez la plus belle. (Doña Serafina sort.) Elle a mal parlé des suivantes ; je veux montrer à quoi elles servent. (Appelant par la fenêtre.) Tst ! tst ! seigneur Celio !
Qui m’appelle ?
Quelqu’un qui veut vous rendre service. Ma maîtresse va tout-à-l’heure sortir déguisée par la porte du jardin, et vous pourrez lui parler, en faisant comme si vous arriviez, et sans avoir l’air de la reconnaître… Silence ! adieu !
Scène IV.
Je te remercie de ta complaisance, Flora ; la nouvelle que tu viens de me donner comble tous mes souhaits.
Quoi ! vous ne souhaitez pas davantage ?
Non, je ne demandais que l’occasion de lui parler ; mon audace fera le reste.
Que prétendez-vous donc ?
Je veux de ce coup achever de me perdre. Tu sais, Libio, que je suis venu en Italie pour y tuer un homme que je ne connais encore que de nom, et que j’ai écrit à mon oncle pour qu’il m’avisât des moyens de rencontrer cet homme. En attendant ici sa réponse, je me suis épris d’amour pour une ingrate beauté dont le dédain me fait mourir. J’ai donc à obtenir une double satisfaction… Le même jour où je me serai vengé, je repars pour l’Allemagne ; mais puisque je dois m’exiler de ma patrie, peu m’importe tout le reste, et je risque tout pour mon amour. Ainsi donc, tandis que pour mettre l’occasion à profit, je vais du côté du jardin ; toi, si tu veux me rendre un grand service…
Dansons ici, mes amis, puisque c’est la maison de l’intendant de la justice.
Viens avec moi, et je vais le dire ce que tu as à faire. Je crains qu’elle ne sorte pendant ce temps-là.
Je voudrais, mon seigneur, vous soumettre quelques observations.
C’est inutile ; ma résolution est prise, et je ne saurais avoir une meilleure occasion. Le déguisement, la nuit, le bruit, tout me sert, tout me favorise, tout concourt à mon bonheur. Non, non, tu n’as rien à me dire, et je n’ai rien à entendre. Marchons.
Oui, mes amis, nous pouvons danser ici. Ce jour est consacré à la folie.
Rions, chantons et dansons ; le carnaval est un temps de folies.
Cela est de mauvais augure, Flora ; la première troupe que mous rencontrons est composée de fous.
Au contraire, madame ; il me semble que c’était la troupe qui nous convenait le mieux, et nous pouvons nous y mêler sans crainte de nous y faire remarquer.
Rions, chantons et dansons, etc., etc.
Allons d’un autre côté.
Quittons ce quadrille, Flora.
Un moment, masque, s’il vous plaît ; j’entends que vous dansiez avec moi.
Quelle fâcheuse rencontre !
C’est en vain que nous avons cherché à le fuir.
Crois-tu qu’il m’ait reconnue ?
Ne vous en inquiétez pas.
Quel est donc celui-ci ?
C’est sans doute Hamet qui est resté dans la rue.
Ne vous éloignez pas sans me répondre ; vous devez savoir à quoi le masque vous oblige.
Et vous, vous ne le savez pas. Il est vrai qu’un masque a le droit d’adresser la parole à un autre, mais il n’a pas le droit de le forcer à lui répondre.
C’est assez pour moi de savoir que je puis vous parler.
N’est-ce pas folie de vouloir parler à une personne qui ne veut pas entendre ?
Cette folie, je la partage avec beaucoup d’autres.
Eh bien ! la danse des fous est allée de ce côté ; suivez-la, si vous en êtes.
Je suis fou, il est vrai ; mais…
Vous n’avez pas besoin de l’avouer.
Mais ma folie consiste à suivre, poussé par mon étoile, une belle sirène.
Ainsi donc, en me comptant, cela fait deux. Parlez donc, beau masque ; allez avec Dieu, car il est par trop impertinent de me parler d’une autre femme.
Non pas ; je veux me venger sur vous de ses dédains.
À cette extravagance je pourrais répondre que quand on se trompe sur la cure c’est qu’on n’est pas bien sûr de sa douleur ; mais j’aime mieux finir là notre conversation ; adieu.
Je prétends vous suivre, car j’entrevois une lueur d’espoir.
Je ne sais que lui dire. (Haut.) De quel espoir parlez-vous ?
C’est que, madame…
C’est vous, vous, vous, madame, qui me vengerez de vous[15].
C’est vous seule, madame, qui pouvez alléger mon ennui ; et l’on dirait que ce quadrille est venu à mon intention, car lorsque je vous parle de mes sentimens, il vous dit en mon nom : « C’est vous, vous, vous, madame, qui me vengerez de vous. »
Songez-y, vouloir obstinément me suivre et me reconnaître, c’est m’enlever toutes les garanties du masque ; et ainsi ne me forcez pas, je vous prie, à demander aide et secours comme une personne offensée ; car tous ceux qui vont là déguisés s’empresseraient, dans un intérêt commun, de prendre ma défense.
Est-ce toi, Libio ?
C’est moi.
Je serais curieux de savoir, madame, comment vous feriez pour vous délivrer de moi ?
Le voici. — Holà ! masques, empêchez cet homme de me suivre.
Holà ! masques, emportez-moi d’ici cette femme.
Ah ! mon Dieu !… Au secours ! Trahison !
Ne criez pas.
Emportez-la où j’ai dit.
Est-ce qu’il n’y aura pas quelque désespéré qui m’enlèvera en même temps ?
Avant que vous puissiez m’emporter d’ici…
Venez avec moi.
Vous m’aurez déchirée en lambeaux.
Il faut que je sois bien peu appétissante, puisque personne ne veut de moi.
Ô ciel ! personne ne vient donc au secours d’une femme infortunée !
C’est une femme sans protection qui appelle du secours. Descends de cheval, Tristan.
Je ne demande pas mieux, si l’animal veut le permettre.
Qu’attends-tu, Libio ? Emporte-la à la maison de campagne.
Eh quoi ! personne ne vient défendre une femme infortunée ?
Si fait, madame ; votre seul titre de femme suffirait, et celui d’infortunée y ajoute une nouvelle force.
Cavalier, si vous ne voulez pas qu’on vous y invite d’une façon peu agréable, retournez-vous-en là d’où vous venez.
Alors même que je le voudrais, je ne le pourrais pas.
Eh bien ! un pas de plus, et cette arme que je tiens vous aura bientôt envoyé une balle dans le cœur.
Et pour comble de malheur, voilà nos chevaux qui partent en même temps !
Puisque j’ai tant fait que d’intervenir, je ne reculerai pas par la crainte ; tirez, et ne me manquez pas.
Et moi je vous prie, au contraire, de me manquer.
Votre arrogance aura le châtiment qu’elle mérite. (Il tire ; le pistolet fait long feu.) Le diable soit de cette arme !
Ce n’est pas merveille qu’elle ait raté ; mes chevaux sont bien partis[16] !
Maintenant vous allez voir comment je châtie un homme qui outrage des femmes.
D’où nous est donc venu ce don Quichotte de la Manche ?
De la Roche-Pauvre, où il reproduisait la pénitence du Beau Ténébreux ; et moi je suis son Sancho Pança[17].
Des flambeaux ! des flambeaux !… On se bat dans la rue.
Un moment !… arrêtez !… Qu’est-ce donc ?…
Quelle aventure, ô ciel !
Main-forte, au nom du roi !
Nous ne pouvons pas prêter main-forte, nous autres femmes[18] !
Mon père !… Il ne me manquait plus que cela dans mon malheur !
C’est l’Intendant de la justice.
Qu’attendez-vous donc ?… Fuyons, et l’on ne saura pas qui nous sommes.
Hélas ! maudites soient et l’occasion et l’espérance ainsi perdues !
Je vous arrête ainsi que ces dames, qui sont cause, si je ne me trompe, que vous avez traitreusement tiré l’épée contre un masque, lorsque tous, se fiant à une loyauté mutuelle, vont sans armes.
Si ce n’est qu’ils portent chacun deux ou trois pistolets.
De grâce, cavalier, moi qui vous dois déjà l’honneur, que je vous doive aussi la vie. Je cours le plus grand danger si l’on me reconnaît.
Vous excuserez mon ignorance, seigneur, en apprenant que j’arrive à l’instant même à Milan.
Si bien à l’instant, que nos chevaux ne font que de s’en aller sur parole.
Ces dames me sont complètement inconnues, et je n’ai mis l’épée à la main que pour les défendre contre une lâche violence.
Cela ne suffit pas pour que je vous rende la liberté à vous et à elles.
Pour moi, cela m’est à peu près indiffèrent ; mais pour ces dames, je ne souffrirai pas que vous les emmeniez.
Comment pourrez-vous l’empêcher ?
Vous allez voir. (À doña Serafina et à Flora.) Veuillez vous retirer, mesdames ; je reste ici pour protéger votre fuite.
Je puis à peine me soutenir.
Venez, madame, car pour fuir on a toujours assez de force.
Si vous rencontrez deux chevaux de poste, dites-leur de ne pas s’en aller.
Personne ne les suivra tant que je serai vivant.
Tuez-moi cet audacieux.
Tuons-le ! tuons-le !
Maintenant qu’elles ont gagné le large…
Comme nos chevaux…
Défendons-nous, Tristan, en nous adossant au mur de ce palais.
Abaissez ces flambeaux. — Que se passe-t-il donc ici ? Comment ose-t-on poursuivre un homme jusque dans ma maison, quel que soit son crime ?
On ne me reconnaîtra pas, maintenant que je n’ai plus mon déguisement, et ma présence fera tomber tous les soupçons.
Eh bien ?
Seigneur prince d’Urbin, personne n’a plus à cœur que moi de vous servir ; mais souvent les événemens sont plus forts que nous. Cet homme a commis un délit des plus graves en manquant aux égards que l’on doit aux masques ; et ce qui le rend plus coupable encore, c’est qu’il s’agissait d’une dame qu’il aura sans doute reconnue sous son déguisement. En le poursuivant jusque sur le seuil de votre palais, je n’ai pas songé aux immunités qui l’y protégeaient ; pardonnez-le-moi, et que votre palais soit désormais pour lui un asile sacré.
Un moment, monseigneur ; puisque mon bonheur m’a valu votre protection si précieuse, je tiens à ne point paraître coupable à vos yeux, et à vous convaincre de mon innocence. Je ne connais point cette dame, et j’ignore quels rapports l’unissent à un homme qui, à la faveur de son déguisement, voulait l’enlever par force ; et si je suis intervenu, c’est que j’ai entendu ses plaintes, et qu’elle m’a dit ensuite, avec une vive douleur, qu’elle était perdue si on la reconnaissait. Vous me croirez sans peine lorsque je vous aurai dit que je suis étranger, et lorsque vous aurez lu cette lettre que je dois donner à votre altesse.
Et si cette lettre ne suffit pas, vous n’avez qu’à le demander à nos deux chevaux de poste, qui viennent de décamper comme deux masques.
De qui est cette lettre ?
Du duc de Parme.
Je ne pouvais pas la recevoir dans un meilleur moment, et je tiens à la lire en public, afin que la vérité en ressorte plus nette et plus vive pour tout le monde. (Aux valets.) Approchez les flambeaux. (Il lit.) « Mon cousin et seigneur, comme en apprenant votre heureuse arrivée en Italie je ne me trouve pas dans un bon état de santé, je ne puis aller en personne vous présenter mon compliment de bienvenue et mes félicitations sur vos succès ; c’est pourquoi don César Farnèse… »
Qu’ai-je entendu !
Quel bonheur !
« Mon parent et mon secrétaire… »
L’agréable nouvelle !
Quel ennui !
« Va en mon nom vous rendre visite… »
Quelle rage est la mienne !
« Et il me rapportera les nouvelles que je désire avoir de vous et de votre maison. »
Ce don César est le meurtrier de mon frère.
« Dieu vous garde. Votre cousin et ami, le duc de Parme. »
Que je suis aise de le voir !
Sa vue me bouleverse.
Je suis on ne peut plus reconnaissant envers le duc de son attention ; et j’en suis d’autant plus flatté, que c’est vous qui m’apportez sa lettre.
Je ne pouvais pas espérer une plus glorieuse faveur que de me mettre à vos pieds.
Vous devez être fatigué, et la querelle que vous avez eue en mettant pied à terre n’a pas dû vous refaire.
Ni moi non plus.
Allez vous reposer. (À Lisardo.) Veillez, Celio, à ce que don César soit logé près de moi.
Il ne me manquait plus que d’être obligé de le servir ! (À don César) Venez, je vous logerai dans ma maison.
Non pas ! don César n’ira pas avec vous.
Est-ce qu’il soupçonnerait quelque chose ? (Haut.) Pourquoi cela ?
Parce que, si je mérite ce bonheur, je serais flatté que don César acceptât ma maison. Je tâcherais de le dédommager de l’ennui que je lui ai causé, et il aurait en moi un homme tout dévoué à ses ordres. Son père et moi, nous avons été intimement liés ; dans une occasion, je lui ai dû la vie et l’honneur, et je voudrais, autant qu’il est en mon pouvoir, en témoigner ma reconnaissance à son fils.
Je suis flatté, seigneur Lidoro, qu’un homme à qui je porte tant d’amitié et d’estime ait le bonheur d’être votre hôte.
Je ne trouve point de paroles pour exprimer tous les sentimens que tant d’honneur m’inspire.
Adieu ; à demain !
Je prierai votre altesse de me dépêcher le plus tôt possible, car je crains de faire faute au service du duc.
Je ne veux pas vous laisser repartir si promptement. C’est une époque où le séjour de Milan est fort agréable aux étrangers ; et vous vous y amuserez, si toutefois le déplaisir que vous avez eu ne vous a point dégoûté de nos fêtes. (Aux valets.) Éclairez à don César et à Lidoro jusqu’à ce qu’ils soient rendus chez eux.
Veuillez me suivre, seigneur.
Quel malheur est le mien ! Celui qui a tué mon frère est le même qui entrave mes amours et qui va devenir l’hôte de celle que j’aime. Mais ne désespérons pas au moment où je tiens ma vengeance.
Tout en allant profiter de l’heureuse aventure, ne serait-il pas bien, seigneur, de nous occuper, pour ôter ce soin aux autres, de ce que sont devenus nos chevaux ?
Que veux-tu, imbécile, qu’ils soient devenus ? Le garçon d’écurie s’en sera chargé.
Pourvu qu’il ne se soit pas aussi chargé de nos valises ! c’est ce qui m’inquiète.
On les retrouvera demain. — Voici ma maison, — qui, à compter d’aujourd’hui, est la vôtre. (Appelant.) Flora ! de la lumière ! (Aux valets qui l’accompagnent.) Vous pouvez vous en retourner ; voici qu’on descend m’éclairer.
