Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre I

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Hetzel (Tome 2p. 1-23).


SECONDE PARTIE


I

ANTIGOA.

Cette dépossession de Saint-Barthélemy, au profit de la France, qui enlevait à la Suède sa seule colonie antiliane, il n’était pas à craindre qu’elle se produisit en ce qui concernait Antigoa au détriment du Royaume-Uni. Si Magnus Anders n’avait plus retrouvé son île natale sous la dénomination scandinave, Hubert Perkins allait retrouver la sienne dans le domaine colonial de la Grande-Bretagne.

L’Angleterre ne se dessaisit pas volontiers de ses possessions : elle a la dent longue et est plutôt disposée, autant par instinct que par intérêt, à s’attribuer les conquêtes des autres, insulaires ou continentales. C’était elle, d’ailleurs, qui détenait et détient encore le plus grand nombre des Indes Occidentales, et qui sait si l’avenir n’en montrera pas quelque autre abritée sous le pavillon des Îles-Britanniques ?…

Cependant Antigoa n’a pas toujours appartenu à l’ambitieuse Albion. Habitée d’abord par les Indiens Caraïbes jusqu’au début du XVIIe siècle, elle tomba entre les mains des Français.

Mais la raison qui avait enfin décidé les indigènes à l’abandonner fut aussi celle qui décida les Français, après quelques mois d’occupation, à regagner l’île Saint-Christophe d’où ils venaient. Il y a manque absolu de rivières à Antigoa. À peine y rencontre-t-on des rios que les eaux fluviales alimentent un instant. Or, en vue des besoins de la colonie, il eût fallu, pour recueillir ces eaux, construire de vastes citernes.

Voilà ce que comprirent et firent les Anglais en 1632, lorsqu’ils s’installèrent sur Antigoa. Ces réservoirs furent établis dans les conditions les plus avantageuses. La campagne put être largement irriguée, et, comme le sol se prêtait à la culture du tabac, c’est à cette culture que s’adonnèrent principalement les planteurs — ce qui, dès cette époque, assura la prospérité de l’île.

En 1668, éclata la guerre entre l’Angleterre et la France. Une expédition, organisée à la Martinique, fit voile pour Antigoa. Les envahisseurs détruisirent les plantations, emmenèrent les noirs, et, pendant toute une année, l’île fut aussi déserte que si elle n’eût jamais possédé un seul habitant.

Un riche propriétaire de la Barbade, le colonel Codington, ne voulut pas que les travaux exécutés à Antigoa fussent perdus. Il s’y transporta avec un nombreux personnel, il attira des colons, et, joignant la culture du sucre à celle du tabac, il lui rendit son ancienne prospérité.

Le colonel Codington fut alors nommé capitaine général de toutes les îles Sous-le-Vent qui dépendaient de l’Angleterre. Administrateur énergique, il imprima une grande activité à l’industrie agricole et au commerce des colonies anglaises, activité qui ne devait pas se ralentir après lui.

Ainsi, en y arrivant à bord de l’Alert, Hubert Perkins reverrait une Antigoa aussi florissante qu’au jour où il l’avait quittée, cinq ans auparavant, pour venir faire son éducation en Europe.

La distance entre Saint-Barthélemy et Antigoa n’est au plus que de soixante-dix à quatre-vingts milles. Mais, lorsque l’Alert eut pris le large, des calmes persistants, auxquels succéda une brise assez faible, retardèrent sa marche. Il passa en vue de Saint-Christophe, cette île qui fut livrée aux compétitions anglaises, françaises, espagnoles, et dont la paix d’Utrecht, en 1713, assura aux Anglais la possession définitive. Et, si elle porte ce nom de Christophe, il lui vient de Colomb, qui la découvrit après la Désirade, la Dominique, la Guadeloupe et Antigoa. C’est la signature du grand navigateur génois sur cette magnifique page des Indes Occidentales.

