Bourses de voyage (1904)/Deuxième partie/Chapitre II

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Hetzel (Tome 2p. 24-48).

II

LA GUADELOUPE.

La distance qui sépare Antigoa de la Guadeloupe, ou pour mieux dire du groupe d’îles compris sous ce nom, n’est que de cent à cent vingt milles.

Dans des conditions ordinaires, l’Alert, servi par les vents alizés en quittant le port de Saint-John le matin du 16 août, aurait pu être à destination en vingt-quatre heures.

Louis Clodion devait donc espérer que, dès le lendemain, au lever du jour, les premières hauteurs de l’Antille française se dessineraient à l’horizon.

Il n’en fut pas ainsi. Des calmes, ou plutôt la faiblesse de la brise, retardèrent }} la marche du bâtiment, bien qu’il eût toute sa toile dehors. D’autre part, il rencontra une lame courte et résistante, malgré l’insuffisance du vent. Cela tenait à ce que cette partie de la mer, très ouverte au large, n’est plus protégée par les îles. La houle, troublée par certains contre-courants, déferle, avant d’aller se briser sur les roches de Montserrat. Même si l’Alert eût été appuyé par une fraîche brise, il n’aurait pas évité les brutales secousses de cette traversée. Il en résulta que M. Horatio Patterson émit quelques doutes sur l’efficacité des noyaux de cerise comme préservatifs du mal de mer.

À la rigueur, Harry Markel aurait pu passer en dedans de Montserrat, où la houle était moins forte. Mais il se fût exposé à de trop fréquentes rencontres de navires, ce dont il se gardait le plus possible. Puis, la route se serait allongée d’une trentaine de milles. Il aurait fallu redescendre jusqu’à l’extrémité méridionale de la Guadeloupe, et, après l’avoir doublée, remonter peut-être vent debout en vue de la Pointe-à-Pitre.

La Guadeloupe se compose de deux grandes îles.

L’île de l’ouest est la Guadeloupe proprement dite, que les Caraïbes appelaient Curucuera. Officiellement désignée sous le nom de Basse-Terre, bien que son relief soit le plus prononcé du groupe, ce nom lui vient de sa situation par rapport aux alizés.

L’île de l’est, sur les cartes, prend la dénomination de Grande-Terre, quoique sa contenance superficielle soit inférieure à l’autre. L’étendue totale des deux îles se chiffre par seize cent trois kilomètres carrés et leur population par cent trente-six mille habitants.

La Basse-Terre et la Grande-Terre sont séparées par une rivière aux eaux salées, dont la largeur varie de trente à cent vingt mètres, et que franchissent les navires d’un tirant de sept pieds environ. L’Alert n’aurait pu suivre ce passage, qui est le plus direct, qu’au plein de la marée, et encore ce n’eût pas été le fait d’un capitaine prudent. Aussi Harry Markel prit-il le large, à l’est du groupe. Cette navigation dura quarante heures au lieu de vingt-quatre, et ce fut seulement dans la matinée du 18 août que le trois-mâts parut à l’entrée de la baie où se jette la rivière salée, et dont le fond est occupé par la Pointe-à-Pitre.

Il y eut tout d’abord à dépasser la bordure d’îlots disposée autour du bassin qui forme le port et auquel on accède par un chenal étroit et sinueux.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis que la famille de Louis Clodion avait quitté les Antilles, sauf le frère de sa mère resté à la Pointe-à-Pitre. Avec leurs enfants, ses parents s’étaient fixés en France, à Nantes, où M. Clodion dirigeait une importante maison d’armements au long cours. Aussi le jeune Louis avait conservé le souvenir de son île natale, d’où il n’était parti qu’à l’âge de quinze ans, et il comptait en faire les honneurs à ses camarades.

En venant par l’est, l’Alert reconnut premièrement la pointe de la Grande-Vigie sur la Grande-Terre, la plus septentrionale du groupe, puis la pointe des Gros-Caps, puis la pointe de l’Anse aux Loups, puis l’anse Sainte-Marguerite, et, tout à fait à l’extrémité sud-ouest de la Grande-Terre, la pointe des Châteaux.

Louis Clodion avait pu montrer sur la côte orientale cette ville du Moule, la troisième de la colonie par son importance, avec ses dix mille habitants. C’est là que les navires, chargés de sucre, attendent une occasion favorable pour prendre la mer. Ils y sont très à l’abri contre les mauvais temps, et contre ces formidables raz de marée qui causent tant de désastres sur ces parages.

