Femmes slaves (RDDM)/Bozena et Bozidar

La bibliothèque libre.
Femmes slaves (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 459-466).
X.
BOZENA ET BOZIDAR.

C’était dans un village slovaque des Carpathes. L’hiver régnait en maître sur toute l’étendue du sol, et on allait célébrer la veillée de Noël dans les chaumières que la neige avait entourées de ses bastions blancs.

Les corbeaux croassaient sur les arbres dépouillés, et dans le lointain on entendait le son de grelots et le claquement de fouets.

Dans la vaste et basse chambre, sur le banc qui faisait le tour du poêle à la panse ronde et rebondie, deux personnes, un homme âgé et une vieille femme, se tenaient assises. Tous deux avaient les cheveux grisonnans, la taille courbée, mais leur physionomie à tous deux était bonne et paisible comme ce calme intérieur, où les lits bien garnis montaient presque jusqu’au plafond, et où les armoires débordaient d’un linge éblouissant.

Sur la table, le paysan avait disposé et illuminé la crèche, et d’une voix douce sa femme s’était mise à chanter les vieux Noëls.

Tout à coup, le vieillard poussa un soupir. Depuis longtemps déjà il mâchonnait sa longue moustache pour cacher ses larmes, mais alors il se mit à pleurer douloureusement.

— Qu’avez-vous donc, Palitcheck ? s’écria la vieille femme.

— Vous demandez ce que j’ai ? répliqua le vieil homme, vous le demandez à moi, chère Anna ? Oui, j’ai tout ce qu’un homme peut désirer, mais pourquoi faut-il que la meilleure chose me manque ?

La vieille femme soupira à son tour.

— Comme soldat, j’ai servi l’empereur et roi, continua Palitcheck ; après, j’ai couru le monde pendant longtemps et longtemps ; j’ai passé d’un pays à l’autre, d’une mer à un océan, chargé de mes articles de cuisine et de mes souricières, j’ai rapporté beaucoup d’argent, et Dieu m’a béni en me donnant une brave femme. Cette maison, la meilleure du village, est à nous, notre bétail est le plus beau, nos champs produisent les plus riches moissons, nous avons tout, tout, mais la meilleure chose nous manque, — nous n’avons pas d’enfant.

— Vous avez raison, ami, sans enfans le monde est triste et désert.

— A quoi me serviront tous mes soucis, toutes mes peines, si je n’ai personne qui puisse en hériter un jour ? conclut Palitcheck, et de la manche de sa chemise grossière, mais blanche, il essuya ses yeux ; puis il ralluma sa petite pipe qui s’était éteinte ou que ses larmes avaient étouffée.

Il se fit dans la chambre un silence qui semblait se répercuter à travers la vaste région de chaumière en chaumière, de montagne en vallée. Tout à coup, au milieu de cette paix nocturne, on entendit s’égrener les notes cristallines d’un cantique large et solennel. Il semblait descendre d’en haut, tomber des airs limpides ; on eût dit un chœur d’anges qui aurait passé en chantant les louanges de Dieu. Lentement, comme un doux charme, il passait, se perdant peu à peu dans l’espace et le silence se refit, et les ténèbres s’épaissirent à nouveau. Du poêle seul jaillissaient quelques étincelles qui venaient se plaquer sur le plancher, et la petite bougie de la crèche éclairait la sainte mère de Dieu et l’enfant Jésus.

Palitcheck inclina sa bonne tête aux boucles grisonnantes, et des larmes coulèrent de nouveau dans sa longue moustache en broussailles. A cet instant, on entendit quelque part une petite voix plaintive. Elle appelait le vieillard, elle demandait à être admise auprès de son feu, et se faisait de plus en plus pressante, de plus en plus impatientée. Palitcheck prêta l’oreille, se leva, écouta de nouveau, et s’avança enfin vers la porte qu’il ouvrit avec hésitation. Sur le seuil, enveloppé de langes blancs, était disposé un nouveau-né, qui criait, de toute la force de ses petits poumons.

— Qu’est-ce ? demanda Anna.

Palitcheck ne répondit pas, mais il souleva le pauvre petit mioche, et le déposa sur les genoux de sa vieille compagne. Puis il referma la porte.

— Un enfant ! s’écria la bonne femme moitié enrayée, moitié joyeuse. — C’est un garçon, un garçon beau et fort.

— Que Dieu soit loué ! dit le vieillard. — Et il se jeta à genoux au milieu de la chambre et se mit à prier à haute voix.

— Mais vous voilà encore qui pleurez, Palitcheck, fit Anna avec un sourire heureux.

