Bouddhisme, études et matériaux/Chapitre 3

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§ III — Interprétations de la liste considérée dans son ensemble.


Nous avons, pour chacun des membres, énuméré et classé les diverses explications canoniques et autres. Ces explications, si ingénieuses et fondées qu’elles puissent être dans le détail, sont souvent inconciliables et inadmissibles quand on vient à examiner l’ensemble. Il nous faut maintenant passer en revue quelques-unes des théories par lesquelles on a prétendu les ramasser dans une synthèse organique. — Rien n’empêche d’ailleurs de supposer que les premiers rédacteurs ont su, ou à peu près, ce qu’ils voulaient dire, de supposer que les théologiens tard venus n’ont fait que dégager le dogme ancien encombré par l’exégèse. Nous ne prendrons pas parti là-dessus.


1. Les premières considérations que nous ayons à exposer sont l’application à la liste canonique d’un système raisonné et raisonnable sur les doctrines que doit enseigner le Pratītyasamutpāda, s’il est bien construit en effet ; et ces considérations ont pour point de départ la deuxième noble vérité, en laquelle nous avons reconnu l’origine et la première ébauche de toute cette partie de la discipline bouddhique[1]. i. Renaissance (janma) et souffrance (duḥkha) procèdent de l’acte (karman) : elles en sont le fruit (phala), le « ripening « (vipāka) ; à son tour, l’acte procède de la passion, « infection » (kleśa) : telles sont les données logiques du problème. Le Pratïtyasamutpâda, qui se donne comme une description analyti([ue de la production des phénomènes douloureux (« ... Telle est l’origine de toute cette masse de souffrance »), doit par conséquent exposer trois phases, ou chemins, ou ornières (vartman, vaffa), à savoir hleia, « infection », Jcarman, acte, vipdJca ou duhkha ou janma, fruit, c’est-à-dire souffrance, c’est-à-dire naissance {}). . De sa nature, kleéa est double : (a) « infection î) intellectuelle, l’aveuglement (moka), l’ignorance (avidyâ), qui ouvre la porte à toutes les erreurs et à toutes les passions ; (b) les passions proprement dites, soif (trsnâ), amour, haine, et leurs multiples succédanés. — Qu’est-ce d’ailleurs qui précède, dans l’ordre du temps, l’ignorance ou la soif ? Les deux termes se causent l’un l’autre : aucun n’a d’origine (2).

Si on demande quels sont les membres de la chaîne qui rentrent dans ce kleéavartman, on énumèrera : avidyà (i), l’ignorance des quatre vérités, et, pour aller plus au fond, l’idée de « moi » et de « mien « ; trsnà (viii), qui peut représenter en effet toutes les passions ; upâdâna (ix), soif intense, si intense qu’elle va passer à l’acte, ou développement (sous forme d’hérésie) du principe d’ignorance implicitement contenu dans trsnâ.

2. L’acte, karman, n’est pas nommé par son nom dans la liste


(1) Voir Visioddhimagga, xvii, summary in JPTS. 1891. 141, Warren, 173, Abhidhammasatïigaha, viii, 37 {JPTS. 1884, 37). Sources sanscrites, Abhidharmahosa, iii, 18 foll. ; Dasàbhûmaka, chap. vi {éik-Hclsamuccaya, p. 227, Bodhicary avatar a, ad IX ad flnem) ; Pratltyasa^nutpâdahrdaya de Nâgârjuna, Tandjur, Mdo, XVII, 165b ; Madhyamakavrtti, 522, 15 ; Lotus, V, 59. SBE. xxi, p. 138 ; Ndmasamglti, ad 84 (qui fait des trois termes des « samhlesas » : klesasamklesa, karma°, janma°).

(2) Voir Oltramare, Douze causes, p. 34 ; Ang., V. 113, llG ; Nettipakara^a, 86, 109 ; Yisuddhimagga apud Warren, 171. duodénaire, bien qu’il y soit nécessaire ; mais on l’y trouvera d’autant plus facilement qu’on a, depuis longtemps, senti le besoin de l’y introduire.

Les anciens documents définisseut les samskaras (ii) comme bons, mauvais, neutres ; la notion d’action est visible dans la racine du mot : les samskâras seront donc karman. Et que faire de bhava (x) ? Arbitrairement, mais depuis longtemps séparé de jàti (= pimarbhava), placé après upâdàna qui est défini comme " passion «, il faut bien qu’il couvre le concept karman.