Avant de doubler la pointe au sud-est de la Grande-Terre, les passagers eurent connaissance de la Désirade, autre Antille française, la première qui est signalée à bord des navires venant d’Europe et dont le morne, haut de deux cent soixante-dix-huit mètres, est visible à une grande distance.

Laissant alors la Désirade sur bâbord, l’Alert longea la pointe des Châteaux et, de là, on put entrevoir dans le sud une autre île, la Petite-Terre, qui fait partie du groupe de la Guadeloupe.

Mais, pour avoir un complet aperçu de l’ensemble, il eût fallu descendre plus au sud jusqu’à Marie-Galante, d’une étendue superficielle de cent soixante-trois kilomètres carrés, avec une population de quatorze mille âmes, puis en visiter les principales villes, Gros-Bourg, Saint-Louis, Vieux-Fort. Enfin, en poussant vers l’ouest, presque à la même latitude, se rencontre le petit archipel des Saintes, peuplé d’environ deux mille habitants, d’une étendue de quatorze kilomètres carrés. Formé de sept îles ou îlots distincts, dominé par le Chameau, d’une altitude de trois cent seize mètres, il est considéré comme le plus salubre sanatorium des Antilles.

Administrativement, la Guadeloupe est divisée en trois arrondissements. Ils comprennent la partie de Saint-Martin qui est restée mitoyenne avec la partie hollandaise, l’île Saint-Barthélemy que la Suède venait de céder à la France, les Saintes qui relèvent de l’arrondissement de Basse-Terre, ville principale de l’île de ce nom, la Désirade qui dépend de l’arrondissement de la Pointe-à-Pitre, Marie-Galante, le chef-lieu du troisième arrondissement.

Ce département colonial est représenté au conseil général par trente-six conseillers, et au parlement par un sénateur et deux députés. Son commerce présente un chiffre d’exportation de cinquante millions et un chiffre d’importation de trente-sept millions, — commerce qui se fait presque en totalité avec la France.

Quant au budget local, — cinq millions de francs, — il est alimenté par les droits à la sortie des denrées coloniales et un impôt qui frappe la consommation des spiritueux.

L’oncle de Louis Clodion, frère de sa mère, M. Henry Barrand, était un des riches et influents planteurs de la Guadeloupe. Il habitait la Pointe-à-Pitre et possédait de vastes propriétés aux environs de la ville. Sa fortune, son entregent, son caractère très communicatif, sa personnalité très sympathique, son originalité amusante, sa bonne humeur habituelle, lui faisaient des amis de tous ceux qui l’approchaient. Âgé de quarante-six ans, grand chasseur, grand amateur de sport, il parcourait à cheval ses vastes plantations, aimant la bonne chère, vrai gentilhomme campagnard, si cette qualification peut être appliquée à un colon des Antilles, et, brochant sur le tout, célibataire, oncle à héritage, oncle d’Amérique, sur lequel ses neveux et nièces devaient compter.

On devine avec quelle joie, avec quelle émotion même, il serra Louis Clodion dans ses bras dès l’arrivée de l’Alert.

« Sois le bienvenu, mon cher Louis, s’écria-t-il, et quel bonheur de te revoir après cinq ans d’absence !… Si je ne suis pas changé autant que toi, si je ne suis pas devenu un vieillard, tandis que tu devenais un jeune homme, ça va bien !…

— Mon oncle, affirma Louis Clodion en l’entraînant, vous êtes toujours le même !

— Alors c’est parfait ! reprit M. Barrand qui se retourna vers les passagers réunis sur la dunette. Soyez les bienvenus, vous aussi, jeunes camarades de mon neveu, et tenez pour certain que la colonie éprouve grande satisfaction à recevoir les pensionnaires d’Antilian School ! »

Puis l’excellent homme pressa toutes les mains qui lui furent tendues, et, revenant à Louis :

« Le père, la mère, les enfants, tout ce monde va bien là-bas… à Nantes ?…

— Tout le monde, mon oncle, mais c’est peut-être à vous qu’il faut demander de leurs nouvelles…

— En effet, j’ai eu une lettre de ma sœur avant-hier… La smala est en excellente santé !… Et l’on me recommande de bien te recevoir !… La bonne recommandation de cette chère sœur !… J’irai la voir l’hiver prochain, elle et sa maisonnée…