Soyez le bienvenu, seigneur… On m’avait dit qu’on s’était battu près d’ici, et sachant que vous étiez par là, j’ai eu peur. Mais je croyais que vous étiez seul, et…
Le cavalier que vous voyez, ma fille, est le seigneur don César Farnèse, qui veut bien nous faire l’honneur de devenir notre hôte, et à qui j’ai mille obligations dont je conserverai éternellement le souvenir. Mon bonheur a voulu que je l’aie rencontré dans la rixe qui vient d’avoir lieu. Il avait pris la défense d’une dame qui avait imploré sa protection afin sans doute de n’être pas reconnue par son mari ou son père.
Il y a des femmes qui sont nées pour tout brouiller, et cette aventure pourrait avoir de fâcheux résultats. (À don Félix.) Soyez le bienvenu, seigneur cavalier, dans une maison où tout s’empressera à votre service. Je réclamerai seulement votre indulgence.
On dirait plutôt la fin d’une loa[19] que la fin d’une journée.
Mon malheur s’est changé en bonheur, et j’étais aussi loin de m’y attendre que de le mériter.
Que te semble, Flora, que mon défenseur soit devenu mon hôte ?
Je pourrais à ce propos vous raconter une histoire curieuse ; mais ce serait trop long.
As-tu jamais vu, Tristan, une beauté plus rare et plus accomplie ?
Très-souvent, mon seigneur, et je vous le prouverais par un conte, si c’était le moment.
Donne-moi la clef de cet appartement-ci, Flora. (À don Félix.) Venez le reconnaître. Vous le trouverez bien étroit et bien modeste ; mais dans ma volonté il est spacieux et magnifique… Oh ! comme nous allons causer ensemble de votre père, que Dieu ait !
Eh bien ! qu’attendez-vous ?
Je suis comme enchaîné ici par une force supérieure.
Viens, Flora.
Qu’avez-vous ?
Je ne suis pas encore bien remise de mon trouble.
Jésus ! comme ils ont peine à s’éloigner !
Si nos chevaux eussent fait de même, on les aurait aisément rattrapés.
Pourquoi donc, seigneur cavalier, ne suivez-vous pas mon père ?
J’attends que vous vous en alliez la première, ne voulant pas vous tourner le dos.
Je sais que vous aimez mieux protéger la fuite des autres.
Ainsi l’a voulu le bonheur de mon malheur.
Eh bien ! croyez… mais non, je me tais. Allez avec Dieu.
Le ciel vous garde !
La fortunée disgrâce !
JOURNÉE DEUXIÈME.
Scène I.
Oui, mon seigneur, je soutiens qu’il n’est rien tel pour un homme que de n’être pas lui-même et d’être un autre.
Pourquoi cela ?
Parce que toujours le bonheur d’autrui est ou nous paraît plus ou moins grand que le nôtre. Vous-même en êtes la preuve : malgré votre nom, qui est de si bon augure[20], la seule fois que vous êtes heureux, c’est un jour que vous êtes don César !… Le bel appartement ! les belles galeries ! les belles tentures ! les belles glaces ! les beaux secrétaires ! les beaux buffets ! les belles armoires ! le beau lit ! le beau linge ! les beaux dressoirs ! les belles livrées ! la bonne table ! les bons soupers ! les bons ragoûts ! et par-dessus tout, le bon vin !
Ah ! Tristan, dans cette hospitalité si charmante, tout ce que j’ai vu c’est une beauté farouche dont la présence et l’absence me font également mourir !
Cette beauté, pour moi, mon seigneur, c’est mon cheval, qui me faisait mourir quand je le voyais de trop près, et qui me fait mourir aussi maintenant que je ne le vois plus.
Faut-il qu’on ne puisse jamais causer avec toi sérieusement !
Une duègne s’était mis en tête d’élever une petite naine ; et un jour…
Tais-toi, de grâce, et ne t’avise plus de me conter tes histoires… sans quoi, vive Dieu ! je te casse la tête !
Quoi ! vous ne voulez plus de contes !
Non.
Eh bien ! donnez-moi le mien[21].
Tu es fou. (On entend frapper.) Mais écoute, on frappe.
Oui, l’on frappe à cette porte qui conduit de ce côté de la maison dans la rue.
Qui viendrait par là me demander
Il est possible que ce ne soit pas pour vous.
En ce cas, réponds que l’on vienne de l’autre côté.
Ne vaut-il pas mieux que j’ouvre et que je sache qui c’est ?
Pourras-tu ouvrir ?
Cela n’est pas difficile quand la clef est à la serrure.
Ouvre donc, et vois qui c’est. (Tristan sort.) Malheureux ! je ne voulais pas croire jusqu’à présent à l’irrésistible puissance de l’amour. — Je n’en doute plus désormais… On a bien raison de dire que l’amour se servait de l’arc et des flèches avant l’invention des armes à feu, mais que depuis…
Bonne nouvelle, mon seigneur !
Quelle est-elle ?
Vous voilà devenu un héros de roman, un chevalier errant… Une femme masquée, voilée, déguisée, qui a dû planter là la fête pour venir, et qui porte je ne sais quoi dans un panier, demande après vous.
Moi, dis-tu ? El qui donc à Milan peut savoir mon nom ?
Elle n’a pas dit don Félix, mais don César.
Cela ne m’étonne pas moins ; mais enfin, qui que ce soit, fais entrer.
La dame s’en est donné toute seule la permission.
Plaise à Dieu que ce stratagème de ma maîtresse ne tourne pas contre nous, et que tout cela ne finisse pas mal !
Qui cherchez-vous, madame ? (Flora lui fait signe que c’est lui.) Est-ce moi ?… (Elle lui fait signe que oui.) Vous ne savez donc pas parler ?
Elle dit que non, mon seigneur… Cela n’est pas commun chez les masques.
Vous voulez que je prenne cette lettre ?… et que je la lise ?… et que je garde le silence ?… Écoutez… Attendez. Ne devez-vous pas reporter la réponse ?… non. Eh bien ! quoique tout cela puisse n’être qu’une mauvaise plaisanterie permise par l’usage en ce pays, à l’époque du carnaval, je veux vous récompenser de votre peine. Tenez, prenez.
Quelle est donc, grand Dieu ! cette femme qui se tait, donne et refuse de prendre ? (Haut.) Seigneur, voici le seigneur Lidoro qui entre.
Pour qu’il ne vous trouve pas ici, je vous laisse aller.
Pardieu ! il faut que je la suive, car ce serait affreux de perdre sitôt une femme aussi rare ! Vous ne voulez pas que je vous suive… vous dites qu’il y a en bas quelqu’un qui me maltraiterait ? et vous me présentez, à moi aussi, un papier en me recommandant de lire et de me taire ?… (Il prend une lettre que Flora lui présente.) Allons ! je ne savais pas que dans ce pays on pût faire pour moi tant de mystère ! (Flora sort.) Eh bien ! ne voilà-t-il pas qu’elle a décampé !
Tais-toi, Tristan ; nous découvrirons plus tard ce que signifie cette plaisanterie.
Comment avez-vous passé la nuit, don César ?
Ne devais-je pas, seigneur, la passer on ne peut mieux, étant dans votre maison ?
Vous me flattez, don César ; et à vous voir habillé si matin, je crains que vous n’ayez pas été satisfait de l’hospitalité.
Au contraire, seigneur, cela prouve que cette hospitalité m’est si agréable que je ne veux rien en perdre. C’est insulter au bonheur que de dormir long-temps quand on est heureux.
Vous êtes bien courtois ; mais cela ne m’étonne pas, étant le fils d’un homme qui était la courtoisie même. Oh ! comme il serait content de vous voir galant comme vous l’êtes !… Dieu le tienne en sa gloire ! j’ai perdu là un bon ami.
De l’héritage de mon père, ce titre est ce que j’estime le plus.
Je n’oublierai jamais notre liaison dans les guerres de Bourgogne. Sans lui un jour, dans une affaire, je serais demeuré sur le carreau… C’est le plus doux souvenir de ma jeunesse… Et qu’est devenu votre oncle ?
C’est par ici qu’il va le prendre.
Que répondre ? que faire ?… J’ai beau être l’ami de don César, je ne sais rien de ces détails. (Haut.) Duquel parlez-vous ?
De don Alexandre Farnèse.
Attention !
Il est mort…
Bon ! voilà le pauvre homme expédié.
À la guerre.
Je ne comprends pas qu’il y soit allé. Don Alexandre n’était pas militaire ; il était de mon temps lettré à Parme.
Il avait été envoyé en Piémont comme auditeur.
Bravo ! vous vous en êtes bien tiré !
Et comment va madame doña Laura, sa femme ?
Elle est abbesse.
De quel couvent ?
À Uclès[22].
Je vous demande pardon, mon seigneur ; ce drôle-là a toujours à la bouche quelque mauvaise plaisanterie. Ma tante doña Laura est à Parme, où elle jouit d’une bonne santé.
C’est qu’aussi je perds patience de voir que vous causiez de toutes ces bagatelles, lorsque vous devriez vous occuper de faire retrouver nos chevaux ; d’autant que vous êtes habillé pour aller chez le prince.
Je ferai faire les recherches nécessaires. Dites-moi auparavant…
Le gouverneur m’envoie vous dire que vous vous rendiez chez lui sur-le-champ. L’affaire est pressée ; il s’agit d’un délinquant qu’il faudrait arrêter aujourd’hui même.
Vous ne sauriez croire combien mes fonctions sont assujétissantes. — Pardonnez-moi si je ne vous laisse pas ma voiture ; et, comme il est de grand matin, ne sortez pas, je vous prie, avant mon retour.
Si c’est encore pour nous interroger, qu’il ne revienne jamais.
Le pis est que cet ennui peut se reproduire à chaque instant.
Et mille fois de suite. — Mais revenons à notre aventure. Que nous a donc laissé ce beau masque ?
Voyons d’abord ce que dit le billet. — Il ne contient que deux lignes. (Lisant.) « Vous trouverez ici de quoi vous aider dans vos dépenses, en attendant qu’on ait retrouvé vos chevaux. » (Parlant.) J’avais bien raison de dire que c’était une mystification. Regarde un peu ce qu’il y a dans le panier.
Des gants, des pastilles, des mouchoirs de poche et du linge.
Un moment ! voici encore une boîte… et dedans, un bijou entouré de diamants.
Des diamans !… ma foi, à présent que nos chevaux s’envolent s’ils veulent !… Eh bien ! qu’est-ce que je vous disais : qu’il n’est rien tel que d’être un autre ? Don César se mordra les doigts de n’être pas venu.
Don César n’a rien à regretter, il est heureux dans ses amours !… Mais qui peut nous envoyer cela ?
Qui voulez-vous que ce soit, mon seigneur, si ce n’est quelque ange qui, masqué et déguisé, veut aux approches du carême enseigner aux femmes les trois plus belles vertus : se taire, donner et ne pas prendre.
Sais-tu, Tristan ? ce sera sans doute cette femme à qui j’ai porté secours, et qui veut m’en témoigner sa reconnaissance.
Comment, dans le trouble où elle était, aurait-elle pu apprendre et votre nom et votre demeure ?
Que sais-je ?
Je ne le sais pas plus que vous, mais ne vous en inquiétez pas ; l’avenir nous dira ce qui en est.
Cache un peu ce panier, afin que personne de la maison ne le voie.
Auparavant, seigneur, je voudrais que vous eussiez la bonté de me dire ce qui me revient pour ma part.
À toi ?
Certainement. N’ai-je pas, moi aussi, perdu mon cheval ?… Ne suis-je pas, moi aussi, logé dans la maison ?
Que dit ton billet ?
Un instant, je vais le lire. (Lisant.) « Si vous n’entendez et ne voyez tout sans parler, la récompense que vous donnera votre maître sera cent coups de bâton. »
Voilà ta part bien indiquée !
Vive Dieu ! cette coquine, cette drôlesse, qui vient ici sous le masque, si elle s’avise encore…
Tais-toi ; j’entends de la musique.
En vérité, comme je le disais, nous sommes logés dans une forêt enchantée.
« Si par hasard ma folie arrive jusqu’à vous, ayez-en pitié comme d’un malheur, et ne la repoussez pas comme venant de moi. »
Ces paroles me plaisent.
Il n’y a pas de quoi.
Laisse ; on entre.
Je ne comprends pas qu’on dise de laisser à qui l’on n’a pas donné[23].
Comme mon maître est sorti, ma maîtresse m’a envoyée reconnaître le camp ennemi, et voir ce que l’on pense de ma visite. Faisons semblant de m’en aller.
Arrête-la, Tristan.
Pourquoi vous en retourner si tôt, madame ?
Je croyais que vous étiez sorti avec mon maître, et je venais faire l’appartement. Mais puisque vous voilà, je m’en retourne.
Vous êtes donc bien pressée ?
Si ma maîtresse savait que j’eusse causé une minute avec vous, elle serait furieuse et me tuerait.
Il parait qu’elle est bien sévère ?
Auprès d’elle, Anaxarque ne serait qu’une fillette de Loreto[24].
Puisque le hasard vous fournit une excuse, restez, et dites-moi un peu ce qu’elle fait en ce moment.
Cette musique doit vous le dire mieux que moi
Surtout grâce aux paroles[25].
Oh ! si de quelque endroit je pouvais la voir !
Cela n’est pas possible… Mais, ô ciel ! qu’est-ce que ce panier ? qu’est-ce que ces bijoux ?… Cela n’est pas de la maison. Il paraît que vous avez déjà quelqu’un qui vous fait des cadeaux ? Je le dirai à ma maîtresse, afin qu’elle se conduise en conséquence.
Ne lui parlez de rien ; car je serais moi-même embarrassé de vous dire comment cela m’est venu.
Ma maîtresse n’est point curieuse de le savoir.
Je le conçois.
C’est une rusée, une trompeuse, une coquine qui se tait, donne, et refuse de prendre ce qu’on lui offre.
Le nigaud !… Et par où est-elle entrée ?
Par cette rue-ci.
Et vous ne savez pas qui c’est ?
Mon Dieu ! non.
Et qui soupçonnez-vous ?
Que sais-je ?… Ce sera sans doute la dame qui m’a engagé dans sa défense.
Je m’en assurerai, si elle revient.
Pourquoi êtes-vous si mal pour elle ?
Parce qu’elle me fait ma part en coups de bâton.
Laissez-là ce sot, Flora ; et dites-moi, ne pourrais-je pas la voir ?
Mon Dieu ! je vous dirais bien de descendre comme par hasard au jardin, de vous approcher, en vous promenant, d’une fenêtre du rez-de-chaussée, dont les jalousies se trouvent cachées par un bouquet de jasmins, et de cette façon… Mais je n’ose vous donner un tel conseil.
Non ! non ! n’osez pas ; ce serait fort mal à vous.
Je vous remercie de l’avis. Et pour récompense, faute de mieux, prenez cette bague.