3. Quant aux autres termes, vijñâna (iii) — vedanà (vii), jâti- jaramarana, etc. (xi-xii), ce sont des fruits de l’acte, des souf- frances (soit en soi, soit parce que conditions de la souffrance) ; ils marquent les conditions et l’évolution de l’existence doulou- reuse ; donc ils sont vipàkavartman, duhkhavartman (1).


ii. Etant posée cette distribution des douze membres, d’après leur nature, en trois catégories, il faut nécessairement établir une autre distinction, celle des temps. Le Pratïtyasamutpâda porte sur trois vies, trois époques (ou cbemin, adhvan) ; il est trikândaka, à trois tronçons, triparlvarta, à triple révolution (même expression, parlvarla, pour la marche des planètes). — Cette manière de voir s’impose par le seul examen de la liste.

De toute évidence jati, naissance, ne peut suivre sparsa, trsna, …. bhava, que si on lui donne le sens de « renaissance » : telle a toujours été l’opinion des doctes de l’Inde et d’Europe. Samskâras, qu’on entende actes, prédispositions, traces laissées par les actes, ne peut précéder vijnâna (traduit dans D’tgJia, « vijnâna qui s’incarne »), que s’il s’agit de samskâras d’une précédente exis- tence. On aura donc

1. Vie antérieure : avidyà et samskâras.
2. Vie actuelle : vijnâna …. bhava.
3. Vie à venir :jâti-jarâmarana (2).

(1) Il est bien entendu, cependant, que tous les membres de la chaîne sont douloureux : amdyd-§addyatana = saniskâraduhkhatâ ; sparéa- vedanû = duihhaduikhatd, et le reste parindmaduhkhatâ (Dasabliû- raaka).

(2) Cette explication a été devinée par les traducteurs des Vinaya Texts

Cette définition, nécessaire en raison des données canoniques, ne va pas sans quelques difficultés et quelque commentaire.

1. La vie antérieure est résumée eu deux termes : ce qui s’entend 1° si on la considère seulement comme cause de la vie présente, et non pas en elle-même (car elle comporte naissance, etc.), 2° si on attribue aux deux termes avidyà, samskàras, un sens très large, analogique, qui leur permette de représenter les diverses causes de la vie actuelle^ (^), lesquelles sont au uoml)rt» de cinq : avidyâ (= moha, ignorance, confusion) ; samskàras (= âyuhanâ = âvyuha, constructions intellectuelles, admissions) ; trsnâ (= nikanti, désir ou complaisance) ; upàdâna (= upagamana, going towards or near) ; bhava (= cetanà, volition) (2).

2. La vie présente sera considérée 1° comme résultat de la vie antérieure, c’est-à-dire définie dans son organisme et les réactions nécessaires de cet organisme : vijnàna, nCimarUpa, sadây((tana, sparéa, vedanà, et 2° comme cause de la vie à venir : aux termes trsnâ, upàdàna, hhavn, il convient d’ajouter âvidyâ et samskâras ; car la vedanà ne produit trsnâ que parce que l’âvidyâ innée, originelle, provoque au moment du sparsa un jugement (manaskâra = samskàra) erroné ; le saint (arhai) exempt d’avidyâ, exempt de « constructions intellectuelles », sent (vedanâ), sans désirer (trsnâ).

3. La vie à venir, en tant qu’effet de la vie présente, comporte les mêmes cinq termes « effets », vijñâna-vedanà ; mais tandis que, dans l’exposé de la vie présente, on se préoccupait de marquer la relation de ces « effets » avec les termes « causes » qui en surgissent, le but ici est d’insister sur le caractère douloureux (duhkhavartman) ; d’où la rédaction « naissance, vieillesse, mort, etc. ».


(1) avidya = pûrvaklesadasa, pûrvantasarvahlesasvabhâvâ = « tout le klesa de la vie ancienne » ; samskaras = pauranam karma = « l’acte ancien » (Abhidharmakosa, iii, 20).

(2) Définitions de Visuddhimagga, xix, l. 88 ; Warren, p. 177, 245, semble peu correct. — Sur avyûha, voir Madhyamakavrtti, p. 293.