— Ah ! que vous nous ferez plaisir, mon oncle, car, à cette époque, mes études seront finies et je serai sans doute à Nantes…

— À moins que tu ne sois ici, mon neveu, pour partager mon existence !… J’ai des idées là-dessus… On verra plus tard ! »

À ce moment s’avança M. Patterson qui s’inclina cérémonieusement devant M. Barrand, et dit :

« Vous me permettez, monsieur, de vous présenter mes chers pensionnaires…

— Eh ! s’écria le planteur, c’est… ce doit être M. Patterson… Comment ça va-t-il, monsieur Patterson ?…

— Aussi bien que possible, après une traversée qui n’a pas laissé d’être quelque peu tangante et roulante…

— Je vous connais, allez, interrompit M. Barrand, comme je connais tous ces élèves d’Antilian School dont vous êtes l’aumônier.

— Pardon, monsieur Barrand, l’économe…

— Économe, aumônier, c’est la même chose ! repartit le planteur avec un joyeux éclat de rire. L’un tient les comptes d’ici-bas… l’autre tient les comptes de là-haut !… Et pourvu que la comptabilité soit en règle !… »

En parlant ainsi, M. Barrand allait et venait de l’un à l’autre, et, finalement, il pressa la main de M. Horatio Patterson avec une telle vigueur que, s’il eût été aumônier, le mentor n’aurait pu de deux jours bénir les pensionnaires d’Antilian School !

Et l’exubérant colon de continuer :

« Préparez-vous à débarquer, mes amis !… Vous logerez chez moi, tous !… Ma maison est grande, et, quand vous seriez cent fois plus nombreux, vous ne dévoreriez pas mes plantations… Et vous accompagnerez ces jeunes gens, monsieur Patterson… et vous aussi, si le cœur vous en dit, capitaine Paxton !… »

L’invitation fut naturellement refusée comme toujours. Mais M. Barrand, n’aimant pas à se répéter, n’insista pas.

« Pourtant, monsieur Barrand, observa alors le mentor, tout en vous remerciant d’une hospitalité offerte avec tant de… comment dirais-je ?…

— Ne dites pas… Ça vaudra mieux, monsieur Patterson.

— Si nous allions vous gêner…

— Me gêner… moi !… Est-ce que j’ai l’air d’un homme que l’on gêne… et qui se gêne ?… D’ailleurs, je le veux ! »

Devant cette impérieuse formule, il n’y avait qu’à obéir.

Puis, lorsque M. Patterson voulut faire en règle les présentations des passagers :

« Mais je les connais tous, ces jeunes garçons !… s’écria le planteur. Les journaux ont donné leurs noms, et je parie ne pas me tromper !… Tenez, voici les Anglais, Roger Hinsdale, John Howard, Hubert Perkins… et j’ai été en relation avec leurs familles à Sainte-Lucie, à la Dominique, à Antigoa… »

Les trois Anglais ne purent qu’être flattés de cette déclaration.

« Et puis, reprit M. Barrand, ce grand blond-là… c’est Albertus Leuwen, de Saint-Martin…

— Précisément, monsieur, répondit le jeune Hollandais en saluant.

— Et ces deux braves à bonne figure, qui se tiennent à l’écart, c’est Niels Harboe de Saint-Thomas, et c’est Axel Wickborn de Sainte-Croix… Vous voyez, je n’en manquerai pas un !… Et toi, là-bas, le petit, à l’œil vif, qui ne peux rester un moment en place, que le diable m’emporte si tu n’as pas les veines pleines de sang français…

— Jusqu’à la dernière goutte, déclara Tony Renault, mais je suis né à la Martinique.

— Eh bien… tu as eu tort !…

— Comment… tort ?…

— Oui !… Quand on naît Français aux Antilles, il faut que cela soit à la Guadeloupe et non ailleurs, parce que la Guadeloupe… c’est la Guadeloupe !…

— On naît où on peut… s’écria Tony Renault, en partant d’un éclat de rire.

— Bien répondu, le gaillard, répliqua M. Barrand, et ne crois pas que je t’en veuille pour cela…

— Quelqu’un en vouloir à Tony, dit Louis Clodion, cela ne serait pas possible !