Une sur deux, ce n’est pas trop ; et ce n’est pas adroit que de manquer toujours la bague[26]. (Elle prend la bague.) Il n’y a pas de quoi, mon seigneur.
Non certes ; mais afin qu’il y ait de quoi…
Silence ! voilà qu’on recommence à chanter. Cela vous permettra d’approcher avec moins de risque.
Attends-moi là, Tristan. Ô amour ! ne me conduis pas en aveugle, dépouille-toi de ton bandeau !
Écoutez, ma reine.
Je n’y tiens pas beaucoup.
N’importe, écoutez ! — Un jour, un commissaire passait en revue des recrues…
À moi, un conte !… sur mon âme, il ne tardera pas à me le payer.
Et il dit à son commis de bien mettre l’œil[27] à ne pas emmener des estropiés ou des infirmes. Et comme un borgne passait, il dit : « Mettez bien l’œil à celui-ci. » Or un boiteux qui venait ensuite, l’ayant entendu, répliqua : « Puisque vous ordonnez qu’on mettre un œil au borgne, ordonnez qu’on me mette à moi une jambe. » Eh bien ! puisque vous aidez à voir à l’aveugle amour de mon maître, aidez au mien à marcher, puisque vous voyez de quel pied je boite.
Un Biscayen servait le curé d’un village où le boucher s’appelait David.
Elle me paye de la même monnaie.
Un jour, comme il allait prêcher, le curé l’envoya demander au boucher une fressure à crédit ; et au moment où le Biscayen revenait avec la réponse, il trouva le curé déjà en chaire, citant tous les prophètes, et s’écriant : « Que dit David ? » À quoi le Biscayen répondit de la porte : « Seigneur, il jure Dieu que si je ne lui porte pas d’argent, vous aurez beau dire et beau faire, vous n’aurez pas de fressure[28]. » Vous comprenez, n’est-il pas vrai ? Si celui qui ne paye pas ne mange pas, celui qui ne donne pas ne doit ni manger ni voir.
Un jour qu’on avait promené par les rues une sorcière coiffée de la coroza[29], avant de lui rendre la liberté on lui fit payer un compte où il y avait tant pour le papier de la coroza, tant pour la colle, tant pour la couleur, tant pour la façon. Ce que voyant, la vieille : « Au moins, dit-elle, donnez-moi-la ; car par le temps qui court, une pauvre veuve ne peut pas acheter une coroza neuve. » Vous comprenez, n’est-il pas vrai ? Si, par le temps qui court, une coroza doit servir pour deux têtes, une bague doit servir pour deux.
Un homme, un jour, avait cassé la tête à sa femme ; et celle-ci, voyant ce que coûtait la maladie, disait, joyeuse, entre ses dents : « Il ne me cassera plus la tête à l’avenir » Or le mari, la voyant en santé, régla son compte avec le barbier[30] et l’apothicaire, et en les soldant paya double. Sur quoi : « Eh ! mon ami, lui dit-elle, ne vois-tu pas que tu te trompes ? — Non, ma belle, fit-il ; la moitié de cet argent, c’est pour aujourd’hui, et l’autre moitié, c’est pour la prochaine fois. C’est par prévoyance que je paye double. »
Une duègne élevait une petite naine…
Flora ?
Ma maîtresse m’appelle. Attendez.
Où en restons-nous ?
Sur ceci, qu’une duègne élevait une petite naine.
Eh bien ! adieu, Flora, jusqu’à ce que la petite naine aît grandi.
Flora ?
Madame ?
Voyez un peu qui se tient derrière la jalousie.
Un homme qui ne niera point son crime, bien que cela lui fût facile : car il en est fier et glorieux, et rougirait de s’en justifier.
Dans les offenses de cette nature, l’aveu est plus coupable que le fait même.
Dans les offenses de cette nature, qui flattent la personne même qu’elles irritent, les nier après les avoir commises, ce n’est pas repentir, c’est lâcheté.
L’outrage, quelque gracieux qu’il soit, n’en est pas moins un outrage ; et quand on a outragé une personne, il ne convient pas de s’en vanter.
Je me déclare vaincu, madame ; non pas que je n’eusse de quoi répliquer, mais j’aime mieux vous laisser la victoire.
Vous voulez que je vous sache gré de cette façon de terminer la querelle, et vous faites par courtoisie ce que vous auriez fait par force.
Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, je suis descendu par hasard au jardin, le chant d’une sirène m’a attiré jusqu’ici ; et si cela ne me justifie pas auprès de vous, les paroles qu’elle chantait doivent être ma justification.
Pourquoi cela ?
Elle disait : « Si par hasard ma folie arrive jusqu’à vous, ayez en pitié comme d’un malheur, et ne la repoussez pas comme venant de moi. »
Et quand bien même ces paroles pourraient s’appliquer à la circonstance, comment justifieraient-elles votre audace ?
Voici comment. — Le hasard et mes peines m’ont conduit en un lieu où j’ai eu la folie de vous offenser en même temps que j’avais le bonheur de vous voir. Sans hésiter je suis venu jusqu’ici, en me disant que quand on veut obtenir l’amour d’une personne, il faut savoir s’exposer à sa colère ; que souvent on ne parvient au bien qu’en traversant le mal, et que, malgré votre insensibilité, je n’aurai rien à craindre tant que mes plaintes arriveront jusqu’à vous. Non, pour un échec, je ne veux pas me décourager ; car vos rigueurs même me plaisent et j’adore vos dédains ; et ainsi le mal qui me vient de vous est à mes yeux un bien. Si mon audace vous offense, prenez-vous-en à vous seule qui l’inspirez ; et considérant que c’est vous qui forcez mon hommage, ne le repoussez pas comme venant de moi.
Écoutez ! — Mais non, hélas ! qu’ai-je à lui dire ? Pourquoi lui adresserais-je hypocritement des reproches, alors qu’il ne me paraît pas coupable… Ne devrais-je pas plutôt rappeler en moi ma fierté ? Ne suis-je pas celle que je suis[31] ?… Quel ennui !… et que l’on se fâche mal alors qu’on ne veut pas se fâcher !
Pourquoi, madame, puisque vous êtes reconnaissante à don César de ce qu’il a fait pour vous, pourquoi vous montrez-vous si offensée de son amour ?
Parce que je dois, Flora, lui témoigner deux sentimens contraires et c’est pourquoi tu me verras jouer avec lui deux rôles différents. En sa présence, en lui parlant, je ne veux être que froideur et dédain ; mais hors de sa vue, me souvenant qu’il m’a secourue sans me connaître, je prétends lui rendre mille services sans qu’il sache de qui ils lui viennent.
Fort bien ; mais si vos rigueurs l’éloignent de vous, madame, ne serez-vous pas jalouse de celle à laquelle il s’attachera, la croyant une autre que vous ?
Non !… quand il me verra, je veux qu’il m’aime pour ma beauté ; hors de ma vue, je veux qu’il m’aime pour mon esprit, pour mes qualités morales, et dès lors je me dirai que c’est toujours moi qu’il aime.
Un jour, une guenon et ses amies…
Laisse là les contes, Flora… Et pour revenir à ce que je le disais tout à l’heure, ce soir, habillée à l’espagnole, je veux aller… Mais qui entre là ?
Madame, c’est le seigneur Celio.
Je ne sais quelle conduite tenir avec lui. Je suis toute bouleversée, et je sens cependant que j’aurais tort de me déclarer.
Dissimulez de votre mieux.
Je crains que mon visage ne trahisse mon trouble. (Haut.) Que cherchez-vous, cavalier ?
À sa vue, mon courage m’abandonne. Mais puisqu’elle fait semblant de ne pas me reconnaître, je dois avoir la même force. (Haut.) C’est votre hôte, madame, que je viens voir. Le prince mon seigneur m’envoie savoir de ses nouvelles.
Voilà son appartement.
Pardon, madame, je me suis trompé ; c’est une autre personne que je cherche, en la priant de ne pas redouter ma folie, dont elle n’a aujourd’hui rien à craindre.
Je sais bien que je n’ai rien à craindre, puisque je sais qui vous cherchez.
Je ne vous comprends pas.
Ni moi. — Mais si ma sécurité dépend de ce que vous cherchez une autre personne, elle est facile à obtenir.
Quelle rigueur !… mais elle ne me découragera pas.
Que voulez-vous dire ?
Je veux dire, madame…
Achevez !…
Que quelque jour vous-même vous me vengerez de vous.
Je ne vous comprends pas ; et rendez-en grâces au ciel, car si je vos comprenais… Mais quelle folie à moi de me fâcher ! — Allez avec Dieu, cavalier ; et puisque nous avons tous deux besoin de don César, allez le chercher, et ce sera lui qui me vengera de vous.
Quand donc, Flora, mon amour pourra-t-il triompher de tant de rigueurs ?
Vous ne rougissez pas, cavalier perfide, de m’adresser la parole ?
Eh quoi ! vous aussi, Flora, vous m’en voulez ?
Est ce que lorsque vous enleviez ma maîtresse, vous n’auriez pas dû m’enlever moi aussi, par politesse, quand bien même j’eusse été une négresse ?
« Nous avons tous deux besoin de don César ; allez le chercher, et ce sera lui qui me vengera de vous. » Par ces mots, doña Serafina s’est trahie, et elle a presque taxé de lâcheté ma conduite avec don César… N’est-ce pas affreux ? Lorsque j’ai pris un autre nom et me suis donné une autre patrie pour me venger plus sûrement, dois-je aller ainsi imprudemment me découvrir ? Ne dois-je pas au contraire dominer tous les mouvemens qui pourraient compromettre ma vengeance ?… Mais, vive Dieu ! avant de savoir qui je suis, on saura, lorsque nous nous battrons corps à corps dans le champ… Mais voici don César.
Qu’y a-t-il pour votre service, seigneur cavalier ?
Le prince mon seigneur m’envoie savoir comment vous avez passé le nuit.
Je baise les pieds à son altesse, et je vais aller la remercier de l’honneur qu’elle me fait.
Demeurez avec Dieu !
Qu’il vous garde !
Ma résolution est prise, et maintenant que je connais son appartement, ma vengeance est assurée.
Voilà une singulière visite !
Seigneur ? seigneur ?
D’où vient le trouble où je te vois ? Qu’est-ce donc ? Qu’est-il arrivé ?
Je vous apporte la plus bizarre nouvelle… Vous ne me croirez pas. Don César est à la porte, qui demande après vous.
Qui ? don César ?
Lui-même.
Don César est à Milan !… Dans quel but ?
Je ne sais. Allez le voir. Je n’ai pas voulu tarder à vous annoncer la chose.
Tu dis vrai ; c’est bien lui.
Nous voilà bien ! Il aura sans doute appris que vous vous amusiez sous son nom, et il vient s’amuser un peu aussi.
J’entends qu’il me demande, et on lui refuse ma porte. Va lui ouvrir.
Embrassez-moi, don Félix.
Comment vous vois-je ici, don César ? Est-ce que le duc aurait appris par hasard que vous n’étiez point parti, et vous aurait donné l’ordre de venir ?
Plût à Dieu que ce fût là le motif de ma venue !
Que s’est-il donc passé ?
Personne ne nous écoute ?
Personne. (À Tristan.) Mets-toi en sentinelle à la porte.
Puisque je suis dans le secret…
Tu sauras tout plus tard. (Tristan se retire.) Eh bien ! qu’y a-t-il ?
La plus incroyable, la plus cruelle et la plus horrible vengeance qu’ait jamais imaginée une femme. Doña Violante, que ni ma constance ni ma peine n’avaient touchée, me donna rendez-vous dans son jardin pour m’y faire périr, comme le serpent se cache sous les fleurs… Après votre départ, je laissais croire que c’était moi qui étais parti, et ainsi se passèrent et la nuit et le jour qui suivirent… Cependant le lendemain, au moyen d’un espion que j’avais dans sa rue, j’appris le départ de son père ; et sur cette assurance, aussitôt que la nuit arriva, — nuit funeste dont je préférais les ombres au plus brillant soleil ! — je me dirigeai vers son jardin, et la, après avoir fait le signal convenu, je vis s’ouvrir devant moi toute grande sa porte perfide. En même temps, par un de ces instincts qui sont inexplicables, j’éprouvai une sorte de crainte, que je combattis, mais qui eut pour effet de me faire tenir sur mes gardes. Aussi, ayant remarqué que la voix qui me disait d’entrer n’était point celle de la suivante qui, dans mon idée, devait venir à ma rencontre, me couvrant le visage d’une petite rondache que j’avais[32], je dis : « Qui va là ? » Aussitôt, sur le soupçon que je témoignais, on me répondit par un coup de pistolet. Mais Dieu me protégeait sans doute, car il est miraculeux que l’on m’ait manqué de si près ; la balle frappa sur la rondache et la traversa de biais. Au même instant, un certain nombre de misérables m’assaillirent, et je fus bientôt obligé de reculer jusqu’au tournant de la rue, tout en me défendant. Cependant, au bruit du pistolet et au tumulte qui avait suivi, tout le voisinage s’était ému ; et tandis qu’ils fuyaient pour n’être pas reconnus, je me retirai, afin de quitter Parme sur-le-champ. Vous me demanderez sans doute pourquoi ? Le voici… Ces misérables qui m’ont attaqué si lâchement savent bien qui je suis ; mais ils ne le diront pas, j’espère, afin de ne pas révéler une si basse vengeance. Pour moi, afin de détourner les soupçons du duc et du public, j’ai cru devoir sans plus de retard me rendre à Milan ; et c’est dans ce but que je suis venu, me flattant de vous rejoindre avant que vous vous fussiez présenté au prince. Mais, en arrivant, j’ai appris que vous aviez déjà rempli ma mission, et que vous étiez logé ici, et je venais pour vous rendre compte de tout. À vous de voir maintenant ce que nous devons faire, et s’il y a quelque moyen d’arranger tout cela.
Je vous ai écouté avec toute l’attention dont je suis capable, et je me suis ému en voyant chez une femme des sentimens aussi vindicatifs et une aussi noire trahison. Mais pour laisser ce sujet, je vous approuve fort d’être venu ; car votre absence doit détourner les soupçons. Le mal est que, par suite d’une aventure non moins étrange, mais moins tragique, j’ai, comme on vous l’a dit, remis au prince la lettre du duc ; et ainsi force nous sera, pendant ce carnaval, que nous passerons à Milan, d’être, vous don Félix, et moi don César. Puis nous repartirons ensemble, et une fois de retour à Parme, personne ne s’inquiétera si celui qui a remis les dépêches du duc était don César ou don Félix.
Fort bien ! je vais tâcher désormais de chasser le souvenir d’une ingrate qui m’occupe encore malgré sa perfidie. — Mais, dites-moi ; comme à mon compte vous devez être arrivé d’hier au soir, d’où vient donc que vous avez si tôt rendu visite au prince, et comment vous trouvez-vous logé chez l’Intendant de la justice ?