On obtient ainsi une roue, la roue éternelle de l’existence (bhavacakra[ka]) (1), le cercle des renaissances, qui roule, depuis toujours, sur vingt « rayons » (5 + 10 + 5), dont trois révolutions (parivarta) sont décrites dans la liste, qui comporte douze membres (angas), lesquels roulent dans et creusent trois ornières (trivartman) : passion, acte, souffrance (2).


2. Le système du Pratîtyasamutpâda à « triple révolution », deux membres pour la vie antérieure, huit pour la vie actuelle, deux pour la vie à venir, domine dans la scolastique. — Il est peut-être balancé, dans l’estime de quelques théologiens, par une explication qui mérite, eu effet, pour plusieurs raisons, de retenir notre attention.

L’idée centrale de cette explication est une des vieilles notions hindoues auxquelles le brahmanisme et le bouddhisme firent accueil, la notion de gandharva, être subtil échappé du cadavre et cherchant une matrice : notion familière à diverses écoles bouddhiques. — Le héros du Pratîtyasamutpâda, ce sera l’être à l’état intermédiaire (antarâbhavastha, ântarâbhavika), l’être « entre l’état appelé mort et l’état appelé conception (ou naissance) » : mrtyûpapattibhavayor antarâ bhavatîha yah.

Voici comment on peut entendre nos sources qui sont surtout

(1) anâdi bhavacahrakajn, Ahhidharmahosa, iii, 19 [Bodhicarydvatâra,’Ys.,lZ) ; hliavacaKkam avidiiâdim idam, JPTS., 1891, p. 141 ; Warren, p. 175.

(2) M. Senart (Mélanges Harlez, p. 289) pense que cette dénomination et cette conception de « roue « [cakra] « se rattache au symbolisme du dharmacakrapravartana, mise en mouvement de la roue de la loi ». La relation est parfois nettement accusée ; par exemple l’enseignement du Pratîtyasamutpâda est introduit par la formule hraUTnacaKkam pavatteti [Sam., ii, 27 = AKV., Ms. Burn. 438 b, hràhmam cakram). Il est curieux que la connaissance des quatre nobles vérités soit appelée tiparivatja dvâdasdkâra (Malmvagga^ i, 6, 28, etc.) [{{lang|en|…this is the truth… it must be understood… it has been understood]. — À mon avis, le bhavacakra a de bons antécédents dans bhavàbhava, existences, punarmrtyu, mort répétée, dans les spéculations sur les rapports de trsnâ avidyd qui se causent réciproquement. — Je ne connais que par Childers (p. 360) la petite chaîne fermée, « roue » de causation : vijñâna, sparsa, vedanâ, trsnâ, samskâra, vijñâna. des Tantras (1). — Aussitôt après la mort, ignorant ce qu’il faut prendre ou laisser (heyopâdeya) [avidyà], et en vertu des samskâras, la pensée [citta = vijñâna] revêt une forme corporelle (samràkâra) [par où il faut entendre le nàmarûpa], qui se munit des organes [sadàyatanà]. Ainsi constitué, l’être intermédiaire contemple les créatures, et, suivant que ses actions le prédestinent à telle naissance (humaine, animale), il voit certain couple embrassé : il entre en contact [sparsa] avec ce couple. Destiné au sexe mâle, il ressent plaisir et déplaisir [vedanâ], amour pour la femme, haîne pour l’homme. Daus son désir [trsnà], il pénètre par la tête de sou futur père, prend point d’appui sur sa pensée (laquelle est fixée sur l’acte sexuel), s’empare upsdci,na de l’orgaue du plaisir {sukhakàram) . — Il y a hJiava (c.-à-d. upapattihhava « état embryonnaire ») dès qu’il pénètre dans le sein maternel ; jâti après neuf ou dix mois.

L’antiquité et l’importance de cette théorie sont établies par divers témoignages. Sans la rattacher directement au Pratïtyasamutpâda, VAhhidhannaJcosa patronne l’opinion que le gandharva s’incarne par amour de la femme et jalousie de l’homme (et réciproquement suivant le sexe). Les symboles qui, dans les fresques d’Ajanta et les dessins tibétains, correspondent au sparsa et au bhava, doivent aussi être notés : sparsa = vir et mulier inter complexus ; bhava = une femme enceinte (2).