— Et ne croyez pas non plus, ajouta le planteur, que je veuille déprécier la Martinique, la Désirade ou autres îles françaises ! Mais enfin, je suis de la Guadeloupe, et c’est tout dire !… Quant à ce grand secco… là-bas… avec sa chevelure blonde… ce doit être Magnus Anders…

— Lui-même, mon oncle, répondit Louis Clodion, et qui, en arrivant à Saint-Barthélemy, n’a plus trouvé son île, ou, du moins, elle avait cessé d’être suédoise…

— En effet, répondit M. Barrand, nous avons appris cela par les feuilles !… La Suède nous a cédé sa colonie !… Eh bien, Anders, il ne faut pas se faire tant de chagrin !… Nous vous traiterons en frère et vous finirez par reconnaître que la Suède n’a pas de meilleure amie que la France !… »

Tel était M. Henry Barrand, tel l’oncle de Louis Clodion. Dès cette première entrevue, les jeunes passagers le connaissaient comme s’ils eussent vécu sur ses plantations depuis leur naissance.

Avant de se retirer, M. Barrand ajouta :

« À onze heures le déjeuner… et un bon déjeuner pour tous !… Vous entendez, monsieur Patterson ?… Je n’admettrais pas dix minutes de retard…

— Comptez, monsieur, sur mon exactitude chronométrique », répondit M. Patterson.

M. Barrand emmena son neveu dans le canot qui l’avait conduit à bord dès l’arrivée de l’Alert.

Peut-être Basse-Terre se présente-t-elle dans de meilleures conditions que la Pointe-à-Pitre. Située à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, près de la pointe extrême de l’île, peut-être provoque-t-elle plus vivement l’admiration des visiteurs avec ses maisons disposées en amphithéâtre, les jolies collines qui l’entourent. Il est probable, pourtant, que M. Henry Barrand n’aurait pas voulu en convenir, car, s’il faisait de la Guadeloupe la première des Antilles françaises, il faisait de la Pointe-à-Pitre la première ville de la Guadeloupe. Seulement, il n’aimait pas à se rappeler que la Guadeloupe capitula devant les Anglais en 1759, qu’elle repassa sous la domination anglaise en 1794, puis en 1810, et ne fut réellement restituée à la France que par le traité de paix du 30 mai 1814.

Après tout, la Pointe-à-Pitre méritait la visite des jeunes voyageurs. M. Barrand saurait bien en faire valoir les beautés avec une conviction qui les pénétrerait. Ce serait l’objet d’une promenade spéciale, et ses invités ne firent que traverser la ville dans les voitures mises à leur disposition. En un quart d’heure, ils eurent atteint l’habitation de Rose-Croix où les attendaient Louis Clodion et son oncle.

Ce qui les attendait aussi dans la grande salle à manger de cette superbe villa, c’était un déjeuner excellent, plutôt solide que recherché. Et quel accueil lui fit toute cette jeunesse affamée : quartiers de viande de boucherie, poissons, gibier, légumes récoltés sur la plantation, fruits cueillis aux arbres des vergers, café de premier choix, et qui, pour être de la Guadeloupe, n’en fut pas moins déclaré supérieur au Martinique, par cela seul qu’il provenait des caféiers de Rose-Croix ! Et toujours l’éloge de la Guadeloupe, plus particulièrement celui de la Pointe-à-Pitre, avec nombreux toasts et santés portés par l’intarissable amphitryon auquel il fallait les rendre.

Cependant, quoi qu’il en soit, la nature a fait plus pour la Basse-Terre que pour la Grande-Terre. C’est une région accidentée, à laquelle les forces plutoniennes ont donné un relief pittoresque, la Grosse-Montagne, haute de sept cent vingt mètres, les trois Manilles qui la dépassent de cinquante, le Caraïbe qui atteint presque cette altitude ; puis, au centre, la fameuse Soufrière dont l’extrême sommet est coté à près de quinze cents mètres.

Et comment la Grande-Terre, si ce n’est dans l’imagination impétueuse de M. Barrand, pourrait-elle se mettre en comparaison avec cette contrée si riche en beautés naturelles, une petite Suisse antiliane ?… C’est une région plate, une suite de plateaux peu relevés, de plaines à perte de vue, d’ailleurs, elle n’est pas moins favorable que sa voisine à la production agricole.