Il importe que vous soyez au fait de tout ; écoutez-moi donc, et vous verrez que mon aventure n’est pas moins extraordinaire que la vôtre. — Hier, en arrivant à Milan, et même avant d’avoir mis pied à terre…
Voici le seigneur Lidoro.
Je vous raconterai cela plus tard.
Tristan, vos effets sont à l’hôtellerie de l’Étoile ; vous n’avez qu’à les y aller demander, et aussitôt on vous les rendra.
Certes, oui, j’y vais tout de suite ; car j’ai là-bas toute ma fortune, et ici personne ne songe à moi.
Pardonnez, don César, si je me présente si tard chez vous. C’est le gouverneur qui m’a fait appeler pour une affaire importante, une affaire d’honneur, laquelle m’a empêché de venir plus tôt, et m’oblige à vous quitter à l’instant. Je suis chargé d’arrêter à Milan un homme sur lequel je voudrais mettre la main, dût-il m’en coûter tout ce que j’ai, et je ne sais de lui que son nom.
Nous pouvons sortir ensemble dès qu’il vous plaira ; car je suis moi-même obligé d’aller chez le prince.
Qui est ce cavalier ?
C’est un de mes amis, seigneur, qui est venu à Milan pour affaires, et qui, me sachant ici, m’a fait l’honneur de me venir voir. (À don César.) Approchez, don Félix.
Qu’ai-je entendu ? Il s’appelle don Félix ?
Oui, seigneur.
Excusez-moi de ne vous avoir pas baisé la main avant de vous être présenté par don César.
Je dois remplir mon devoir, (À don Félix.) Quel est le nom de famille de votre ami don Félix ?
Il se nomme don Félix Colona.
Don Félix Colona ?
Oui, seigneur ; d’où vient votre étonnement ?
Je suis fâché de l’avoir entendu nommer.
Quoi ! vous n’aimez pas que je porte ce nom ?
Il est vrai ; j’aurais donné beaucoup pour vous trouver ce matin ; je ne donnerais pas moins en ce moment pour ne vous avoir pas trouvé.
Que vous fait mon nom, seigneur ?
Je ne sais comment vous dire, don César, que mes devoirs, ma vie, mon honneur, veulent que j’arrête votre ami, et c’est pour cela que je suis peiné de le trouver chez moi avec vous.
Quoi ! vous voulez arrêter don Félix ?
Oui.
Moi ! et pourquoi ?
Ne faites point l’étonné ; car vous savez mieux que moi si vous avez ou non escaladé la maison d’un vieux gentilhomme et enlevé sa fille en tuant un écuyer à elle. Le duc de Parme vient d’en écrire au gouverneur, afin qu’on vous arrête, vous et la dame, qui se nomme doña Violante et qui est fille du seigneur Aurelio. (À don Félix.) Ainsi vous reconnaîtrez que je ne puis pas faire autrement que d’arrêter votre ami.
Quelle rencontre inconcevable ! C’est don Félix qu’il cherche, et non pas moi !
Est-ce que c’est moi par hasard qui aimais doña Violante ?
N’est-ce pas pour me perdre qu’elle dit faussement que j’ai voulu l’enlever ?
Et moi, comment puis-je avoir commis ce crime ?
Que dites-vous ?
Je dis, seigneur, que je n’ai enlevé aucune dame, et qu’on vous a trompé.
J’en serai charmé. Cependant rendez-vous à moi, et sans courir aucun risque vous serez ici mon prisonnier.
Songez, seigneur, que c’est par erreur et injustement que l’on accuse don Félix.
On se sera trompé de nom.
Êtes-vous don Félix Colona.
Oui.
Y a-t-il à Parme un autre cavalier qui se nomme comme vous ?
Non.
Eh bien ! c’est vous que l’on m’a désigné. Mais ne craignez rien ; il suffit que vous soyez avec don César, pour que j’aie pour vous tous les ménagemens compatibles avec mes devoirs. Nous arrangerons l’affaire à l’amiable. Pour être intendant de la justice, je n’en suis pas moins cavalier, et je sais que ce sont de nobles fautes que celles que l’amour fait commettre. Dites-moi donc, je vous prie, où est cette dame ; j’irai la chercher, je lui offrirai ma maison pour asile, et j’espère que mon entremise ne sera pas inutile à votre bonheur.
Il n’est personne, seigneur, en qui ma confiance fût mieux placée qu’en vous ; et si je savais où est la dame dont vous voulez parler, vive Dieu ! je vous le déclarerais sur-le-champ. Mais je vous le répète, vous êtes dans l’erreur, et don Félix n’a eu aucune aventure de ce genre.
S’il y a erreur, comme vous l’assurez, je vais m’efforcer de le découvrir. Cependant, si je ne dois pas vous arrêter, je ne puis pas non plus vous laisser libre. Attendez-moi là tous deux. (À don Félix.) Je vous confie votre ami, vous m’en rendrez compte. Je vais de ce pas mettre la police en campagne, et j’espère que bientôt elle m’aura trouvé cette dame.
Comprenez-vous rien, don Félix, à ce qui nous arrive ?
Je serais fier de ma sagacité si je pouvais y deviner quelque chose.
Que j’aie pénétré dans la maison et enlevé sa fille, passe encore ; mais que je sois don Félix et que j’aie enlevé doña Violante, voilà ce que je ne puis m’expliquer.
Et je ne m’explique pas davantage qu’on me traite aussi bien me prenant pour don César, et qu’on vous arrête comme don Félix.
Quoi ! c’est à ma considération qu’il vous traite aussi bien ?
Oui ; il a voulu absolument que je logeasse chez lui, parce qu’il m’a cru don César.
Et moi, il m’arrête parce qu’il me croit don Félix !
Entrons là, où nous pourrons causer plus à notre aise, et lâchons de pénétrer comment lorsque je suis si bien traité sous votre nom, vous, vous êtes arrêté sous le mien. — Il faut que cela tienne au bonheur et au malheur du nom !
Scène II.
Où est allé Fabio ?
Il sera allé, madame, je pense, dans toutes les hôtelleries et dans toutes les auberges s’informer de don César.
Ô mes peines, dont le nombre est si grand désormais que je ne puis plus vous compter, quand donc cesserez-vous de vous ajouter les unes aux autres ?… Qui m’eût dit que je quitterais un jour de la sorte la maison paternelle, après avoir perdu ma position, ma renommée, mon honneur, et abandonnée de tout le monde ?… Plût à Dieu, Nice, que mon cœur n’eût jamais passé de la haine à l’amour !… Plût à Dieu que je n’eusse jamais donné rendez-vous dans le jardin à don César, et que mon père l’eût ignoré, ou, qu’ayant tout appris, il m’eût donné la mort !… Malheureuse nuit, où, après son départ supposé, j’attendais don César ; où Fabio, plein de pitié, vint m’ouvrir la porte après un déplorable tumulte, et où je quittai la maison pour me soustraire à la colère de mon père et pour aller demander protection à don César ! — Je voudrais qu’on ne m’eût pas dit qu’il était venu à Milan, et je crains qu’à compter de ce jour l’hôtellerie de l’Étoile ne devienne une habitation funeste, puisque j’y suis venue demeurer.
À qui donc, madame, dites-vous vos ennuis ? Ne les connais-je pas ?
C’est à moi-même, Nice, que je les dis ; et n’en sois pas étonnée, car la douleur ne trouve qu’en elle-même sa consolation.
Grâces à Dieu, j’ai retrouvé ma valise ; et pour celle de mon maître, ce sera à lui d’en rendre grâces à Dieu… Voyons, arrangeons-nous le mieux possible pour emporter cela de mon mieux.
Eh ! madame, n’est-ce point la le valet de don Félix ?
Oui, c’est lui, et je commence à espérer. Il est heureux pour moi que don Félix soit venu à Milan, car il est l’ami intime de don César, et par lui je saurai de ses nouvelles… Appelle-le… Mais non, arrête.
Pourquoi hésiter ?
Que sais-je ? je crains de faire une démarche inutile… j’ai peur que don Félix ne s’inquiète pas de ma demande, ou que s’il vient me voir, il ne se défende de me servir ; car un homme est bien peu empressé pour une femme qui en aime un autre.
Cette scène ressemble à l’Intermède de la Ronde[33].
Il serait donc mieux qu’il n’apprit ma présence en cette ville qu’en me voyant.
Cela est facile ; je suivrai le valet, je reviendrai vous dire où il loge, et vous irez.
Fort bien, Nice ; mais comment pourras-tu le suivre sans lui inspirer des soupçons ?
Rien de plus simple que de se déguiser avec une mante ; et les Espagnoles qui sont dans l’hôtellerie ne refuseront pas de nous en prêter une.
Viens donc ! essayons de lutter contre ma destinée.
Il faut pourtant bien qu’elles aillent, ces valises, de manière ou d’autre, car, sans être Asturien ni Galicien[34], je sais mon métier… Comme la valise de mon maître est pesante ! non pas peut-être qu’elle contienne plus d’effets que la mienne, mais parce que le valet le plus honnête trouve toujours que ce qui est à son maître pèse plus que ce qui est à lui.
Je ne quitterai pas son ombre de toute la journée.
Il y a déjà quelques momens, ma reine, que je m’aperçois que je traîne derrière moi une troisième valise en sus des deux que je porte. Que désirez-vous ? en quoi pourrais-je vous être agréable ? Que pensez-vous que contiennent mes deux valises ?
Passez votre chemin.
J’aime beaucoup le son de votre voix.
Continuons à le suivre.
Écoutez, ma princesse. Si, parce que je suis étranger, vous vous figurez qu’il y a de l’argent dans mes valises, et qu’à cause de cela vous me suiviez à la piste, vive Dieu ! désabusez-vous. Il n’y a dans mes valises que des effets, du linge ; et tout ce que je pourrais faire pour vous, ce serait de vous donner une de mes chemises… pour la laver. Si vous désirez autre chose, vous n’avez qu’à m’écrire ; voilà ma maison.
Je me réjouis de la savoir. Au revoir, mon ami ! (À part.) Allons avertir ma maîtresse.
Elle ne me suivait que pour savoir ma maison, et peut-être s’amusait-elle de me voir porter une aussi lourde charge.
Scène III.
Pardieu ! vous m’avez conté là d’étranges choses.
Tout cela m’est arrivé depuis hier.
Mais jusqu’ici rien ne nous explique comment on a pu vous soupçonner de l’enlèvement de doña Violante.
Comment accorder cela avec son absence, après sa trahison ? — Tristan, d’où viens-tu donc ?
Je viens de me quereller, et voici ce que j’en rapporte ; cela en dit assez.
N’a-t-on pas frappé ? — Vois qui c’est.
Malheur à moi quand je l’ouvrirait
Et pourquoi ?
Parce que cette porte est pour moi maudite, et qu’en laissant passer pour vous une centaine de cadeaux, elle laissera entrer pour moi cent coups de bâton.
Allons, va voir ; pas de folies !
Madame la muette, attendez un peu.
Ce sont deux dames habillées à l’espagnole et voilées.
Ce sont probablement celles dont je vous ai parlé.
Je vais attendre d’un autre côté pour ne pas les gêner.
Je vais fermer la porte qui donne dans cet appartement, de peur que Flora, Libia ou quelque autre suivante ne vienne à savoir qu’il est entré ici des femmes voilées.
Bien que j’aie eu aujourd’hui de vos nouvelles, passant par hasard dans votre rue, j’ai désiré voir par moi-même comment vous alliez, et je suis montée.
Je vous remercie de cette double attention, avec la reconnaissance que je dois à une bienveillance aussi aimable.
Je vous dois plus que vous ne pensez, don César, et je ne m’acquitte pas envers vous.
Vous ne me devez rien, madame ; car un homme est obligé de risquer sa vie pour une dame, et ne doit en attendre aucune reconnaissance, car c’est pour lui-même qu’il travaille.
Je ne me rends pas à votre avis ; car en admettant que vous ayez travaillé pour vous, c’est moi qui en ai recueilli le bénéfice, et je ne dois pas considérer les motifs de votre conduite, mais l’avantage que j’en ai retiré.
Pourquoi vous voilez-vous ainsi le visage, madame ? est-ce que vous avez peur qu’on vous voie ?
On ne pouvait me demander plus galamment si je suis laide.
Si je l’eusse pensé, je me donnerais un démenti à moi-même.
Je ne suis pas si susceptible.
Permettez-moi, madame, de vous répéter en mon nom ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire en entrant. — Vous, non contente de savoir comment j’allais, vous avez voulu le voir ; et moi de même, après vous avoir entendue, je désire vous voir également. Ne vous éloignez pas ; découvrez-vous, que je sache à qui je dois une si haute faveur ; songez qu’il n’y a que la perfidie qui se cache le visage.
Je pense, au contraire, que rendre un service et le cacher c’est ajouter au bienfait ; car c’est ne pas demander en retour de la reconnaissance.
Je vous serai toujours reconnaissant, madame, bien que fâché en même temps.
En quoi donc puis-je vous avoir offensé ?
Vous savez bien, madame, qu’envoyer à un homme des joyaux et des bijoux de prix, c’est plutôt payement que faveur ; et ainsi permettez, je vous prie, que je rende à votre suivante…
Je me félicite d’autant plus de ne m’être pas découvert le visage…
Pourquoi donc ?
Parce que ainsi vous ne verrez pas la rougeur qui en vous entendant a soudain coloré mes joues.
Je n’y croirai point si je ne la vois pas.
Je ne puis vous le prouver ; car, bien que je ne sois pas laide à faire peur, j’ai plus d’un motif pour ne pas me laisser voir.
Comment ?
Vous devez avoir vu ici doña Serafina, qui passe dans le quartier pour une beauté accomplie, et après elle je ne vous paraîtrais pas bien.
Vous me mettez, madame, dans un grand embarras.
Moi ! et pourquoi ?
Parce que si je reconnais qu’elle est belle à ce point, cela ne sera pas très-galant pour vous, et si je ne le reconnais pas, ce ne sera pas fort gracieux pour elle.
Eh bien ! remettez à une autre occasion pour m’en dire votre avis.
Et vous, ma charmante, avez-vous enfin recouvré la parole ?
Un tout petit peu[35].
En ce cas, avec vous et une certaine Flora qui demeure dans cette maison, nous ferions quelque chose de bon.
Que voulez-vous dire ?
Comme elle parle beaucoup trop, et que vous vous ne parlez pas assez, en retranchant à l’une et en donnant à l’autre, on ferait deux femmes parfaites.
Seigneur Tristan, les femmes doivent prendre garde à leur langue, car il n’est pas de défaut plus vilain que le bavardage.
Vous prêchez, vous, ma belle ! vous qui êtes venue avec votre maîtresse nous voir ainsi déguisées !… Il me semble entendre un aveugle qui chante à tue-tête l’acte de contrition et les couplets de Calaynos[36].