2 a. On connaît par les sources brahmaniques une théorie qui

(1) Voir Kern, Manual, p. 48, et le chap. xvi du Cajtdamahflrosanatantra, JRAS. 1897, p. 463 (‘ The Buddhist Wheel of Life from a new source ‘) et ‘ Une pratique des Tantras ‘, Actes du XP Congrès des Orientalistes, !, p. 241. — Comparer .1. Kirste, ‘ Das BuddhisticheLebensrad ‘, Album Kern, 1903, p. 74. — Sur le gandharva ou être à l’état intermédiaire voir Windiscti, Buddha’’s Geburt (Leipzig, 1908).

(2) Georgi, Alphabetum Tibetanum, (Romae, 1762) p. 486 ; Paulin de St Barthelemy, Systema brahmanicum [Romae, 1796) ; Waddell, JRAS., 1894, p. 367 (Buddha’s Secret from a sixth century pietorial commentary and Tibetan tradition ‘) and Laynaism (1895) p. 108 ; Barth, Bulletin des Religions de l’Inde, 1899-1902, iii, p12 (dans RIIR.) ; et Deux Notes sur le Pratityasamutpâda, Actes du XIVe Congrès des Orientalistes, i, p. 195. (L’interprétation des symboles adoptée par Waddell et ses informateurs tibétains est probablement erronée). place dans la matrice le développement vijnâna-upàdàna. Par exemple, nâmarûpa est le " rudinuMitary flakelike, bubblelike embryo >• ; sparsa, " cold and Avarmtb … ou the embryo’s part « ; bhara est la naissance ijàti, la classe d’êtres h laquelle appartient le nouveau-né. — Il ne paraît pas certain que nos informateurs aient compris leurs sources (1).

3. À examiner la chaîne, on voit que quelques-uns de ses membres se succèdent en se causant les uns les autres : sparsa, redanâ, tṛṣṇā, Upâdâna : mais encore ce processus va-t-il se renouvelant au cours de toute la vie. D’ailleurs, si l’avidyâ n’était pas présente ou prolongée par les samskâras, la vedanâ ne produirait pas la tṛṣṇā, et le spartia suppose l’existence des organes, du nâmarûpa. du rijnàna, — Il s’ensuit cpie les membres (angas) peuvent être regardés, non comme une succession de faits dérivés les uns des autres, mais comme les coefficients simultanés de l’existence (hliava-aùt/a).

De ce point de vue, le vijñàna. dont on a d’ailleurs fait un « élément » (dhâtu, voir p. 17) en raison de sa diffusion et de sa persistance, reçoit par excellence le nom de bhavânga, partie maîtresse de l’existence. Il est la semence et la moelle, tant au point de vue physique qu’intellectuel, de tout ce développement qu’est une existence (Stmahhàva), un " lot „ de vie entre une conception et une mort, — développement que ne supporte aucun principe permanent (âme), mais néanmoins organique, vitaliste, régi par une force interne (2). Le rijñâna. prédisposé d’une certaine manière par les actes anciens, destiné à se développer d’une manière et dans des conditions déterminées par ces prédispositions, est la graine (bîja), et encore la tige et le fruit : on peut le définir comme une série d’états de conscience.

On peut dénommer les facteurs sous l’influence desquels le

(1) Voir Brahmavidyâbharava apud Thibaut, SBE. XXXIV, p. 404 (ad ii, 2, 19). Hodgson, Languages… of Nepal and Tibet, (1874), p. 79, d’après la Raksâ bhagavatï ( ?), upàdâna = embryotic existence, bhava = birth or actual physical existence ; jâti = distinction of genus and species among animate beings. — Interprétations mal venues.

(2) Voir Hastings’ Encycl. art. Death. vijmna, graine, réagit : la soif l’arrose et riiumecte ; l’ignorance l’ouvre {avahirati) ; l’acte, tout ou l’eugeudraut avec la soif, fait office de champ. Ces quatre membres, avidyâ, tṛṣṇā, karman, vijñâna sont donc les quatre causes générales qui font « tenir ensemble » (samjhata) le Pratityasamutpâda (1).