Aussi, M. Horatio Patterson de faire cette observation assez juste :

« Ce que je ne comprends pas, monsieur Barrand, c’est que ce soit précisément cette Basse-Terre que le formidable forgeron Vulcain a forgée sur son enclume mythologique — si cette métaphore peut passer…

— Avec un verre de vin, tout passe, monsieur Patterson !… répondit le planteur en levant son verre.

— Je m’étonne, disais-je, reprit le mentor, que cette Basse-Terre ait été épargnée par les convulsions sismiques, alors que la Grande-Terre, plutôt sortie des mains caressantes du dieu Neptune, y est particulièrement exposée…

— Bien observé, monsieur l’économe ! répliqua M. Barrand. De vrai, c’était la Basse-Terre que ces cataclysmes auraient dû éprouver et non la Grande-Terre, car la première est posée comme une marmite sur un foyer ardent !… Et pourtant, des deux îles, c’est la nôtre qui a le plus souffert ?… Que voulez-vous ?… La nature commet de ces erreurs, et, puisque l’homme n’y peut rien, il faut les accepter. Aussi, je répéterai en vous priant de me faire écho par un dernier toast : À la santé de la Grande-Terre, à la prospérité de la Pointe-à-Pitre…

— Et en l’honneur de notre généreux hôte ! » ajouta M. Patterson.

Au surplus, ces souhaits étaient déjà réalisés. La Pointe-à-Pitre a toujours prospéré depuis sa fondation, malgré les agressions et invasions qui ont désolé l’île, malgré les incendies dont la ville a été victime, malgré le terrible tremblement de terre de 1843, qui, en soixante-dix secondes, fit cinq mille victimes. Il ne restait plus debout que quelques pans de murs et la façade d’une église avec son horloge arrêtée à dix heures trente-cinq minutes du matin. Cette catastrophe s’étendit à la ville du Moule, aux bourgs de Saint-François, de Sainte-Anne, du Port-Louis, de Sainte-Rose, de l’anse Bertrand, de Joinville, même à Basse-Terre, moins abîmée cependant que la Pointe-à-Pitre. Peu de temps après, les maisons étaient reconstruites, basses, isolées. À présent, des chemins de fer, qui rayonnent autour de la capitale, se raccordent avec les usines à sucre et autres établissements industriels. Et puis, de tous côtés, ont surgi des forêts d’eucalyptus qui, absorbant l’humidité du sol, en assurent la parfaite salubrité.

Quel plaisir tous ces invités firent à leur hôte en visitant son domaine, si remarquablement entretenu, et dont il se montrait si fier ! Grâce à un système d’irrigations ingénieusement conduites, les vastes plaines de cannes à sucre promettaient une fructueuse récolte.

Des plantations de caféiers qui réussissent si bien sur les coteaux de l’île, entre deux cents et six cents mètres de hauteur, répétait M. Barrand, y produisaient un café qui l’emportait sur celui de la Martinique. Puis, on parcourut les champs autour de l’habitation, les pâturages que le réseau hydraulique maintenait en fraîche verdure, de riches plants d’aloès karata et de cotonniers d’une importance restreinte encore, mais dont le succès ne faisait pas doute, des cultures de ce tabac, le pétun, réservé à la consommation locale, et qui, au dire du digne planteur, valait n’importe quel autre des Antilles ; enfin les champs de manioc, ignames, patates, les vergers où abondaient les arbres à fruits des meilleures espèces.

Il va de soi que M. Barrand avait à son service un nombreux personnel libre, profondément dévoué, qui eût sacrifié tous les bénéfices de l’affranchissement plutôt que de quitter le domaine de Rose-Croix.

Cependant, si exclusif que fût l’oncle de Louis Clodion, il n’aurait pas voulu priver les passagers de l’Alert du plaisir de visiter quelques points curieux de la Guadeloupe proprement dite, la voisine de l’ouest. Aussi, le surlendemain de leur arrivée, le 20 août, un petit steamboat, frété exprès, qui les attendait dans le port de la Pointe-à-Pitre, les conduisit-il à Basse-Terre, sur la côte méridionale.