Il est vrai que cela ressemble un peu à ce qu’une dame disait un jour à un cavalier : « Apportez-moi une bonne fourrure de martres pour doubler ce cilice[37]. »
Allons, je vois que vous et Flora vous êtes de la même pâte.
Et moi, je vois que vous et Tristan vous faites deux ânons.
Il paraît, madame, que les plus pressantes supplications ne servent de rien auprès de vous.
Il me semble à moi que vous n’avez pas à vous plaindre si je ne me découvre pas.
Comment cela ?
Vous avez protégé une femme voilée, vous voyez une femme voilée… vous devez être satisfait… Adieu, nous nous reverrons bientôt, et peut-être aujourd’hui.
Attendez… vous ne vous en irez pas ; j’ai à choisir de vous laisser aller comme un sot, ou de soulever votre voile comme un cavalier discourtois ; eh bien ! de deux maux je veux choisir le moindre, et…
Ouvrez.
Qui frappe là ?
C’est la voix de mon père.
Et comme…
Vois, Tristan, ce que c’est.
Attendez que je sois partie… Il doit y avoir ici une autre porte ?
Non, vous ne sortirez pas de ce côté, car ce serait un outrage pour doña Serafina, et je ne veux pas qu’on me reproche d’avoir abusé à ce point de l’hospitalité.
Cela va mal, vive le Christ ! Monseigneur, c’est le seigneur Lidoro qui frappe.
Je vous en conjure, laissez-moi sortir par ici.
Pour cela, non ; peu m’importe qu’on trouve ici une dame, tandis que…
Qui vous empêche, seigneur don Félix ?…
Je ne veux point, vous dis-je, manquer à ce que je dois à doña Serafina.
Elle vous saura gré elle-même que vous m’ayez laissé sortir, je vous en réponds.
Prouvez-le-moi.
Tenez, regardez. — Voulez-vous toujours qu’on me voie ?
Dieu ! qui l’eût imaginé !… Sortez, sortez, madame, et pendant ce temps-là je vais moi-même ouvrir à votre père, et je le retiendrai un moment pour qu’il n’aperçoive pas même votre ombre.
Viens, Flora.
Et vite ; il arrive.
Veuillez me dire, je vous prie, si c’est ici l’appartement de don Félix.
Je n’en sais rien.
Cette dame n’a pas l’air content.
Il y a ici d’autres personnes qui pourront nous le dire.
Eh quoi ! seigneur, c’est vous qui faites tout ce bruit-là chez vous ?
Eh ! sans doute ; car chez moi on me traite en étranger, et outre que l’on ne m’ouvre pas, j’ai à me plaindre de l’homme que j’ai le mieux traité.
En quoi vous ai-je désobligé, seigneur ?
En beaucoup de choses.
Hélas ! il sait tout… et le pis est que Serafina ou n’a pas eu la force de s’enfuir, ou n’a pas pu ouvrir la porte.
Quel est ce bruit, seigneur ?
Ah ! Nice, voilà don César !
Allez lui parler.
Je n’ose devant tous ces témoins. — Silence ; écoutons.
N’ai-je pas raison de me plaindre, lorsque tous deux vous vous conduisez à mon égard avec si peu de franchise ? Je vous priais de voir plutôt en moi un cavalier que l’Intendant de la justice, et de me dire où était cette dame, pour que j’arrangeasse votre affaire à l’amiable. Vous avez nié obstinément qu’elle fût ici, et vous avez mieux aimé qu’elle apprît en vous cherchant par la ville que don César était chez moi prisonnier !
Don César prisonnier !
Un de mes espions m’a dit qu’elle s’était informée de don Félix. Sur ce, j’ai fait garder les portes, et elle ne m’échappera pas… — Mais n’est-ce pas elle que je vois ?
Seigneur, cette dame n’est pas celle que vous pensez. Celle-ci est entrée par hasard dans cette maison.
Vous ne me ferez pas accroire que des dames courent après des hommes à peine arrivés dans cette ville, et surtout qu’elles les viennent chercher chez moi. Allons, madame, vous êtes reconnue, découvrez-vous.
Il s’imagine que c’est doña Violante.
Ah ! don César, je tremble !
Qu’ai-je entendu ?
N’êtes-vous point doña Violante, fille du seigneur Aurelio ?… N’êtes-vous pas venue chercher ici don Félix ?
Qu’est-ce que cela signifie, ô ciel ? Qui donc peut lui avoir appris qui je suis ? (Se découvrant.) Oui, seigneur, je suis doña Violante.
Dieu ! que vois-je ?
Oui ! elle !
Oui, seigneur, je venais chercher don Félix dans cette maison où je retrouve don César, et où j’espère une protection que je sollicite à vos pieds.
Qu’est ceci ?… Qui donc a opéré sitôt un si grand changement ?
Qu’est ceci ?… Comment doña Violante est-elle venue dans cette maison ?
Eh bien ! avouerez-vous à présent que vous m’aviez trompé ?
Je ne vous ai pas trompé puisque je m’étonne de la voir. (À doña Violante.) Ingrate ! perfide ! cruelle ennemie de mon repos, comment êtes-vous venue en ce lieu ?
Pourquoi me parler ainsi, don César, lorsque je me suis exposée pour vous a tant d’ennuis, de fatigues et de dangers ?
Vous voyez, c’est bien elle.
N’est-ce pas assez, beauté traîtresse, que vous m’ayez trompé là-bas, sans que vous essayiez encore de me tromper ici ?
Moi ! je vous ai trompé ?
Vous le savez bien.
C’est donc là ma récompense ?
Vous en dois-je une autre ?
Ce n’est pas le moment de vous expliquer. Suivez-moi, madame ; et bien que je ne le doive pas à don Félix ni à don César, je suis celui que je suis, et j’agirai pour le mieux de vos intérêts… (À don Félix.) Vous, attendez-moi.
Je vous suis, seigneur.
Aussitôt que j’aurai conduit cette dame dans l’appartement de doña Serafina, je mettrai don César dans un château-fort.
Doña Violante ici !
Doña Serafina chez moi !
Elle venait chercher don Félix !
Elle bravait pour moi tout danger !
Qu’est-ce que cela signifie, don Félix ?
Je n’y comprends rien.
Le temps nous dévoilera ce mystère.
Sans doute ; et combien je voudrais pouvoir abréger et presser le temps !
JOURNÉE TROISIÈME.
Scène I.
Vous êtes bien en colère.
N’ai-je point de motif pour cela ?
D’accord ; mais pourquoi prendre les choses aussi vivement ?
Comment, mon père, lorsque sans me consulter, sans me prévenir, vous amenez un hôte dans la maison, et que vous établissez dans mon appartement une femme qui court les aventures, vous ne voulez pas…
Attendez, ma fille ; je vais vous donner satisfaction sur ces deux points, afin que vous ne pensiez pas avoir le droit de vous plaindre de moi. — Ce cavalier, je vous l’ai déjà dit, est le fils de mon meilleur ami, à qui je ne dois rien moins que la vie. Je croyais qu’il n’était ici que pour un jour ; et si le prince a exigé qu’il restât à Milan pour y voir les fêtes qui ont lieu à cette époque, ce n’est pas ma faute. Quant à la dame, avant de lui offrir ma protection, j’ai considéré qu’elle est de noble naissance ; et quoique les accidens d’amour puissent ternir quelquefois le sang le plus pur, il serait mal à un gentilhomme de refuser son appui à celles qui l’implorent ; d’autant qu’en cette circonstance le cavalier qui vient avec cette dame est fort lié avec don César ; que j’étais chargé d’arrêter le couple fugitif, et qu’en le gardant chez moi, je m’acquitte tout à la fois de mes doubles obligations d’Intendant de la justice et d’ami… Enfin, s’il faut tout vous dire, j’ai d’autres motifs encore pour traiter de mon mieux don César ; il est de la meilleure naissance, il possède une fortune considérable, il est fort avant dans la faveur du duc de Parme, et comme j’étais déjà l’obligé de son père… Cela suffit, vous devez me comprendre… Bref, il pourrait bien se faire, ma fille, que l’hôte de cette maison en devînt le seigneur.
Qu’ai-je entendu, ô ciel ! Réjouis-toi, mon âme, car c’est la première fois peut-être que le mal se convertit en bien. Je craignais que mon père ne soupçonnât quelque chose, et c’est lui qui encourage mon amour ! (Appelant.) Flora !
Que voulez-vous, madame ?
J’appelais une de mes suivantes.
Eh bien ! ne suis-je pas là pour vous servir ?
Que le ciel vous garde, Violante ; mais je ne souffrirai pas que vous vous abaissiez jusque là. Vous êtes ici chez vous, et bien que je n’aie pas vu d’abord avec plaisir que mon père vous reçût dans la maison, je m’en réjouis maintenant ; et touchée de vos malheurs, je vous regarde désormais comme une amie à laquelle je suis fort redevable.
Que me devez-vous, madame, à moi qui n’apporte ici qu’un mauvais exemple ?
Cet exemple n’est pas pour moi aussi mauvais que vous le dites ; et vous ne soupçonnez pas combien vous êtes venue ici à propos.
En quoi donc puis-je vous être utile ?
Vous me l’avez été beaucoup.
Eh bien ! madame, puisque vous êtes si reconnaissante de je ne sais quel service que je vous aurais rendu par hasard, pourrai-je à mon tour vous demander une faveur ?
Dans les limites de mon pouvoir, je suis à votre disposition. Que désirez-vous ?
J’ai commis une faute que je ne chercherai pas à justifier auprès de vous. — Après avoir long-temps témoigné les derniers mépris à un cavalier qui me rendait des soins, je finis, quoiqu’il eût tué en duel un de mes parens, je finis par concevoir pour lui des sentimens plus favorables… Ce cavalier est celui que votre père retient, ainsi que moi, dans sa maison… Mais, hélas ! les bontés que j’ai eues pour lui m’ont été bien funestes !… Pardonnez-moi de vous raconter aussi longuement ma triste histoire ; c’est que je voudrais obtenir votre bienveillance et loucher votre cœur. — Je lui écrivis de venir me parler une nuit dans notre jardin ; il me répondit qu’il viendrait… J’ignorais et il ignorait comme moi qu’il devait partir la veille, envoyé par le duc eu ce pays… Mon père vit la lettre…
Arrêtez… Le duc, dites-vous, l’envoyait en ce pays ?
Oui, madame. — Y aurait-il là quelque chose qui vous ait déplu ?
Nullement ; j’étais distraite… et je n’avais pas compris. Achevez.
Mon père vit la lettre ; et bien que par prudence il ne voulut pas éclater, son ressentiment remporta, et il m’enferma dans mon appartement.
Et dites-moi, ce cavalier, est-ce celui qui est venu à Milan de la part du duc ?
Oui, madame. — Je vois, hélas ! que vous ne prêtez pas beaucoup d’attention à mes paroles.
C’est que je suis triste et préoccupée ; ne vous en fâchez pas.
J’en resterai là, si cela vous ennuie.
Non pas ; poursuivez, je vous prie.
Je crains, madame…
Que craignez-vous ?
Que vous intéressant peu à mon infortune, vous ne vous inquiétiez pas beaucoup des moyens de la faire finir.
Vous êtes dans l’erreur : toutes ces questions, c’est pour m’éclairer. Continuez, de grâce.
La nuit malheureuse arriva, et je ne pus l’avenir que mon père, à la tête d’une troupe d’hommes armés, l’attendait.
Qui ? — celui qui devait venir à Milan ?
Oui ; ce fut là le malheur.
Elle ne le nommera pas !
Il se présenta en effet.
Qui se présenta ?
Don César, que l’on croyait absent.
Don César ?
Oui.
Elle n’achèvera pas !… C’était bien la peine de commencer (Haut.) Et enfin…
Ce qui se passa entre eux, je ne le sais pas au juste ; je sais seulement qu’en entendant l’explosion d’une arme à feu et un cliquetis d’épées, j’avais l’âme suspendue entre mon père et mon amant, lorsqu’un vieux domestique, croyant faire pour le mieux, enfonça la porte de mon appartement, et alors…
Pardon ; il est un point que je ne comprends pas bien ; si c’était don César, pourquoi venez-vous chercher ici don Félix ?
Parce que don Félix est un de ses amis qui, sans doute, aura voulu l’accompagner.
Fort bien. Revenez à votre récit.
Moi alors, me voyant tout-à-coup dans une position si difficile et si affreuse, ne sachant plus ce que je faisais, et n’écoutant que les inspirations de la crainte qui conseille si mal, je pris un parti extrême : au lieu d’aller demander asile à quelqu’une de mes amies ou à ma famille, je courus chez son ami, dans la persuasion que nul ne me secourrait aussi bien dans ma peine, car nul ne devait la sentir plus vivement ; mais, hélas ! je ne le trouvai pas.
Mais, — bien que ce fût son ami, pourquoi vous êtes-vous adressée à lui plutôt qu’à celui que vous venez chercher ici ?
Parce que je rencontrai en chemin un de ses valets.
Après, je vous prie ?
Je ne le trouvai pas ; on me dit chez lui qu’il venait au moment même de partir pour Milan. Désespérée, effrayée, comprenant tout ce que ma conduite avait de blâmable, et ne me voyant d’autre ressource que de me précipiter entièrement dans ma faute, j’obtins du valet dont je vous ai parlé qu’il me procurât une voiture, et bientôt…
Mais pourquoi donc les ordres que l’on envoie de là-bas pour qu’on vous cherche disent-ils que vous êtes avec don Félix, au lieu de dire avec don César ?
Qui vous l’a dit ?
C’est moi ; et la preuve, c’est que le prisonnier de mon père est don Félix et non pas don César.
Je vois, madame, que vous êtes fort préoccupée de vos chagrins. — Aussi pour abréger, et quoi qu’il en soit, je me jette à vos pieds, en espérant votre protection, non pas seulement parce que je suis une femme malheureuse, mais parce que vous êtes celle que vous êtes ; et je vous conjure d’intercéder pour moi auprès de votre père, afin qu’il daigne parler au mien, qui sans doute ne tardera pas à venir ici ; veuillez arranger les choses de manière qu’à son arrivée il me trouve déjà mariée avec don César… Maintenant, madame, je me retire pour pleurer en liberté, et pour ne pas vous attrister davantage par le récit des chagrins d’une femme infortunée.