Il n’est pas impossible de concilier cette vue plus profonde de la vraie nature du processus, avec la théorie canonique des douze causes successives. L’Abhidharma sanscrit résout le problème par la théorie du rratïtyasanuitpâda " statique )> (âvasthika), contrasté et combiné avec le Pratïtyasamutpâda « de relation » (sâmbandhika), c’est-à-dire montrant l’enchaînement des causes et des effets.

À tous les moments, sauf peut-être (d’après quelques-uns) au moment de l’incarnation, ce que nous appelons " être « (sattva) est un complexe oh e vijnàna occu)e l’emploi de régent, mais oii ne manquent pas les autres skandhas. Le Pratïtyasamutpâda peut être considéré comme l’énumération d’un certain nombre d’états {avastha) de ce complexe quinquénaire (cinq skandhas) et quaternaire (quatre éléments grossiers, mahàhhûta), — états consécutifs, qui reçoivent leur nom du caractère et du facteur qui dominent dans chacun d’eux (2).

L’idée première de cette conception est ancienne, car on ne peut en méconnaître les germes dans Majjhima, I, p. 266 ; et elle est certainement très raisonnable (3). Mais il était difficile de la préciser sans tomber dans l’arbitraire, et on peut penser que les définitions de V Ahhidharmakoàa sout quelquefois forcées. On a :

(1) D’après Sâlistamba cité Madhyamahavrtti, p. 566, Sihsâsamuccaya, p. 225 ; Oltramare, Douze causes, p. 42. Comparer Wenzel, Nâgârjuna’s Friendly Epistle, 50, 1Il [JPTS. 1886).

(2) dvddasa pfiHcaskandhihd avastha dvâdasâyigàni…. ….yatra yasya pràdhdnyam iatra tasya nirdesah.

(3) Comparer Oldenberg, Buddhœ p. 276. — L’exposé qui suit d’après Abhidharmakosa, iii, 21 suiv. C’est le système que Klaproth expose d’après des sources chinoises dans la note du Foe-koue-ki, p. 286 et suiv. (Paris, 183()) ; je lui emprunte les indications des années ipouv sparsa et suiv.

vijñāna = l’élément (skandha) de la conception, le vijnâna qui s’incarne (pratisamdhivijnàna), c’est-h-dire le manas (manovijnana) ; il ne s’agit pas d’opérations intellectuelles, car l’esprit est considéré comme aflolé, hébété (mûdha) dans la matrice.
nāmarūpa = ce vijnâna prend aussitôt un point d’appui, occupe un gîte : il développe les cinq skandhas. Cette période va jusqu’au moment de la vie utérine où apparaît le
ṣaḍāyatana = les six organes des sens (indriya) (1) ; plus exactement, la période de nâniarûpa se prolonge jusqu’au moment où apparaissent les quatre organes de la vue, de l’ouïe, du goût, de l’odorat. Car le tnana-indriya et le kâya-indriya (le sens mental et le sens corporel ou vital ?) existent dès le commencement de l’existence, dès la conception (bhava eva = upajtattibhaVe) (2). — La période désignée par sadnyaiana comprend la fin de la vie utérine. La période du
sparśa commence à la naissance (jâiâvasthâyâm) ; elle se prolonge (d’après la source chinoise) jusque trois ou quatre ans, faisant place à la période de
vedanā, c’est-à-dire, non pas la sensation agréable ou désagréable, qui accompagne le sparèa dès son origine ; mais la capacité de discerner les causes de la sensation agréable, etc. D’après les sources chinoises cette période s’étend de six ou sept ans jusque douze ou treize. Elle fait place à la
tṛṣṇā, c’est-à-dire, non pas la soif sous tous ses aspects, mais

(1) nāmarūpam = anispannasadâyatanâvasthâh pañca skandhâh.