Basse-Terre, tout en étant un chef-lieu politique du groupe, n’occupe que le troisième rang parmi les villes de la colonie. Mais, quoique M. Barrand n’en voulût point convenir, aucune autre ne peut lui être comparée. Bâtie à l’embouchure de la Rivière-aux-Herbes, elle se dispose en amphithéâtre sur la colline, ses maisons groupées au milieu d’arbres magnifiques, ses villas éparses aux alentours, incessamment rafraîchies par les saines brises du large. Si leur hôte n’avait point accompagné les jeunes garçons dans cette excursion, du moins Louis Clodion, qui connaissait Basse-Terre, remplit-il à merveille son rôle de cicerone. Ni le Jardin Botanique, qui est célèbre aux Antilles, ni ce sanatorium du camp de Jacob, aussi salubre que celui des Saintes, ne furent oubliés.

Ainsi s’écoulèrent ces quatre jours, en promenades, en explorations, qui ne laissèrent pas une heure inoccupée. Et quels repas plantureux, et quelle perspective, au moins pour M. Horatio Patterson, de gastrites et de dilatations d’estomac, si la relâche eût duré quelques jours de plus !… Il est vrai, le moment arrivait de reprendre la mer. Cette hospitalité si facile, si large, si cordiale, si française en un mot, les passagers de l’Alert la retrouveraient sans doute à la Martinique. Mais ce n’était pas une raison pour ne point conserver un excellent souvenir de la Guadeloupe, une reconnaissance sincère pour l’accueil de M. Henry Barrand.

Par exemple, il ne fallait pas exciter sa verve jalouse en lui parlant de la Martinique, et, la veille du départ, il disait encore à M. Patterson :

« Ce qui m’enrage, c’est que le gouvernement français semble avoir des préférences pour cette rivale !

— Quelles sont donc les faveurs qu’il lui réserve ?… demanda M. Patterson.

— Eh ! entre autres, répondit M. Barrand, sans chercher à dissimuler son mécontentement, n’a-t-il point choisi Fort-de-France pour tête de ligne de ses paquebots transatlantiques ?… Est-ce que la Pointe-à-Pitre n’était pas naturellement tout indiquée pour devenir leur port d’arrivée ?…

— Assurément, répondit M. Patterson, et je pense que les Guadeloupiens auront le droit de réclamer…

— Réclamer, s’écria le planteur, et qui se chargerait de leurs réclamations ?…

— N’avez-vous donc pas des représentants au Parlement français ?…

— Un sénateur… deux députés… répondit M. Barrand, et ils font tout ce qu’ils peuvent pour défendre les intérêts de la colonie !…

— C’est leur devoir », répondit le mentor.

Dans la soirée du 21 août, M. Barrand reconduisit ses hôtes à bord de l’Alert. Puis, après avoir embrassé une dernière fois son neveu et serré la main à tous ses camarades :

« Voyons, dit-il, au lieu d’aller à la Martinique, ne feriez-vous pas mieux de passer huit jours encore à la Guadeloupe ?…

— Et mon île ?… s’écria Tony Renault.

— Ton île, mon garçon, elle ne s’en ira pas à la dérive, et tu la retrouverais à un autre voyage !

— Monsieur Barrand, objecta M. Patterson, vos offres nous touchent infiniment… et nous vous remercions de grand cœur… Mais il faut se conformer au programme de Mrs Kethlen Seymour…

— Soit !… allez donc à la Martinique, mes jeunes amis ! répondit M. Barrand. Et surtout prenez garde aux serpents !… Il y en a par milliers, et ce sont les Anglais, dit-on, qui les ont importés avant de rendre l’île à la France…

— Est-il possible ?… répondit le mentor. Non ! jamais je ne croirai à semblable méchanceté de la part de mes compatriotes…

— C’est de l’histoire, monsieur Patterson, c’est de l’histoire ! répliqua le planteur. Et, si vous vous laissez mordre là-bas, ce sera du moins par un serpent britannique…

— Britannique ou non, déclara Louis Clodion, on s’en défiera, mon oncle !

— À propos, demanda M. Barrand, au moment où il allait quitter le bord, avez-vous un bon capitaine ?…

— De premier ordre, répondit M. Patterson, et dont nous avons tout lieu d’être satisfaits… Mrs Kethlen Seymour n’aurait pu faire un meilleur choix…

— Tant pis, répondit très sérieusement M. Barrand en hochant la tête.

— Tant pis ?… Et pourquoi, de grâce ?…

— Parce que, si vous aviez eu un mauvais capitaine, peut-être l’Alert se fût-il mis à la côte en sortant du port, et j’aurais eu la bonne chance de vous garder à Rose-Croix pendant quelques semaines ! »