Hélas ! ses peines ne sont pas plus grandes que les miennes, et je ne sais, avec cette confusion continuelle des noms de César et de Félix, laquelle de nous deux est le plus à plaindre… Mon père me disait tout à l’heure que don César, l’hôte de la maison, pourrait bien en devenir le maître, et j’étais heureuse, je me réjouissais, lorsque soudain ce bonheur s’est évanoui, et ma joie s’est changée en douleur… Mais réfléchissons. — Comment cette femme, puisque don Félix est son amant et qu’on la recherche avec lui, vient-elle prétendre que celui qu’elle aime est don César ?… et puisque c’est don César, pourquoi ne le déclare-t-elle pas lorsqu’elle voit qu’on recherche don Félix ?… Où est donc la vérité ?… Ah ! au milieu de cette cruelle incertitude, que ne donnerais-je pas pour n’avoir pas écouté la voix de la reconnaissance qui m’a poussée dans une intrigue périlleuse !… Et ne pouvais-je pas avoir de la reconnaissance envers ce cavalier pour sa noble conduite sans venir lui parler sous un déguisement ?… Maudite soit ma reconnaissance qui m’a perdue, lorsqu’à la plupart des femmes on ne reproche que leur ingratitude !… Que ne donnerais-je pas aussi pour n’avoir pas soulevé mon voile !… j’aurais dissimulé mes sentimens, j’aurais caché sous une glace menteuse le volcan qui embrase mon âme… Mais à présent que je me suis découverte à lui, je ne le fuirai point pour cela, ce serait une lâcheté ; et il est bon que les hommes sachent que nous avons aussi, nous autres femmes, notre courage et notre point d’honneur ! (Appelant.) Flora !
Que voulez vous, madame ?
Tu me ferais plaisir d’aller chez don César et de lui dire, comme venant de toi, que je suis en bas dans le jardin. (À part.) Incertitudes, craintes, périls, chagrins, je vous délie et vous attends. Si vous ne vous présentez pas au combat, je dirai que vous avez peur, et si vous apprenez que la jalousie me dévore, sans doute vous n’oserez paraître, car que ne redouterait une femme jalouse ?
Qu’est-ce que tout cela signifie ?… On m’a tant donné à réfléchir depuis deux jours que j’en ai vieilli. (Elle appelle.) Tristan !
Flora ! belle Flora d’Italie, qui êtes une Floresta espagnole[38], que voulez-vous de moi ? Est-ce que votre maîtresse n’est pas à la maison ?
Non. Adieu.
Arrêtez ; vous ne vous en irez pas que nous n’ayons fait ensemble un petit arrangement.
De quoi s’agit-il ?
Il s’agit de me dire, adorable Flora, combien vous voulez pour perdre la raison pour moi une demi-heure seulement, et, l’autre demie, moi je mourrai d’amour pour vous.
Le bel arrangement !
Il n’est pas nouveau.
Oui-dà !
Un jour un pauvre diable se mourait…
Je devine ; c’est l’histoire de celui qui fit appeler le sacristain, et lui dit : « Combien me prendra votre grâce pour m’enterrer ? » À quoi l’autre : « Vingt réaux, » j’estime. « En voulez-vous seize ? » reprit le premier. « Cela me revient plus cher à moi, » répliqua le sacristain. « Eh bien ! répondit le malade, voyez si cela vous convient et enterrez-moi pour dix-sept ; autrement, je vous en préviens, s’il m’en coûte un maravédis de plus[39], je ne meurs pas. » — De même vous, vous voulez savoir ce qu’il vous en coûtera pour mourir pour moi d’amour… Eh bien ! puisque c’est là votre conte, vous saurez qu’un jour une guenon et ses amies…
Pour cela, non, femme, un moment ! car m’enlever l’un et m’en donner un autre, c’est trop. — Une duègne élevait une petite naine…
J’ai commencé avant vous.
Bien que vous ayez commencé, je continue la mienne.
Un jour…
La duègne…
La guenon…
Quel est ce bruit ?
C’est une histoire de conte.
C’est un conte de noix[40].
Le diable soit de ma duègne !
Et qu’il emporte ma guenon !
Je ne puis jamais l’achever !
Je n’en viendrai jamais à bout !
Que faites-vous ici, Flora, et qu’y a-t-il ?
Je voulais vous avertir que ma maîtresse se promène seule dans le jardin. Je suis venue en secret, parce que maintenant elle se méfie de tout le monde, surtout depuis que nous avons à la maison cette dame ; et, selon la circonstance, je vous dirai en chantant d’approcher ou de vous retirer. (À Tristan.) Adieu ; pensez à moi ; n’oubliez pas que vous me devez un conte pour une autre fois.
Et vous, que vous m’en devez deux pour deux autres fois.
Et moi, comment pourrai-je jamais reconnaître, Flora, la faveur que vous me faites ?
Ne m’apprendrez-vous pas enfin, seigneur, quel était ce revenant voilé qui s’est transformé tout-à-coup en doña Violante ?
Nigaud ! tu ne l’as pas reconnu ?
Non.
Eh bien ! que t’importe ? — Mais silence, écoute.
« L’abeille voltige parmi les fleurs ; viens, amour, viens la saisir ! »
Elle m’appelle. Attends-moi là.
Où donc allez-vous sitôt, don Félix, sans me dire ce que vous êtes devenu ?
Je vous dirai donc que nous avons arrangé votre affaire avec le prince, et qu’il est convenu que vous demeurerez ici prisonnier. Pour le moment, permettez que je profite d’une occasion favorable pour voir celle que j’aime. Doña Serafina est seule au jardin, et cette voix me dit d’aller la joindre.
Attendez, n’y allez pas.
Pourquoi me retenir ?
J’ai mes raisons.
Laissez-moi.
Vous risquez trop.
Quel danger ?
« Arrête ton vol, et sache bien que si tu t’amuses à voltiger au-dessus d’un torrent, tu ne tarderas pas à te perdre. »
Elle m’avertit maintenant de demeurer. Parlez donc ; mais faites vite, car si l’on m’appelle de nouveau, force me sera de vous laisser…
Non pas ! (À Tristan.) Toi, sors d’ici.
On se cache de moi ! eh bien ! vive Dieu ! je les écouterai.
Veuillez à cette heure me prêter toute votre attention. — Vous me croirez sans peine, don Félix, si je vous dis que mon amitié désire votre bonheur.
Je n’en saurais douter.
Et vous, n’êtes-vous pas mon ami ?
Assurément.
Eh bien ! j’ai un service à vous demander.
Je suis prêt à vous le rendre. En quoi consiste-t-il ?
Que vous n’abusiez pas de l’attachement que je vous porte. — Vous, don Félix, grâce à mon nom, vous êtes honoré, fêté, choyé du seigneur Lidoro ; et je ne puis pas craindre que vous soyez ingrat. Tout ce que notre hôte fait pour vous, c’est à cause de moi, non à cause de vous qu’il le fait ; et d’un autre côté, tous les ennuis que je puis m’être attirés personnellement, c’est moi qui les supporte. Or vous conviendrez que ce partage n’est pas juste, et que je dois reprendre mon véritable nom.
« L’abeille voltige parmi les fleurs ; viens, amour viens la saisir. »
Je vous répondrai plus tard.
Vous pouvez bien me répondre sur-le-champ.
Songez donc qu’en ce moment même…
« Viens, amour, viens la saisir. »
L’occasion se passe.
Vous m’obligerez beaucoup.
Ne chante plus.
Vraiment ! vous êtes cruel !
Non, non, vous n’irez pas.
Quoi ! vous me faites perdre la plus belle occasion…
Attendez ! on vient de jeter un papier par la fenêtre.
C’est sans doute pour me reprocher mes retards.
À César, dit la suscription.
Montrez, puisqu’ici je suis don César. Vous m’écouterez, et vous verrez si je suis de bonne foi. Ce n’est pas une écriture de femme.
De qui cela peut-il être ?
Il est signé Lisardo.
Lisardo ! qu’est-ce que c’est que cela ?
« Quoique j’eusse pu venger sans péril la mort de mon frère Laurencio… » (Parlant.) C’est une mystification !
Ce n’est pas à vous que s’adresse ce billet ; et avant de le lire, qu’il soit bien établi entre nous si vous êtes ou non don César.
Ne vous fâchez pas pour une mauvaise plaisanterie. C’est moi qui suis ici don César, et c’est à moi que s’adresse ce billet.
Nous avons pu changer de nom l’un avec l’autre pour un stratagème sans conséquence ; mais chacun de nous reste lui-même quand il s’agit de choses sérieuses qui touchent à l’honneur.
Votre honneur ne courra jamais de hasard avec moi votre ami dévoué.
Je n’en doute pas ; mais je ne puis être tranquille que je n’aie vu ce billet.
Et moi je ne puis vous le montrer.
Remarquez, je vous prie, qu’il est du plus haut intérêt de savoir où est Lisardo et d’où il m’écrit.
C’est à moi que la lettre s’adresse, et c’est à moi d’y répondre.
Non pas ! il s’agit d’une chose qui me concerne moi qui porte réellement le nom de César, et non pas vous à qui j’ai prêté mon nom.
C’est moi qui suis ici don César, et c’est à moi que l’on entend écrire ; si l’on se trompe sur le nom, on ne se trompe pas sur la personne.
N’est-ce pas moi qui ai tué Laurencio ?
Oui.
Étiez-vous son ennemi ?
Non.
Donc, bien que cette lettre vous soit envoyée, elle est pour moi
Êtes-vous ici don César ?
Non.
N’est-ce pas moi qui le suis ?
Oui.
La lettre est donc pour moi, puisque celui qui veut me parler ne vous connaît pas.
Vous êtes curieux, parce que vous avez pris mon nom, de vouloir que je ne sois plus don César !
Il serait plus curieux encore que j’eusse été don César pour trouver une hospitalité généreuse et pour obtenir la bienveillance d’un ange, et qu’après avoir profité de cette bonne fortune, je ne fusse plus don César quand viennent les ennuis. Non, mon cher, et il ne sera pas dit que je sois ici pour tout le monde don César quand cela va bien, et que je ne le sois plus quand cela va mal. Et puisque je ne suis pas homme à céder ni au bien ni au mal, laissez-moi, vive Dieu ! courir toutes les chances du bonheur et du malheur du nom.
Dites tout ce qu’il vous plaira, mais rendez-moi la lettre, que je la lise.
Cela ne vous regarde pas.
Ne vous obstinez pas ; il faut que je la voie.
Et comment, si je la garde ?
Je ne sais, mais du moins…
Après ?
J’empêcherai que vous ne la lisiez.
Par quel moyen ?
Je ne vous perds pas de vue un instant… Partout où vous irez j’irai avec vous ; je ne vous quitte plus d’un pas, et d’aujourd’hui je vous suis comme votre ombre.
Cependant comment ferez-vous, étant prisonnier ?
Je passerai par-dessus toute considération, et je déclarerai hautement qui je suis.
Le parti est périlleux ; vous ne vous tirerez pas d’affaire, et tous deux nous nous en trouverons mal.
Eh bien ! voyons la lettre, et puis nous saurons ce que tous deux nous devons faire.
Je vous dirai plus tard ce qu’elle contient. Adieu.
Eh bien ! marchons, car je vous suis.
Vous ne pouvez pas sortir.
Que m’importe !
Mais réfléchissez…
Réfléchissez vous même.
Qu’y a-t-il donc ?
Rien, seigneur. (À part) Profitons de l’occasion.
De quoi s’agit-il ?
Don César vous le dira.
Oui, je le dirai, mais devant lui ; car je ne veux point que vous doutiez de ce que je dirai. Faites-le donc arrêter.
À quoi bon ? je croirai sans peine tout ce que vous me direz.
Cruelle position ! (Haut.) Laissez, que j’aille après lui.
Songez, je vous prie, que vous êtes mon prisonnier, et qu’il suffit que le prince ait eu cette condescendance, sans que..
Hélas !
Pourquoi donc voulez-vous sortir ?
Que dire ? Si je dis que don Félix est allé à un défi, ce ne serait pas bien… cependant il serait encore plus mal de souffrir qu’il y allât à ma place. Je devrais donc l’en empêcher aujourd’hui, et j’espère qu’un autre jour…
Vous paraissez bien agité ?
Vous ne voulez point l’appeler ?
Non.
Vous ne voulez point me permettre de le suivre ?
Pas davantage.
Eh bien ! alors, pour Dieu ! suivez-le, car il a un défi.
Don César ?… Pour quel motif ?
Je l’ignore.
Et où a-t-il reçu ce défi ?
Je l’ignore également.
Attendez-moi donc là, et je cours après lui en recommandant qu’on vous garde.
Que penseront de moi, grand Dieu ! les duellistes raffinés[41] ? Serai-je approuvé ou blâmé par eux ?… Considéreront-ils que dans cette circonstance délicate c’était moi qui devais me battre, qu’il voulait se battre en mon lieu et place, et qu’ainsi je pourrais reprendre mon droit ? d’autant que cette feinte va bientôt cesser ; car à la fin doña Violante…
J’entre ici, don César, dans un heureux moment, profitant de ce que doña Serafina se promène au jardin ; je vous ai entendu prononcer mon nom, et quels que soient vos sentimens, je me réjouis que vous pensiez à moi !
Ces sentimens, madame, je n’ai pas besoin de vous le dire. Ils sont tels qu’ils doivent être pour une femme dont la conduite envers moi a été si perfide.
Comment pouvez-vous vous plaindre de moi, don César, lorsque pour vous j’ai si tristement abandonné ma maison, lorsque pour vous je me vois prisonnière dans la maison d’autrui ?
Oui ! après avoir échoué dans votre trahison, vous venez blâmer ce lâche attentat, pour qu’on ne croie pas que vous en étiez complice !
Est-il raisonnable de croire que pour désabuser un homme que je n’aimerais pas, j’eusse quitté ma patrie et mon père, et me fusse exposée à tous les ennuis ?
Comment se fait-il donc que le seigneur Aurelio m’ait attendu au jardin ? Dans quel but a-t-il attenté à ma vie ? Qui eût pu l’instruire, hormis vous ?
Mon père avait pris votre lettre apportée par le valet de don Félix.
De don Félix ?
Oui.
Un moment ; car ce que vous me dites là me donne beaucoup à penser, si toutefois ce n’est pas un effet de la passion qui me subjugue encore. — Votre père a vu la lettre dont j’avais chargé pour vous le valet de don Félix ?
Oui ; et par cette lettre il fut informé de tout, et il m’enferma en feignant de partir.
De là sans doute est venue l’idée où l’on est que c’est don Félix qui a causé le tumulte qui a eu lieu chez vous ; car vous saurez que je suis prisonnier ici sous le nom de don Félix.
Quoi ! vous passez pour don Félix ?
Oui. Afin de pouvoir rester à Parme cette funeste nuit, je le fis partir sous mon nom.
Comment ! on ne vous connaît pas ici sous votre véritable nom ?
En effet.
C’est donc pour cela que doña Serafina me soutenait obstinément que le cavalier retenu ici prisonnier à cause de moi ne s’appelait pas don César ! Aussi il m’arrive à votre égard ce qui vous arrive à vous-même à cause de moi ; car de même que vous avez cru que ma démarche…
Je vous ai cherchée par toute la maison. Doña Serafina demande après vous.
Allons ; car elle serait au désespoir si elle soupçonnait que je suis entrée ici. (À don César.) Réfléchissez à tout ce que je vous ai dit.
Sans y réfléchir davantage, je vous crois.
Pourquoi ?
Parce que je désirais trop de ne pas vous trouver coupable.