Saint-Christophe, disposée en forme de guitare, que les indigènes appelèrent « la fertile », fut, pour les Français et les Anglais, « la mère des Antilles ». Les jeunes passagers ne purent qu’admirer ses beautés naturelles en longeant le littoral à moins d’un quart de mille. Saint-Kitts, sa capitale, est bâti au pied du mont des Singes, sur une baie de la rive occidentale, au milieu des jardins et des palmeraies. Un volcan, dont le nom de Misery s’est changé pour celui de Liberty depuis l’émancipation des noirs, élève à quinze cents mètres sa masse dont les flancs rejettent des fumerolles de gaz sulfureux. Au fond de deux cratères éteints sont emmagasinées les pluies qui assurent la fertilité de l’île. Sa superficie comprend cent soixante-seize kilomètres carrés, sa population environ trente mille habitants, et l’on y cultive principalement la canne, dont le sucre est de qualité supérieure.

Certes, il eût été fort agréable de relâcher pendant vingt-quatre heures à Saint-Christophe, d’en visiter les pâturages et les cultures. Mais, outre que Harry Markel n’y tenait aucunement, il fallait se conformer à l’itinéraire, et, de fait, aucun des pensionnaires d’Antilian School n’était originaire de cette île.

Dans la matinée du 12 avril, l’Alert fut signalé par les sémaphores d’Antigoa, nom que lui donna Christophe Colomb en souvenir d’une des églises de Valladolid. On n’avait pu l’apercevoir à grande distance, car elle émerge médiocrement, et son point culminant ne dépasse pas deux cents soixante-dix mètres. Quant aux dimensions d’Antigoa, elles sont relativement considérables, comparées à celles des autres Antilles, soit deux cent soixante-dix-neuf milles superficiels.

Lorsqu’il aperçut le pavillon britannique à l’entrée du port, Hubert Perkins le salua d’un vigoureux hurrah, auquel se joignirent ceux de ses camarades.

C’est par le côté nord que l’Alert se présenta pour accoster Antigoa, où s’ouvrent le port et la ville.

Harry Markel connaissait bien ces parages. Aussi ne réclama-t-il point les services d’un pilote. Quelques difficiles que fussent les abords de la baie, il y entra hardiment, laissa le fort James à bâbord, la pointe Lobloly à tribord, et vint jeter l’ancre là où les navires trouvent d’excellents mouillages, à la condition de ne pas tirer plus de quatre à cinq mètres.

Au fond de cette baie apparaît la capitale, Saint-John, dont la population compte seize mille habitants. Cette ville, en échiquier, avec ses rues qui se coupent à angle droit, est d’aspect agréable et s’étale en pleine verdure au milieu des magnificences de la zone tropicale.

À peine l’Alert eut-il paru à l’entrée de la baie, qu’une embarcation se détacha de l’appontement du port, et, enlevée par quatre avirons, se dirigea vers le trois-mâts.

Il va sans dire que Harry Markel et ses compagnons éprouvèrent en ce moment de nouvelles inquiétudes, assez justifiées en somme. Ne pouvaient-ils craindre que la police anglaise eût été mise au courant de ce sanglant drame dont l’Alert avait été le théâtre dans l’anse Farmar, que d’autres cadavres eussent été découverts, peut-être même celui du capitaine Paxton ?… Et alors, quel était l’homme qui remplissait ses fonctions à bord de l’Alert ?…

Tous furent vite rassurés. Cette embarcation amenait la famille du jeune passager. Son père, sa mère, ses deux petites sœurs n’avaient pas eu la patience d’attendre le débarquement. Depuis plusieurs heures, ils guettaient l’arrivée du navire, ils montèrent à bord avant même que l’Alert eût pris son mouillage, et Hubert Perkins tomba dans les bras de ses parents.

L’île d’Antigoa, au point de vue administratif, est le chef-lieu d’une Présidence qui comprend les îles Barbuda et Redonda, ses voisines. En même temps, elle a rang de capitale au milieu de ce groupe des Antilles anglaises relié sous le nom de Lieward-Islands, c’est-à-dire des îles du Vent, depuis les îles Vierges jusqu’à la Dominique.