(2) Je tiens compte de Katâvatthu, XIV, 2 : les êtres qui naissent d’une matrice ne possèdent au moment de la conception (pafismndhihkhane) que le sens mental et corporel. (Il en est autrement des êtres « apparitionnels », opapâtika, see Hastings’ Encycl. art. Bodhisattva, 742). La définition de la vie embryonaire dans Sam., i, 206 (5 garbhâvasthâs, Mahâvyutpatti, § 190, AKV. Ms. Burnouf 134 a) exclut l’idée d’un corps doué d’abord des organes des sens. Voir Windisch, Buddha’s Geburt, p. 87 (Leipzig, 1908) ; comp. Garbhopanisad, (Calcutta, 1872), p. 12. — Il y a de curieuses données hindoues, tantriques, bouddhiques sur l’intelligence de l’embryon, ses connaissances surnaturelles ; il est censé les perdre dans les douleurs de l’enfantement (Svayambhūpurāṇa). l'attachement plus vif, et surtout l’appétit sexuel : « la tṛṣṇā est l’état de celui qui désire les jouissances sensibles et l’amour « (bhogamaithunaràginah) : de quatorze ou quinze ans jusque dix-huit ou dix-neuf.

upādāna : période de la quadruple infection (kleśa) : concupiscence, hérésies, ritualisme, croyance au moi ; c’est la période durant laquelle sont en [plein] exercice les passions en vue de la possession des jouissances : bhogānāṃ prāptaye kleśasamudācārāvasthā.
bhava : l’acte qui aura pour fruit une nouvelle existence, qui commence par
jāti : conception.
jarāmaraṇa : vieillesse-mort. Il y a vieillesse et mort dans la présente existence ; et la vieillesse qui est le « cooking », le « ripening » des éléments (skandhas) commence à la période de vedanā.

4. On peut établir l’équivalence : les cinq skandhas = nāmarûpa = les cinq dhātus, à savoir le vijñāna et les quatre grands éléments (terre, etc.). — La théorie des skandhas comporte une analyse de l’élément vijnâna (= nâma = vedanà, samjnà, samshàras, vijñāna) ; la théorie des dhātus insiste sur la nature du rūpa (= terre, etc.).

Nous avons vu que l’Aṅguttara, I, 176, considère les six dhàtus (terre, etc. ; espace et vijnâna) comme cause de la « descente de l’embryon »[2] ; le Majjhima, iii, 239, entre dans plus de détails, distingue le dhàtu interne et externe, « l’assumé » et le « non assumé » (upàdinna) (1), c’est-à-dire l’élément terre (eau, etc.) du corps et l’élément terre extérieur ; et il spécifie le rôle des divers dhâtus dans la constitution et la vie organique du corps. Le Majjhima, ii, 17, omet l’espace ; il insiste sur la distinction du corps, formé des quatre éléments (terre, etc.), provenant du père et mère, s’accroissant par l’alimentation, et de « ce mien vijñâna » qui est lié au corps.

La scolastique (sanscrite) (2) a su tirer un heureux parti de ces indications ; profitant de la vieille phraséologie qui employait notamment deux termes, hetu et pratyaya, comme pour épuiser le concept de cause, elle affecte de voir dans les hetus des causes successives, pour mieux dire des aspects particuliers et successifs de la chose elle-même (en fait, du vijñâna), et dans les pratyayas des causes générales, des conditions permanentes du développement. On distinguera donc dans le Pratîtyasamutpâda deux « combinaisons » (upanibandha), la première de hetus, à savoir les douze membres (anga), qui sont liés par leur causation successive (ils naissent en raison l’un de l’autre), la seconde de pratyayas, à savoir les dhâtus, terre, eau, feu, vent, espace, intellect, dont la concurrence (samavâya) constitue la « combinaison » : la chaîne des hetus (c’est-à-dire des aspects de l’élément intellect) se développe en raison de cette concurrence (3).

5. Le principe de la « production en raison des causes » s’applique, non seulement à l’être humain, spirituel et physique (pratîtyasamutpàda « interne »), mais encore à l’ensemble des choses : cette notion est très nette dans Nettipakarana, p. 78. La scolastique, s’exprimant en forme de Sûtras (par exemple Sâlistambasûtra et Lankâvatâra), définit le Pratîtyasamutpâda « externe » (bâhya) sous le double aspect hetus et pratyayas. Le meilleur type est fourni par la plante.

Les pratyayas sont les dhàtus : au développement de la graine (bîja) concourent la terre qui la porte (samdhârana), l’eau qui l’humecte, le feu qui la mûrit, le vent qui l’enfle (abhinirharana ?), la saison (ou le temps, rtu)[3], qui la fait évoluer (parinàmanâ). Quant aux hetus, ou moments successifs, on a : graine, pousse, feuille, tige, bouton, fleur, fruit (qui est graine)[4].