Coupable de quoi ?
D’ingratitude.
D’ingratitude ! envers qui ?
Envers l’homme qui vous adore.
Alors vous pouvez être satisfait.
Flora ? Violante ?
Voilà qu’on vous appelle encore.
Adieu.
Adieu.
Scène II.
Il y a assez long-temps que j’ai jeté ma lettre dans l’appartement de don César, et il était chez lui, si je ne me trompe… Nous verrons s’il vengera doña Serafina, ou si je me vengerai d’elle et de lui… Il tarde bien à paraître, et j’ai beau parcourir la rue en tous sens, je ne le vois point venir ; bien que j’espère de sa noblesse et de son courage qu’il ne manquera pas au rendez-vous.
Retourne à la maison, Tristan ; et vive le ciel ! songes-y, si tu t’obstines à me suivre ou si tu parles, tu es mort.
Vous savez, seigneur, que je suis un modèle d’obéissance, surtout en pareille occasion.
Eh bien ! va-t’en au plus vite.
J’ai besoin ici d’invoquer mon honneur… Que dois-je faire, lorsque je sais qu’il va se battre pour un autre, — comme si maintenant on pouvait se battre de même qu’on se marie, par procuration ? La première chose que j’ai à faire, c’est de ne pas me trouver là bas avec lui ; la seconde, c’est de raconter la chose à qui pourra l’empêcher d’aller plus loin ; — et je m’acquitterai ainsi de mes obligations.
Le voilà seul. Je n’ai jamais douté de son courage.
Pour voir le lieu où il m’attend, relisons sa lettre. (Lisant.) « Bien que je pusse venger sans péril la mort de mon frère Laurencio… »
Seigneur, un vieux cavalier voudrait vous parler, et je viens vous chercher.
Fâcheux contre-temps !
Approchez, seigneur, car voici don Celio.
Embrassez-moi donc mille fois.
Bien que je n’aie pas l’honneur de vous connaître, je réponds avec empressement à une aussi gracieuse avance. (Bas, à don Félix.) Ne nous séparons pas.
Vous ne me devez pas moins.
« … je veux me conduire le plus généreusement possible. Donc, pour voir si vous êtes aussi heureux avec moi que vous l’avez été avec lui… »
Instruisez-moi de toutes mes obligations, afin que je puisse m’en acquitter.
Je vous dirai en un seul mot, qui je suis et pourquoi je viens.
Vous me ferez plaisir, car je suis extrêmement pressé.
« Je vous attends derrière le château. Dieu vous garde. »
Eh bien ! embrassez-moi comme étant Lisardo, et non pas comme étant Celio ; car je sais qui vous êtes.
Cela suffit. Vous ne pouvez être que le seigneur Aurelio.
Derrière le château, dit-il. Quel est donc le chemin ?
Il est vrai ; et mes disgrâces veulent que je m’adresse à vous pour mon honneur et pour le vôtre.
Je vous sais bon gré de cette démarche. (À part.) Il sait sans doute que don César est ici, et il vient m’en prévenir.
Car vous saurez, mon ami, que…
Cavaliers, veuillez, je vous prie, m’indiquer le chemin du château.
Que vois-je ! (Il tire son épée.) Je vous indiquerai plutôt, cavalier déloyal, le chemin de la mort !
Je ne me trompais pas.
On ne peut pas se battre de deux côtés à la fois.
Je ne puis souffrir qu’un homme que j’ai provoqué se batte auparavant avec un autre, et je dois empêcher cela. (Haut.) Arrêtez seigneur Aurelio.
Eh quoi ! vous vous mettez de son côté !
Oui, car ceci me regarde.
Quoi ! lorsque je me bats avec un homme pour la défense de mon honneur, qui est aussi le vôtre, vous prenez son parti !
Certainement.
Je vous en remercie, bien que je ne coure aucun péril… Songez, seigneur Aurelio, que vous n’avez reçu de moi nulle offense.
N’êtes-vous pas le traître don Félix ?
Don Félix ! qu’ai-je entendu ?
Et ainsi nous allons savoir…
J’ai pu vous joindre à temps, don César. Me voici à vos côtés… De quoi s’agit-il donc ?
C’est la vengeance d’un gentilhomme offensé. Mais puisque vous aussi vous vous y opposez, j’attendrai un moment plus favorable, où je n’aurai pas tant de témoins.
Que faire ? Je voudrais suivre Aurelio, mais je ne puis pas perdre de vue don César ; car bien qu’on l’ait appelé don Félix, c’est par erreur sans doute, et je ne dois pas manquer au rendez-vous.
Qu’est ceci, don César ?
Je l’ignore.
Qui est ce cavalier ?
Le père de doña Violante.
Que dites-vous ? Le seigneur Aurelio ? Qu’a-t-il donc avec vous ?
C’est probablement parce que je suis l’ami de don Félix.
Seigneur Celio, pendant que je vais l’apaiser, puisque mon bonheur a voulu que je vous trouvasse ici, ne quittez pas don César.
Non, seigneur, je ne vous quitterai pas ; car il m’importe beaucoup de vous suivre.
Excusez-moi, je vous prie, car il faut que je sois seul.
Cela n’est pas possible.
Qu’en savez-vous ?
Non, seigneur don César ou seigneur don Félix, car on vous donne ces deux noms, je ne puis vous laisser seul lorsqu’on vous a remis à ma garde.
Je sais ce que je vous dois déjà pour votre noble conduite de tout à l’heure ; cependant…
Je n’ai pu l’atteindre ; mais puisque c’est le père de doña Violante qui est chez moi…
Comment ! doña Violante dans sa maison ?
Il faut que nous nous arrangions pour qu’il la trouve mariée avec don Félix ; et ainsi tout sera heureusement terminé. — Venez, don César, causer ensemble de cela.
Pardonnez… je vous suis.
Je ne puis vous laisser.
Quel ennui !
Venez. — Seigneur Celio, adieu.
Le ciel vous garde !
Puisque je ne puis faire autrement, il faut bien que je confie mon secret. (Bas à Lisardo.) Seigneur Celio, après les bontés que vous m’avez témoignées, je m’enhardis à vous demander un service qui intéresse mon honneur.
Que puis-je pour vous ?
Il y a un cavalier qui m’attend à un rendez-vous, pour un duel, et bien que je ne le connaisse pas, je ne veux pas y manquer. Il se nomme Lisardo ; le rendez-vous est derrière le château. Veuillez, je vous prie, l’aller trouver et lui dire de ma part la situation embarrassante où je me trouve, dont vous êtes bon témoin ; que je le prie de m’excuser, et que nous nous verrons plus tard. — Puis-je compter sur vous ?
Entièrement, et vous pouvez être sûr que votre commission est faite, comme si vous eussiez parlé à lui-même.
Le ciel vous garde mille années !
Eh bien ! venez-vous ?
Je vous suis. (À part.) De cette façon, si mon honneur n’est pas complètement satisfait, du moins il est hors de péril.
Qu’est-ce donc que tout ce qui m’arrive ? Comment expliquer tous ces doutes, tous ces mystères ?… Je défie don César, il sort à mon appel, et Aurelio vient le chercher en l’appelant don Félix ! Je croyais que c’était pour moi qu’il venait, et c’était pour venger sa propre offense ! Ensuite voilà le seigneur Lidoro qui m’apprend qu’il a chez lui doña Violante !… Comment donc si ce cavalier est don César, Aurelio ne le connaît-il point ?… et s’il est don Félix, pourquoi le seigneur Lidoro dit-il qu’il va traiter avec lui du mariage de don Félix ?… Le temps seul pourra m’éclaircir tous ces doutes… Allons joindre Aurelio ; car désormais je dois être à son côté jusqu’à ce que nous nous soyons vengés de ce cavalier, qu’il soit don César ou don Félix… Jusque là, ciel puissant, donne patience à mon courage !
Scène III.
Qu’as-tu dit à doña Violante ?
Que plusieurs de vos amies vous avaient persuadée de vous déguiser, et que vous alliez avec elles à un grand festin.
DONA SERAFINA.Viens donc vite.
Quoi ! vous êtes bien résolue ?
Sans doute. Ayant appris de doña Violante que don César est l’unique cause de ses chagrins, et celui-ci n’ayant pas profité de l’occasion que je lui avais donnée de me parler, quoique tu l’aies averti par deux fois en chantant, je dois croire que ç’a été pour ne pas lui inspirer de jalousie. Mais cette jalousie qu’il lui a épargnée, c’est moi qui l’ai prise ; et c’est pourquoi, sur son refus de me venir trouver au jardin, je prétends l’aller trouver chez lui. Là je lui dirai tout ce que je pense, tout ce que je sens, et quand j’aurai bien soulagé mon cœur, je me vengerai de lui par le dédain et le mépris. — Allons, Flora.
Il ne faudrait cependant pas…
Tais-toi, ne me dis rien. Tu as raison, j’en conviens, mais quelle raison peut être plus forte que le ressentiment d’une femme offensée ?… Marchons.
Scène IV.
Dites-moi, madame, que prétendez-vous ?
Ah ! Nice, puisque doña Serafina est allée ce soir à la fête, si je pouvais parler à don César et achever de le convaincre !… et combien je voudrais que Fabio arrivât pour garantir la vérité de mes paroles !… Que je serais heureuse si je réussissais à le persuader, et si mon père, quand il viendra ici, me trouvait mariée avec lui !
Je ne sais que vous conseiller ; et si vous entrez dans l’appartement, il est à craindre qu’on ne vous y retrouve encore. Ou bien, peut-être n’y viendra-t-il pas.
Il est un moyen, Nice, de ne courir aucun risque.
Et lequel ?
C’est de nous déguiser, comme tout le monde se déguise à Milan à cette époque.
Eh bien ! il y a ici une suivante avec qui je me suis liée, et qui nous donnera ce qu’il nous faut pour cela.
En ce cas, Nice, avertis-la, je te prie, et dis-lui que si par hasard un vieillard vient me demander, elle réponde… Mais ce sera pour plus tard. En ce moment, j’aperçois le seigneur Lidoro et don Félix qui entrent, et je ne veux pas être vue par eux. Toi, reste ici pour qu’ils te trouvent seule au besoin. (À part.) Fortune ! je me recommande à toi, et tu me dois un dédommagement pour tes injustices !…
Que fait doña Serafina ?
Elle est sortie, je crois, avec deux de ses amies.
Vous, allez de ce côté. (Nice sort. À don Félix.) Il ne faut pas tarder davantage à parler à don Félix.
Je ne doute pas, seigneur, qu’une fois bien assuré que doña Violante n’était pour rien dans ce guet-apens, il ne s’empresse de l’épouser ; et ainsi la première chose, c’est que doña Violante s’explique avec lui.
Eh bien ! comme pour les conversations de ce genre on est moins gêné devant un ami que devant un homme de mon âge, veuillez intervenir, je vous prie, et vous arranger de façon qu’ils puissent s’expliquer. (À part.) Je suis d’autant plus aise que doña Serafina soit sortie.
Je m’en charge volontiers.
Je vous laisse ; mais je reviens à l’instant.
L’affaire va plus vite que je n’aurais voulu… Je ne suis pas embarrassé avec le prince ni avec le seigneur Lidoro, quant à cet échange de noms ; mais peut-être que doña Serafina en voyant que je ne suis pas don César…
Que je suis charmé, seigneur, de vous retrouver sain et sauf !
Finissons ces folies.
Je suis heureux, don Félix, de vous retrouver avec le seigneur Lidoro ; d’autant que je conclus de là que vous n’avez pas été où vous alliez.
Et moi aussi ; car je n’ai jamais été aussi bien convaincu qu’aujourd’hui de votre amitié pour moi.
Je ne pouvais pas me conduire autrement.
Je vous remercierai plus tard de nouveau. Pour le moment, je dois vous apprendre que le seigneur Aurelio est à Milan.
Que dites-vous là ? — Est-ce que vous l’avez-vu ?
J’ai même tiré l’épée avec lui, mais sans qu’il y ait eu de sang versé ; et afin que tout finisse bien, don César, nous pensons au mariage de doña Violante. Qu’en dites-vous ?
Je dis qu’elle m’a satisfait sur presque tous les points. — Son père ayant vu, comme elle prétend, la lettre que Tristan lui devait remettre, je conçois qu’il vous ait pris pour son amant.
Cela est certain. (À Tristan.) En quel moment as-tu donné la lettre ?
Pendant qu’il comptait l’argent.
Il était donc là ?
Non ; mais dans la pièce à côté.
Il paraît qu’il vit tout, et dissimula ?
Voyez ce maudit vieillard !
Puisqu’il en est ainsi… (On frappe.) Mais on frappe, je crois ?
Ce sera, j’imagine, le revenant.
Ouvre donc !
N’ouvre pas !
Pourquoi ?
Je ne dois pas assister à l’entrevue.
Ne craignez rien, et n’ayez pas tant de scrupules ; je me contenterai d’expliquer l’échange de nos noms. Retirez-vous seulement derrière la tapisserie. (Don César s’éloigne.) Tu peux aller ouvrir, Tristan.
Seigneur don César, ce n’est plus pour vous exprimer ma reconnaissance que je viens vous trouver ; je viens seulement, comme vous n’acceptez pas les rendez-vous que je vous donne, vous confier un projet que j’ai formé pour vous.
Et vous, ma reine, vous n’avez pas formé quelque projet pour moi ?
Moi ! dans quel but !
J’aurais voulu que vous perdissiez la raison en ma faveur.
Quel est ce projet, madame ?
Écoutez-moi avec attention.
Parlez, madame.
Doña Violante m’a dit, seigneur don César, que vous étiez l’arbitre de sa destinée. Je me suis laissé attendrir par ses pleurs, par sa sincérité, par son amour ; et je viens vous prier que vous ayez pitié de sa noblesse, de sa renommée, de son honneur. Voyez ce que vous voulez que je lui dise ; mais songez-y : quelle que soit votre réponse, je la considérerai comme une offense : car si c’est non, vous ne voudrez pas ce que je demande, et si c’est oui, vous voudrez ce que je ne désire pas.
Vous demandez de moi, madame, un oui ou un non, en m’avertissant que vous serez blessée de l’un et de l’autre, et mon malheur est tel, que je dois vous blesser doublement par ma réponse. En effet : oui, il est vrai que don César est l’arbitre du sort de doña Violante, et non, il n’est pas vrai que je le sois ; et je reproduis ma réponse en sens contraire, en vous disant : Non, don Félix n’est point l’arbitre de son sort, et oui, c’est moi qui le suis[42].
Je ne vous comprends pas.
Je n’en suis pas étonné.
Parlez plus clairement.
Je ne puis.
Comment ?
Je n’ose.
Pourquoi ?
Je crains trop.
Quelle est votre crainte ?
De vous fâcher.
Quoi ! don César n’aime pas doña Violante ?
Pour cela je vous ai dit oui.