C’est à Antigoa que résident le gouverneur, les présidents des Conseils exécutif et législatif, nommés moitié par la Couronne, moitié par les censitaires. À noter que l’on y compte moins d’électeurs libres que de fonctionnaires. On le remarquera, cette composition du corps électoral n’est donc pas spéciale aux colonies françaises.

M. Perkins, un des membres du Conseil exécutif, descendait des anciens colons qui suivirent le colonel Codington, et sa famille n’avait jamais quitté l’île. Après avoir conduit son fils en Europe, il était rentré à sa résidence d’Antigoa.

Comme de juste, les présentations furent faites dès que Hubert Perkins eut embrassé son père, sa mère et ses sœurs. M. Horatio Patterson, avant tous autres, reçut la poignée de main de M. Perkins, et ses jeunes compagnons furent honorés de la même faveur. Mais ce qui valut au mentor les compliments de Mrs Perkins, ce fut l’état de florissante santé des passagers de l’Alert, — compliments dont le mentor crut devoir reporter une bonne part au capitaine Paxton.

Harry Markel les accepta, d’ailleurs, avec sa froideur habituelle. Puis, après avoir salué, il vint à l’avant prendre ses dispositions pour affourcher le navire.

M. Perkins demanda tout d’abord à M. Patterson combien de temps devait durer la relâche à Antigoa.

« Quatre jours, monsieur Perkins, déclara M. Patterson. Nos jours sont comptés, comme on dit généralement de la vie humaine, et nous sommes soumis à un programme dont il ne faut pas s’écarter.

— C’est bien court, fit observer Mrs Perkins.

— Sans doute, ma chère amie, reprit M. Perkins, mais le temps du voyage est limité, et il y a encore nombre d’Antilles sur l’itinéraire…

Ars longa, vita brevis, ajouta M. Patterson, qui crut l’occasion opportune pour placer ce proverbe latin.

— Quoi qu’il en soit, dit M. Perkins, M. Patterson et les camarades de mon fils seront nos hôtes durant leur séjour…

— Monsieur Perkins, fit alors observer Roger Hinsdale, nous sommes dix à bord…

— Et assurément, ajouta M. Perkins, mon habitation serait trop petite pour vous héberger tous, mes jeunes amis !… Aussi on retiendra des chambres à l’hôtel, et vous viendrez vous asseoir à notre table.

— Dans ce cas, proposa Louis Clodion, peut-être vaudrait-il mieux rester sur l’Alert, sauf Hubert, monsieur Perkins ?… Pendant la journée, nous vous appartiendrons depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. »

Cette combinaison, étant la meilleure, eut l’approbation de M. Patterson. Mais, évidemment, Harry Markel aurait préféré que les passagers prissent logement à terre. Le bâtiment eût été moins exposé à recevoir des visiteurs, dont il redoutait toujours l’arrivée.

Au surplus, le capitaine fut également invité à la table de famille dans l’habitation de M. Perkins. Il s’excusa comme d’habitude, et Hubert fit comprendre à son père qu’il n’y avait pas lieu d’insister.

L’embarcation partie avec Hubert, les passagers s’occupèrent de mettre leurs affaires en ordre, puis d’écrire quelques lettres qu’emporterait le soir même le courrier d’Europe. Parmi elles, il convient de citer l’enthousiaste missive de M. Horatio Patterson que Mrs Patterson recevrait dans une vingtaine de jours. Il y en eut une également à l’adresse du directeur d’Antilian School, 213, Oxford-Street, London, Great Britain, dans laquelle M. Julian Ardagh trouverait des informations aussi exactes qu’instructives relativement aux boursiers de Mrs Kethlen Seymour.

Entre temps, Harry Markel terminait ses manœuvres, ayant eu soin, comme aux relâches précédentes, de mouiller l’Alert vers le milieu du port. Les hommes qui conduiraient les passagers n’auraient, point la permission de débarquer. Lui-même, il n’irait à terre que le jour de l’arrivée et le jour du départ, en raison des formalités à remplir au bureau maritime.

