Bouddhisme, études et matériaux/Chapitre 1

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Bouddhisme, études et matériaux
Théorie des douze causes.
(p. 1-5).

§ l. — Origines bouddhiques de la chaîne duodénaire.




1. On peut reconnaître, dans un certain nombre de formules qui paraissent très archaïques, soit le germe, soit les premières ébauches, soit d’anciennes variantes du Pratītyasamutpāda.

i. La définition de la deuxième Noble Vérité (Sermon de Bénares) fournit le cadre et explique le but du Pratītyasamutpāda (à savoir : dérivation de la souffrance, explication des causes de la renaissance) : « L’origination samudaya) de la souffrance, c’est la soif (= désir), qui conduit à la renaissance (punarbhava : ré-existence), qui est accompagnée de plaisir et d’attachement (nandī-rāga), qui se complaît çà et là[1] ; elle est triple : concupiscence, désir d’existence, désir de non-existence ».[2] — Et « ré-existence » est synonyme de souffrance en effet ; car, d’après la définition de la souffrance (première Noble Vérité) : « La naissance est souffrance ; la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance,… le corps et l’âme, la vie physique et la vie morale (= skandhas) sont souffrance ».

C’est-à-dire, pour dégager une « chaîne de causalité » : la soif (tṛṣṇā), désir sensuel ou intellectuel, accompagnée du plaisir (nandī) qu’elle trouve dans son objet et de l’attachement (rāga), produit la renaissance (punarbhava), c’est-à-dire la souffrance (duḥkha) : naissance, vieillesse, mort ; tous les incidents de la vie et la vie elle-même sont souffrance.

ii. Un texte collectionné dans le Suttanipāta, recueil considéré comme ancien, le Dvayatānupassana sutta (vers 724, suiv., SBE., X, p. 129), établit une série de couples (duka) envisagés au double point de vue de l’origine (utpāda) et de la destruction (nirodha = non production à nouveau) : « Ceci étant, cela est ; ceci n’étant plus, cela n’est plus ». — « Cela », c’est la souffrance, la renaissance ; « ceci », c’est successivement (1) upadhi (hypo-thesis = acte), (2) avidyā, ignorance ; (3) saṃskāras, (synthesis), idéologie : (4) vijñāna, intelligence, connaissance ; (5) sparśa, contact ; (6) vedanās, sensations ; (7) tṛṣṇā, soif ; (8) upādānas « seizures » « assomptions » ; (9) ārambhas, efforts, entreprises, volontés ; (10) āhāras, aliments ; (11) iñjitas, mouvements. — « Toute la souffrance qui se produit, elle se produit en raison d’upadhi, en raison d’ignorance..... »

Le septième de ces « couples » est la substance de la deuxième noble vérité. — Plusieurs ne sont pas des « couples », car le premier, d’après la stance peut-être plus ancienne que la prose, met en ligne trois données : « L’ignorant, faisant upadhi[3], va et retourne sans cesse à la souffrance » ; de même le troisième qui ajoute sañña (idée, etc.) à saṃskāras, et le septième qui complète tṛṣṇā par ādāna (prise) ; le huitième met en ligne quatre ou cinq données : « En raison de l’upādāna, l’existence (bhava, c’est-à-dire la rééxistence) ; celui qui existe va à la souffrance (dukkha), (car) celui qui est né (jāti) mourra (maraṇa) : telle est l’origine de la souffrance ». — En outre rāga, attachement, est associé à chacun des termes ; par exemple : « Par la destruction du sparśa, contact, [c’est-à-dire] par la désaffection (virāga) totale à l’égard du contact… »

Ce sutta n’établit pas formellement de coordination entre les onze causes qu’il énumère : chacune est regardée comme cause de toute souffrance, et comme supprimant toute souffrance par sa propre suppression. Ou y trouve cependant, au moyen d’explications successives, une réponse complète à la question : « Quelle est l’origine de la souffrance ? » ; et cette réponse fournit, parmi d’autres, presque tous les « membres » (aṅga) de la chaîne causale. « Il semble, a dit M E. Senart, que nous remontions ici à une époque où les spéculations n’étaient pas encore enfermées dans une classification rigoureuse » (Mélanges Harlez, p. 288) ; car on sait que « peu de religions ont, autant que le Bouddhisme, figé en schèmes stéréotypés leurs doctrines fondamentales » (Oltramare, Douze causes, p. 33).

iii. Un autre sutta du même recueil, le Kalahavivādasutta (vers 802 et suiv. ; SBE, x, p. 159, comparer Dīgha, ii, p. 58) énumère les antécédents de la querelle, de la discorde, et les range en ordre de causation successive[4]. On a, en remontant, le chanda, souhait, qui repose sur l’agréable et le désagréable (sāta, asāta) c’est-à-dire sur la vedanā, sensation, laquelle à son tour repose sur le sparśa, contact. La cause du contact s’appelle nāma-rūpa, « nom et forme » (c’est-à-dire, en langage occidental et en langage vulgaire, l’âme et le corps, l’organisme matériel et intellectuel), ou encore le prapañca, — c’est-à-dire la diversité, le développement des idées et des mots (voir Kern, Manual, p. 47 ; Madhyamakavŗtti, index), qui dépend de la saññā, intelligence, conscience, idéation.