Et vous, n’êtes-vous pas don César ?
Sur cela je vous ai dit non.
Qu’y a-t-il donc ?
C’était une feinte que nous avions imaginée, et j’y ai trouvé le bonheur et le malheur de mon nom.
Parlez plus clairement.
Je le veux bien.
Vous n’avez rien à craindre.
Interrogez-moi.
Si vous n’êtes point don César, et qu’il aime une autre femme…
Ma franchise répondra à la vôtre. Vous saurez donc que je suis…
Ô ciel ! protége-moi !
Meurs, ingrate !
Et meurent tous ceux qui viendront vous défendre !
Hélas ! quel est ce bruit ?
Nous avons fait là une belle affaire !
Toute la maison est sens dessus dessous.
Pendant que je vais voir ce qui se passe, veuillez m’attendre là
C’est la voix de doña Violante ; j’y vais.
Fuyons, fuyons, madame.
Et par où ?
Qu’est ceci, doña Violante ? Comment donc entrez-vous ici déguisée ?
J’ai à peine la force de parler… J’avais mis ce déguisement pour vous aller voir, lorsqu’une servante me dit qu’un vieillard me demandait ; et croyant que c’était Fabio, j’allai à sa rencontre… C’était mon père !… Mais le voici qui entre.
Passez dans l’appartement voisin pendant que nous le retenons ici.
Vous, madame, veuillez y entrer également, afin qu’on ne vous voie pas ici.
Attendez donc !
Excusez-moi ; car si je ne fermais pas la porte je craindrais de n’être pas en sûreté.
Ma foi ! elle lui a bien rendu la pareille !
D’où vient donc tout ce bruit dans ma maison ?
Il n’y a point de lieu qui puisse servir d’asile contre la vengeance de l’honneur ; et si je trouve ici cette ingrate ou ce traître…
Modérez-vous !
Heureusement que doña Violante a pu se cacher.
Au moins doña Serafina, qui connaît la maison, se sera mise en sûreté !
Combien je me félicite que Serafina ne soit pas aujourd’hui à la maison !
Laissez-moi passer !
Si vous ne considérez point, seigneur Aurelio, quelle est la maison où vous êtes, considérez du moins que c’est moi qui la défends.
Seigneur don César, n’intervenez pas dans cette affaire, car vous aussi je vous regarde comme mon ennemi depuis la mort de Laurencio.
Quoi ! c’est vous qui avez donné la mort à mon frère ?… Apprenez que je suis Lisardo, et donnez-moi satisfaction.
À nous deux d’abord, car c’est moi que vous avez provoqué le premier.
Quoi donc ! n’est-ce pas assez d’un outrage, orgueilleux don Félix ?
Qu’entends-je ! Tout-à-l’heure il appelait don Félix don César, et maintenant il appelle don César don Félix !
Ô ciel ! aie pitié de moi !
Nous avons devant nous votre ennemi et le mien.
Vengeons-nous ou mourons.
Vous mourrez !
Un moment !… Écoutez-moi !
Arrêtez ! arrêtez !
Quel est donc ce bruit ? Comme il a lieu dans votre maison, je n’ai pas voulu passer sans m’en informer ; surtout à présent que je vois chez vous don César et Celio.
Je vous dirai ce qui en est… du moins autant que je puis le savoir. (Montrant doña Serafina.) Cette dame est doña Violante, fille du seigneur Aurelio.
Ah ! malheureuse !
Elle a été amenée ici par don Félix (montrant don César), qui est ce cavalier, ami de don César.
Prenez garde ! vous vous trompez : voici don Félix ; voici don César.
Alors je suis aussi de la partie ; car on m’a trompé.
Moi aussi, puisque je l’ai reçu chez moi.
Si vous voulez bien m’écouter, mon seigneur, vous serez bientôt satisfait ; car on n’est pas coupable pour être un ami véritable. Don César est l’amant de doña Violante, et comme il avait un rendez-vous avec elle le jour où on le chargea de venir vous voir, je suis venu sous son nom et avec son message. Puis, comme un mien valet a laissé tomber entre les mains du seigneur Aurelio une lettre écrite à sa fille, cela a obligé don César à fuir, et a fait croire au seigneur Aurelio que je l’avais offensé. Ce n’est pas, je le répète, ce n’est pas un crime d’obliger un ami ; surtout quand j’ai voulu par là servir le mariage de don César, qui, par mon intermédiaire, s’offre à épouser doña Violante.
J’en prends volontiers l’engagement.
Alors, comptant sur cette parole, je me tiens pour satisfait.
Moi non. (Au Prince.) Pardonnez, seigneur, car si je suis au nombre de vos gens comme étant Celio, je n’y suis point comme étant Lisardo, et je ne renonce pas si aisément à ma vengeance.
Que vous soyez Celio ou Lisardo, une fois que je m’interpose, vous pardonnerez comme j’ai pardonné moi-même. (À don César.) Donnez la main à doña Violante.
Avec mille âmes. (À doña Serafina.) Et maintenant, madame, puisque tout est pardonné, veuillez vous découvrir. — Eh bien ! que craignez-vous ?
Pourquoi hésiter ?
Oui, madame, soulevez votre voile, et baisez la main au seigneur Aurelio.
Quoi ! c’est vous qui me le conseillez ?
Certainement.
Je le veux bien ; mais vous ne savez pas à quoi vous vous engagez.
Hélas ! que vois-je !… Fille ingrate ! quoi ! vous, sous cet équipage, en ce lieu !
Modérez-vous.
Et comment ?
Suivez l’exemple du seigneur Aurelio ; et puisqu’elle veut bien m’accorder sa main, ne me la refusez pas.
Il le faut bien, car il faut faire de nécessité vertu.
Et où donc est doña Violante ?
À vos pieds, où je cherche un refuge.
Donnez-moi la main.
Tout le monde est content, excepté moi.
Et nous deux, Flora, que faisons-nous ?
Nous allons nous raconter les deux contes de la duègne et de la guenon.
Ce sera pour un autre jour. Pour le moment nous n’avons qu’à demander pardon de nos fautes.
Et si le bonheur et le malheur du nom a produit ce résultat, — que le bonheur de celui qui a composé cet ouvrage supplée, sire, auprès de vous, au malheur de son esprit[43]
- ↑ Le mot hidalgo, qui était primitivement un titre honorifique, est employé ici pour exprimer un gentilhomme vaniteux et pauvre. Comme la plupart des écrivains français qui ont peint les mœurs espagnoles l’ont employé dans cette acception, nous avons cru devoir le conserver sans le traduire.
- ↑ La plaisanterie est dans le texte plus vive et plus gaie, le mot nuevo, en espagnol, signifiant tout à la fois neuf et nouveau.
- ↑ Il y a ici dans l’original une grâce intraduisible. Elle tient à la ressemblance qu’à le nom de Félix avec le mot feliz, qui signifie heureux.
- ↑ Encore ici une grâce qu’il nous a été impossible de reproduire. Le verbe espagnol desmentir, qui isolé signifie donner un démenti, quand il est placé devant le mot sospechas, signifie détourner des soupçons. De là la plaisanterie de Tristan, qui fait semblant de comprendre qu’on le charge de porter un démenti à Aurelio.
- ↑ Au dix-septième siècle en Espagne, comme en Italie et en France, les grands seigneurs avaient parmi leurs domestiques des gentilshommes de la meilleure naissance et quelquefois leurs parens.
- ↑
..... Tengo,
Segun soy de mal cristiano,
Muy tibios los llamamientos.Jeu de mots intraduisible, qui porte sur le double sens du mot llamamiento, qui signifie 1o l’action de frapper à une porte, 2o un mouvement intérieur de la grâce. Mot à mot : « Comme je ne suis pas de bonne race chrétienne, je frappe faiblement, ou je n’ai que de faibles inspirations de la grâce. »
- ↑ Encore ici un jeu de mots intraduisible, il porte sur le double sens du mot bachiller, qui signifie 1o un bachelier gradué, 2o un bavard qui parle à tout propos. Dans l’espagnol, c’est Aurelio qui dit à Tristan : « Vous m’avez l’air d’un bachiller (ou d’un bavard). » Et Tristan, faisant semblant de se méprendre, répond : « Je n’ai pas encore pris le grade, mais j’ai fait toutes les études nécessaires. »
- ↑ Encore un jeu de mots qui porte sur le double sens de cuento, qui signifie tout à la fois un million et un conte, une histoire. Nous avons tâché de le reproduire tant bien que mal.
- ↑ Il y a ici une plaisanterie intraduisible, mais qui est pleine de gaieté. Elle porte sur le double sens de cette expression estos son otros quinientos, que l’on emploie proverbialement pour dire : autre sottise du même genre, et que Tristan emploie dans un sens littéral en ayant l’air de dire : « C’est encore un billet de cinq cents écus. »
- ↑ Cette locution id con Dios, allez avec Dieu, ou, Dieu vous conduise, se reproduit fréquemment dans les comédies espagnoles. Bien qu’au premier abord elle puisse sembler un peu étrange à des personnes d’un goût délicat, nous avons cru devoir la reproduire quelquefois parce qu’elle a quelque chose de religieux, qui est tout-à-fait dans les idées et dans les habitudes espagnoles.
- ↑ Encore un jeu de mots intraduisible sur le verbe contar, qui signifie tout à la fois compter et conter une histoire.
- ↑ Le papier, comme on sait, se fabrique avec des chiffons, et l’encre avec de la noix de galle.
- ↑ Nous avons traduit littéralement :
A que el Moro respondió
No estar conde, estar Hamete. - ↑ Tous les grands écrivains espagnols qui ont peint les mœurs nationales, Cervantes, Lope de Vega et Calderon, se sont élevés contre l’intervention empressée des duègnes et des servantes dans les amours de leurs maîtresses.
- ↑
Vos, vos, vos, señora, vos,
Vos me vengareis de vos.Ces vers sont imités d’une vieille romance espagnole.
- ↑ La plaisanterie en espagnol, portent sur les divers sens du verbe faltar, manquer, faire faute, être de moins.
- ↑ Calderon, qui avait tiré du Don Quichotte une comédie malheureusement perdue, ne manque jamais l’occasion de rappeler d’une manière flatteuse l’immortel roman de Cervantes.
- ↑ Cet appel à la force publique se dit en espagnol favor al rey, et comme le mot favor pris absolument signifie une marque d’amour, un petit présent qu’une femme donne à un homme, en un mot une faveur, Flora dit dans le texte : « On raconte qu’en semblable circonstance une dame donna un ruban vert pour qu’il fût porté au roi. » Nous avons du renoncer à reproduire cette plaisanterie.
- ↑ Une loa est le prologue qui précède les autos ou pièces sacrées. À la fin des loas, comme à la fin des comédies, le poète réclame d’ordinaire l’indulgence des spectateurs.
- ↑ Tristan dit mot à mot : « Car, bien que vous soyez Félix en langue vulgaire, vous ne l’êtes jamais en bon latin, si ce n’est aujourd’hui, etc., etc. » Il ne faut pas oublier que le mot latin felix signifie heureux.
- ↑ Nous avons reproduit de notre mieux la plaisanterie de l’original, qui consiste dans le rapprochement du mot cuento, conte, avec le mot cuenta, compte.
No ha de aver mas cuentos ?
— No — Pues, señor, hagamos cuenta. - ↑ Uclès est un village de la province de Cuenca, dans lequel était, au dix-septième siècle, un couvent de chevaliers de Saint-Jacques. Nous n’avons pas besoin de montrer au lecteur ce qu’il y a de plaisant dans la réponse de Tristan.
- ↑ Le verbe quitar, en espagnol, signifie tout à la fois laisser et ôter. Il y a par conséquent ici, dans le texte, une grâce intraduisible.
- ↑ Anaxarque était un philosophe de la secte éléatique, d’un caractère plein de force et d’énergie.
- ↑ Le texte dit mot à mot : « Oui, car toucher d’un instrument et chanter, c’est toujours une même chose. » Du reste, le verbe tocar, toucher, a en espagnol toutes les acceptions qu’a en français le verbe correspondant, et je ne serais pas étonné que Calderon ait voulu jouer sur les divers sens de ce mot.
- ↑ Mot à mot : « Il court mal celui qui n’emporte jamais la bague. » Le jeu de bague était à cette époque fort répandu en Espagne.
- ↑ Au lieu de dire avoir l’œil à une chose, les Espagnols disent mettre l’œil (poner ojo). Nous avons été obligés de reproduire littéralement cette expression pour conserver le sel de la petite histoire de Tristan.
- ↑ Encore ici une plaisanterie intraduisible. En espagnol fressure se dit bofe ; et pour dire désirer une chose avec ardeur, on dit d’une façon proverbiale, echar el bofe.
- ↑ La coroza est un bonnet de forme pyramidale dont on coiffait en Espagne les criminels condamnés par l’Inquisition.
- ↑ On sait que les barbiers, en Espagne, faisaient les saignées et les opérations chirurgicales.
- ↑ V. t. I, pag. 78 à la note.
- ↑ La rondache (rodela) est un petit bouclier de forme ronde.
- ↑ L’Intermède de la Ronde, que nous avouons ne pas connaître, était probablement fort célèbre du temps de Calderon.
- ↑
Sin ser corito ganapan me llamo.
Corito est un surnom donné aux Asturiens et plus tard aux Galiciens, qui sont en Espagne ce que sont en France les Auvergnats. C’est comme si Tristan disait : « Sans être Auvergnat, je suis un porte-faix. »
- ↑ Un poquitito. Poquitito est le diminutif de poquito, qui est lui-même le diminutif de poco (peu).
- ↑ Les couplets de Calaynos (las coplas de Calaynos) qui célèbrent les amours du Maure Calaynos avrc l’infante Séville, sont populaires en Espagne.
- ↑ Comme Tristan vient d’accuser Flora de faire de la morale mal à propos, celle-ci se moque à son tour des pratiques d’une fausse dévotion.
- ↑ Tristan joue sur la ressemblance des deux mots Flora et Floresta, qui dérivent tous deux du même mot et qui ont la même signification : Flore.
- ↑ Il y a dans le texte un quarto. Le quarto est une monnaie de la moindre valeur. En parlant d’un homme qui n’a absolument rien, les Espagnols disent : no tiene quarto comme nous disons en France, il n’a pas le sou.
- ↑ Nous avons traduit littéralement, Aca es un cuento de nueces. Il ne faut pas oublié la double signification du mot cuento, million, et conte.
- ↑ Le duelliste espagnol (duelista) était un homme qui faisait profession de savoir toutes les lois sur le duel.
- ↑ Le traducteur a conservé à dessein l’équivoque que Calderon a mise volontairement dans cette phrase.
- ↑ Cette pièce est une des nombreuses comédies de Calderon qui, sous le titre de Fêtes (Fiestas), furent d’abord représentées devant le roi. Molière a également composé plusieurs pièces qui furent jouées pour la première fois devant Louis XIV.