Vers onze heures, le grand canot fut paré.

Deux matelots aux avirons, Corty à la barre, déposèrent sur le quai les invités de M. et Mrs Perkins.

Un quart d’heure après, réunis dans une confortable habitation de la haute ville, tous s’asseyaient devant une table abondamment servie, et la conversation porta sur les divers incidents du voyage.

Âgé de quarante-cinq ans, M. Perkins, dont la barbe et les cheveux grisonnaient, avait une attitude digne, un abord sympathique, un regard affectueux, toutes qualités qui se retrouveraient un jour chez son fils. Personne n’était plus honoré que lui dans la colonie, ne fût-ce que pour les services qu’il rendait comme membre du Conseil exécutif. En même temps, homme de goût, très instruit en tout ce qui concernait l’histoire des Indes occidentales, il pourrait fournir à M. Horatio Patterson des notes précises, des documents authentiques à ce sujet. Qu’on en soit assuré, celui-ci ne se ferait pas faute de recourir à M. Perkins, et d’enrichir ainsi son carnet de voyage qu’il tenait avec autant de méthode que ses livres de comptabilité.

Mrs Perkins, d’origine créole, touchait à la quarantaine. Cette femme, aimable, attentionnée, charitable, se consacrait tout entière à l’éducation de ses deux fillettes, Bertha et Mary, âgées de dix et douze ans. On s’imagine quelle avait été la joie de cette excellente mère en revoyant son fils, en le pressant dans ses bras, après quatre années d’absence. Mais, ainsi que cela fut dit au déjeuner, le moment approchait où Hubert reviendrait à Antigoa, que sa famille n’avait jamais voulu quitter. Dans un an son temps d’Antilian School serait achevé.

« Nous le regretterons, déclara John Howard, qui avait encore deux années à passer dans l’Institution d’Oxford Street. Hubert est un bon camarade…

— Dont nous garderons excellent souvenir, ajouta Clodion.

— Qui sait si vous n’aurez pas l’occasion de vous rencontrer plus tard ?… observa M. Perkins. Peut-être quelques-uns de vous, mes jeunes amis, rentreront-ils aux Antilles ?… Lorsque Hubert sera dans une maison de commerce d’Antigoa, nous le marierons…

— Le plus tôt possible, observa Mrs Perkins.

— Hubert marié !… s’écria Tony Renault. Ah ! je voudrais voir cela !…

— Eh ! pourquoi ne serais-tu pas mon témoin ?… répondit Hubert en riant.

— Ne plaisantons pas, jeunes gens, opina dogmatiquement M. Patterson. Base de toute société, le mariage est la plus respectable des institutions de ce monde. »

Il n’y avait pas à discuter sur ce sujet. Mais Mrs Perkins fut naturellement conduit à parler de Mrs Patterson. Elle demanda des nouvelles de cette dame. Le mentor répondit avec une parfaite convenance. Il lui tardait d’avoir une lettre d’elle, et peut-être en recevrait-il une à la Barbade, avant de s’embarquer pour la traversée de retour. Et alors, tirant de sa poche une photographie qui ne le quittait jamais, il la montra non sans quelque orgueil.

« C’est le portrait d’une bonne et charmante femme, dit Mrs Perkins.

— Et la digne épouse de M. Horatio Patterson, ajouta M. Perkins.

— Elle est la compagne de ma vie, répondit M. Patterson, légèrement ému, et tout ce que je demande au ciel, c’est de la retrouver à mon retour… ce qu’elle est hic et nunc !… »

Ce qu’entendait par ces derniers mots. M. Patterson, qui l’eût pu dire ?… Il les avait prononcés en baissant la voix, et l’on n’y prêta pas autrement attention.

Le déjeuner terminé, il fut question de visiter Saint-John, puis de faire une promenade aux environs. On s’accorda toutefois une heure de sieste dans le beau jardin sous les grands arbres de la villa. M. Perkins fournit à M. Patterson d’intéressants renseignements sur l’abolition de l’esclavage à Antigoa. C’est en 1824 que l’Angleterre proclama l’acte d’émancipation, et, contrairement à ce qui se passa dans d’autres colonies, sans mesures transitoires, sans que les noirs eussent fait l’apprentissage de cette nouvelle existence.