La comparaison des deux Pratïtyasamutpâdas, interne et externe, est instructive ; on n’a pas manqué, comme nous avons vu, de remarquer l’enseignement qu’elle contient. Si l’homme est une plante, le vijnàna est la graine, et on n’est pas en peine d’attribuer à des facteurs moraux, soif, etc., une action analogue à celle que l’eau, etc., exercent sur la graine[5].


    SBE., xiii (1881), p. 75, n. 2 ad finem ; voir Visuddhimagga apud Warren, p. 176, 242 ; Abhidhammasamgaha, viii, 3. — Abhidharmahosa, iii, 20 {Bodhicarydvatnra ad ix, 15), Ccmilamaharomiiatantra, chap. xvi (JRAS. 1897, p. 468).

  1. Ce paragraphe, développement d’un mémoire du Congrès d’Alger, était écrit lorsque je pris connaissance du Compendium of Philosophy de Shwe Zan Aung édité par Mrs Rhys Davids (PTS. 1910), voir p. 259 et suiv. et la planche p. 262. — Je suis d’accord sur tous les points avec M. S. Z. Aung ; un seul excepté. Je préfère l’autorité du Vibhaṅga à celle du Commentaire de l’Abhidhammasaṅgaha : donc le kammabhava est bien causé par l’upādāna (Vibhaṅga, 137 contre le texte cité par Aung 262). — Je ne crois pas que upapattibhava ou uppattibhava puisse s’entendre « passive side of life » et comprendre le groupe pratisa’iTidhivijñana — vedantà : en pâli comme en sanscrit, upapatti = birth, rebirth. — M. S. Z. Aung a tort de ne pas marquer le kilesavatta dans son diagramme.
  2. Il paraît assez probable que les bouddhistes adoptèrent d’abord une théorie toute faite des six dhàtus ; on peut aussi, si on y tient, croire qu’ils ajoutèrent l’élément spirituel (vijndna) aux quatre dhcUits (bhûta, terre, etc.) des matérialistes, et à l’espace en lequel ceux-ci faisaient se dissiper, à la mort, les organes des sens ou facultés intellectuelles (comparer DtgJia, i, 55, Rhys Davids, Dialogues of the Buddha, i, 73, opinions de Ajita) — Plus tard certaines écoles éliminèrent l’espace, voir Hastings Encycl. art. Cosmology, vol. IV, p. 131 b.

    On consultera Nettipakarana, 75 (qui ignore l’espace). Pitâputrasa- màgama, cité dans Siksâsamuccaya, 244, qui est une refonte de Majjh., iii, 239. Le rôle des dhàtus dans Garbhopanisad (Calcutta, 1872, p. 11 ; pour la date, Weber, Vorlesungen, 1876, p. 177), est défini dans des termes fort semblables à ceux des sources bouddhiques ; Windisch, Buddha’s Geburt (p. 47, 86) compare Gaudapâda ad Sâmkhyakârikâ, 39. L’influence bouddhique est possible.

    (1) Voir ci-dessus, p. 29.

    (2) Sàlistambasûtra, cité dans Madhyamakavrtti, p. 561.

    (3) Voir Nettipakarana, p. 78-80, la semence est le hetu de la pousse, car elle est cause propre de la pousse, et la pousse est de la nature de la semence ; la terre et l’eau sont pratyayas, causes ou conditions générales. — Pour la lampe, la mèche, l’huile, etc, sont pratyayas et non pas hetus : le hetu, c’est la flamme qui doit avoir existé d’abord pour exister plus tard ; l’huile, la mèche ne produisent pas la flamme. Le hetu est l’être même (svabhâva), il est interne, producteur, particulier, il est « cause » ; le pratyaya est « autrui », externe, auxiliaire (parigrâhaka), général : c’est un « coefficient ».

  3. L’élément « saison » (rtu) est mentionné dans Visuddhimagga, JPTS., 1893, p. 144.
  4. Dans Lànkâvatâra, p. 85 (Calcutta, 1900) le Pratîtyasamutpâda externe est illustré par la cruche (dont les pratyayas sont : terre, bâton, roue, corde, eau, effort humain), par l’étoffe (fils), la pousse (graine), le beurre (lait).
  5. Cf. Warren, p. 242.