2. Les termes que nous venons de relever, dans des documents fort archaïques, peuvent être aisément organisés en série. En face de l’explication sommaire de l’origine de la douleur (deuxième Noble Vérité), on construit une théorie, d’abord schématique peut-être, où on peut croire qu’il y a plus de mots que d’idées, mais dont les coutours sont suffisamment nets.

D’une part, la « souffrance » est clairement définie comme réexistence, renaissance et remort (punarmŗtyu des Upaniṣads) ; d’autre part, on voit bien que, étant données son ignorance (avidyā, i)[5] et ses actions ou dispositions (saṃskāras, ii) conditionnées par l’ignorance, le principe intelligent (vijñāna, iii), entrant en contact (sparśa, i) avec le monde extérieur, et ressentant des impressions agréables ou désagréables (vedanā, vii), sera sujet au désir (tṛṣṇā, viii) : d’où des efforts ou volitions, des alimentations, des mouvements, et pour citer le nom qui est resté dans la liste classique, des « seizures » (upādānas, ix). D’où la nouvelle existence, dont il faut ici montrer les causes pour qu’on puisse s’efforcer de la rendre impossible en supprimant les dites causes. Cette nouvelle existence, — qu’on peut appeler simplement « existence » (bhava, x), car elle ne diffère en rien des existences présentes ou passées, — est souffrance, car elle est naissance, vieillesse, maladie, mort.

Telle est la signification qu’on peut légitimement prêter au chapitre des « doubles » (dukas) du Suttanipāta.

Mais, pour des raisons difficiles à déterminer, on voulut que le nombre des termes de la série fut douze. On y arriva, non sans gaucherie, 1o en distinguant bhava (existence) de jāti (naissance) et jarā-maraṇa (vieillesse-mort), qui en sont la glose (voir p. 2.) [Par cette distinction, en faisant de bhava un élément distinct, commandant jāti, etc., on préparait à la scolastique de grands embarras] ; 2o en introduisant dans la liste des « doubles » un fragment de la chaîne du Kalahavivāda : le sparśa (vi) a pour cause le nāmarūpa (iv) ; et 3o, pour plus de précision, en introduisant entre sparśa et nāmarūpa un intermédiaire utile, les āyatanas, ou sparśāyatanas (v), « lieux du contact », « causes du contact », c’est-à-dire les organes des sens. Par là, on définit le nāmarūpa, organisme humain, en tant qu’il est conditionné en vue du contact avec les objets extérieurs.

Nous sommes très loin de penser que la liste officielle des douze causes successives ait été constituée comme il vient d’être dit, et qu’on se soit servi à cet effet des documents que nous avons signalés ! Mais, dans cet ordre de conjectures, on a peut-être quelque chance d’approcher de la vraisemblance : « La dérivation de la souffrance est le cadre primitif, le fond de toute la théorie » (Senart). À côté de la formule de la deuxième Noble Vérité (tṛṣṇā-[nandī-rāga]-duḥkha), il y avait, ou on a construit, des « couples » parallèles, analogues, upadhi-duḥkha, avidyā-duḥkha [Celui-ci est tout à fait dans l’esprit des Upaniṣads]. C’était dès lors un jeu, dès qu’on tint compte des relations fort nettes de quelques-uns de ces couples, — « contact — duḥkha », « sensation — duḥkha », « soif — duḥkha », — de les ranger tous en causation successive : « … du contact, sensation ; de la sensation, soif ; de la soif… » ; et il n’était pas très malaisé d’arriver au chiffre douze qu’on s’était fixé d’avance.

C’est par des procédés de cette nature que fut établie la chaîne duodénaire : « En raison de l’ignorance, les saṃskāras ; en raison des saṃskāras, le vijñāna ; en raison du vijñāna, le nāmarūpa,… les six organes… le contact… la sensation… la soif… l’upādāna… l’existence… la naissance ; en raison de la naissance, la vieillessemort, chagrin-lamentation-douleur-tristesse-tourments. Telle est la production de toute cette masse de souffrances ». — Et inversement : « De la destruction de l’ignorance, destruction des saṃskāras… Telle est la destruction de toute cette masse de souffrance ».

Il y a de très bonnes parties dans la chaîne : ṣaḍāyatana-sparśa-vedanā-tṛṣṇā. — L’ignorance (avidyā) est indispensable en tête de la liste, car les bouddhistes, comme le Yoga, comme Bossuet, la regardent comme « la pire des maladies de l’âme et la mère de toutes les autres ». — Saṃskāras (opérations d’ordre intellectuel et surtout moral), qui paraît bien proche de saṁjñā, conscience, et vijñāna, intellect, sont visiblement des causes de la soif (tṛṣṇā). Pourquoi ils occupent telle ou telle place dans la liste, quelle est leur valeur exacte, d’où ils ont été empruntés, pourquoi upadhi a disparu, pourquoi nous avons upādāna au lieu de ādāna ou rāga ou karman, n’est-il pas superflu de se le demander ?



  1. Un excellent commentaire de cette expression tatratatrābhinandinī dans JPTS., 1884, p. 104.
  2. Voir ci-dessous, § II.
  3. Sur ce terme difficile, voir Senart, Mélanges Harlez, p. 293.
  4. Comparer la série, jaïna : wrath, pride, deceit, greed, love, hate, delusion, conception, birth, death, hell, animal existence, pain. (Hopkins, Religions of India, p. 293).
  5. Nous indiquons les numéros d’ordre assignés aux termes dans la liste duodénaire.