L’acte avait bien imposé certaines obligations qui devaient en atténuer le contrecoup ; mais les nègres, presque aussitôt affranchis de ces obligations, eurent tous les avantages et tous les inconvénients d’une entière liberté.

Il est vrai, ce brusque changement fut facilité par la situation des maîtres et des esclaves qui formaient de véritables familles. Aussi, bien que l’acte d’abolition rendit immédiatement libres trente-quatre mille nègres, alors que la colonie ne comptait que deux mille blancs, il n’y eut aucun excès à regretter, aucune scène de violence à déplorer. D’un côté comme de l’autre s’établit une parfaite entente, et les affranchis ne demandèrent qu’à rester sur les plantations comme domestiques ou gens à gages. Il convient d’ajouter que les colons se montrèrent très soucieux du bien-être des anciens esclaves. Ils assurèrent leur existence par un travail régulier et rémunérateur ; ils construisirent pour eux des habitations plus confortables que les cases d’antan. Ces noirs, mieux vêtus, au lieu d’être nourris presque uniquement de racines et de poissons salés, firent usage de la viande fraîche, et leur régime alimentaire subit d’heureuses améliorations.

Si le résultat fut excellent pour les gens de couleur, il ne le fut pas moins pour la colonie dont la prospérité s’accrut dans une sérieuse proportion. Les revenus du trésor public ne cessèrent d’augmenter, alors que les dépenses administratives tendaient à s’abaisser pour tous les services.

Lors de leurs excursions à travers l’île, M. Patterson et ses jeunes compagnons s’émerveillèrent à voir les champs remarquablement cultivés. Quelle fertilité à la surface des plateaux de strate de calcaire ! Partout des fermes bien entretenues, au courant de tous les progrès de l’agriculture !

On n’a pas oublié que le réseau hydrographique étant insuffisant à Antigoa, il avait fallu établir de vastes citernes pour recueillir les eaux pluviales. À ce sujet, M. Perkins eut occasion de dire que si les indigènes avaient donné à l’île le nom de Yacama, « la Ruisselante », ce devait être dans un sens ironique. Actuellement, ses réservoirs suffisent aux divers besoins de la ville et de la campagne.

Le drainage des eaux, intelligemment combiné, s’accomplit à la satisfaction générale. En même temps que la salubrité d’Antigoa est assurée, il garantit l’île à l’avenir contre cette disette qui, par deux fois, en 1779 et en 1784, produisit d’incalculables désastres. Les colons furent dans la situation de ces naufragés qui ne peuvent plus calmer les tortures de la soif, et ce fut par milliers que les bestiaux, sinon les habitants, périrent sur l’île.

C’est ce que raconta M. Perkins, tandis qu’il montrait à ses hôtes, non sans une légitime satisfaction, ces citernes d’une contenance de deux millions cinq cent mille mètres cubes, qui fournissent à Saint-John une moyenne supérieure à celle de plus d’une grande cité européenne.

Les excursions, entreprises sous la direction de M. Perkins, ne se bornèrent pas aux environs de la capitale. D’ailleurs, elles furent toujours combinées de manière que, chaque soir, les passagers pussent regagner l’Alert.

C’est ainsi que les touristes visitèrent l’autre port d’Antigoa, English-Harbour, situé sur la côte méridionale. Ce port, mieux abrité que celui de Saint-John, fut autrefois pourvu de bâtiments militaires, casernes, arsenaux, destinés à la défense d’Antigoa. Il est en réalité formé d’un groupe de cratères, dont le niveau s’est peu à peu abaissé, et qui ont été envahis par les eaux de la mer.

Tant en promenades qu’en repas et siestes dans la villa Perkins, les quatre jours affectés à la relâche s’écoulèrent rapidement. Dès le matin, on se mettait en route, et, bien que la chaleur fût grande à cette époque, les jeunes garçons n’eurent point trop à en souffrir. Puis, alors que Hubert Perkins restait chez ses parents, ses camarades revenaient à bord se refaire de leurs fatigues dans les cadres des cabines. D’ailleurs, Tony Renault prétendait que si Hubert ne rentrait pas comme eux, c’est qu’il y avait « quelque chose », — par exemple, son mariage avec une jeune créole de la Barbade, et que les fiançailles seraient célébrées avant le départ pour l’Europe…

On riait de ses fantaisies que le grave M. Patterson ne laissait pas de prendre au sérieux.

La veille du départ, le 15 août, Harry Markel eut une alerte dans les circonstances que voici.

L’après-midi, un canot vint accoster le navire, après avoir débordé d’un brick anglais, le Flag, qui arrivait de Liverpool. Un des matelots du brick monta sur le pont et demanda à parler au capitaine.

Il eût été difficile de lui répondre que le capitaine n’était pas en ce moment à bord, puisque, depuis son mouillage, Harry Markel n’avait débarqué qu’une fois.

Harry Markel observa cet homme à travers la fenêtre de sa cabine. Il l’entendit même et se garda bien de se montrer. D’ailleurs, il ne le connaissait pas et n’en était vraisemblablement pas connu. Mais il se pouvait que ce matelot, ayant navigué avec le capitaine Paxton, commandant l’Alert, eût voulu lui rendre visite.

Là était le danger, — danger de toutes les relâches, — et il ne prendrait fin que le jour où l’Alert, ayant quitté la Barbade, n’aurait plus à rallier aucune des Antilles.

Ce fut Corty qui reçut ce matelot, dès qu’il eut pris pied sur le pont.

« Vous voulez parler au capitaine Paxton ?… demanda-t-il.

— Oui, camarade, répondit le matelot, si c’est bien lui qui commande l’Alert, de Liverpool ?…

— Vous le connaissez ?…

— Non, mais j’ai un ami qui doit faire partie de son équipage…

— Ah ! et il se nomme ?…

— Forster… John Forster. »

Harry Markel, ayant entendu ces propos, sortit alors, aussi rassuré que Corty lui-même.

« Je suis le capitaine Paxton, dit-il.

— Capitaine ?… fit le matelot en portant la main à son béret.

— Que voulez-vous ?…

— Serrer la main à un camarade…

— Qui s’appelle ?…

— John Forster. »

Harry Markel eut un instant la pensée de répondre que John Forster s’était noyé dans la baie de Cork. Mais il se souvint d’avoir attribué le nom de Bob au malheureux dont le cadavre était venu à la côte. Deux matelots perdus avant le départ, cela eût sans doute paru suspect aux passagers de l’Alert.

Harry Markel se contenta donc de dire :

« John Forster n’est pas à bord…

— Il n’y est pas ?… répéta le matelot assez étonné. Je croyais bien l’y trouver, pourtant…

— Il n’y est pas, vous dis-je, ou plutôt il n’y est plus…

— Lui est-il arrivé quelque malheur ?…

— Il était malade au moment de partir, et a dû débarquer. »

Corty ne put qu’admirer la présence d’esprit de son chef. Mais, si le matelot du Flag eût connu le capitaine Paxton, les choses auraient sans doute mal tourné pour Harry Markel et ses compagnons.

Le matelot n’ajouta donc rien, si ce n’est : « Merci, capitaine ! » et il redescendit dans le canot, très chagriné de n’avoir pas rencontré son camarade.

Et, lorsqu’il fut au large :

« Décidément, s’écria Corty, c’est un jeu trop périlleux que nous jouons là !…

— Possible, mais qui en vaut la peine !

— N’importe !… De par tous les diables, Harry, il me tarde d’être en plein Atlantique !… Là, pas d’indiscret à craindre…

— Cela viendra, Corty… Demain l’Alert reprendra la mer…

— Pour ?…

— Pour la Guadeloupe, et, en somme, une colonie française est moins dangereuse pour nous qu’une colonie anglaise ! »