— Je pleure, mais c’est de joie, répondit-il. Et au dehors le chant qui planait dans les airs se fit entendre de nouveau : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. » — Comment l’appellerons-nous ? demanda la femme.

— Bozidar, Dieudonné, répliqua le vieillard en essuyant ses larmes, puis il se mit à rire joyeusement et de tout son cœur.


Le petit Bozidar grandit comme un prince. C’est ainsi du moins que disaient les bonnes gens du village ; Palitcheck et sa femme, malgré tout leur amour, qui ne pouvait être comparé qu’à l’amour des grands-parens pour leurs petits-fils, ne le gâtaient nullement. La vie du Slovaque dans ces montagnes peu productives est une vie assez pénible, disait d’ordinaire le vieillard, mais elle peut lui suffire, et il n’aura pas besoin de courir le monde en forain avec des souricières sur le dos.

Malgré cela, les souricières hantaient l’esprit du petit dès son bas âge ; c’était dans le sang slovaque.

Un jour, — il avait alors six ans, et commençait à peine à aller à l’école, il emmena du voisinage une toute petite fille qui venait d’apprendre à marcher.

La petite Bozena était orpheline. Avec sa tête fine, couverte de cheveux d’un blond argenté, elle ressemblait à un jeune panouil de maïs, et ses yeux noirs avaient toute la vivacité et l’espièglerie de ceux d’une petite souris. Les enfans ne tardèrent pas à se lier d’amitié, et bientôt ils furent inséparables. Ils jouaient ensemble, très gentiment, sans jamais se disputer, mais ils préféraient encore venir s’asseoir, en hiver, auprès du poêle, et en été sur le seuil de la chaumière, pour prêter l’oreille aux histoires que leur racontait la bonne mère Anna. Mais ils étaient on ne peut plus heureux quand le vieux Palitcheck daignait leur parler du vaste monde.

Il le connaissait bien, lui, le pauvre drouineur qui l’avait parcouru toujours à pied ; et quand il leur parlait de la superbe ville des empereurs sur le Danube, du pont de pierre, surmonté de la statue de saint Népomucène à Prague, du port de Trieste et de la mer Adriatique azurée, de la foire de Leipzig et du dôme des Invalides avec le tombeau de Napoléon Ier à Paris, les enfans croyaient qu’il leur faisait des contes, mais c’étaient des contes dont on pouvait, avec des jambes vigoureuses et agiles, vérifier la réalité, des contes qui ne planaient pas dans les airs comme le palais de la reine des fées.

— Bozidar n’en aura certes pas besoin, dit Palitcheck. — Mais pourtant il l’instruisait de tout ce qu’il avait appris lui-même, de tout ce qui concerne le métier d’un vrai drouineur. Et avec Bozidar, Bozena acquit nombre de petits tours de main, et tous deux s’appliquaient à aider le vieillard à remplir son grenier de toute sorte de choses qu’il y emmagasinait depuis des années dans un dessein ignoré de tout le monde.

C’est ainsi que le temps s’écoulait paisiblement.

Bozidar atteignit sa vingtième année, et un jour il fut convoqué pour servir sous les drapeaux. Alors on se mit à soupirer et à pleurer, mais enfin les vieillards, tout comme Bozena, se résignèrent au sort très dur de se passer durant trois ans de Bozidar, et lorsque le jeune homme fut parti, tout reprit bientôt le train coutumier. Parfois seulement, Palitcheck avait des craintes de ne point vivre jusqu’au retour de son favori.

Pourtant, il eut encore la joie de le revoir. Mais, après cette réunion, ses forces parurent le quitter, et, un soir, il s’endormit doucement entre deux bougies allumées, entouré de ses enfans, comme il avait l’habitude de nommer Bozidar et Bozena, entre les bras de sa fidèle compagne.

Quelque temps après l’enterrement de Palitcheck, Anna, et avec elle toute la famille, se prirent à songer qu’il était temps de choisir une femme pour Bozidar. La plupart avaient même choisi, chacun ayant sa candidate. La cousine Milena recommanda la belle fille du meunier ; l’oncle Swatouk proposa la sœur du riche paysan Sedlatchek, plusieurs même, les plus courageux ; se hasardèrent à parler de la cousine du curé, car pour Bozidar ! .. une princesse même était tout au plus suffisante.

Il refusa tout avec calme.

— D’abord, nous porterons le deuil pendant un an, leur dit-il, puis il sera toujours temps de parler du reste.

L’année terminée, ce fut lui-même qui se remit à parler mariage à ses proches : — Moi, leur dit-il, je ne connais pas les filles dont vous parlez. Bozena est très intelligente ; qu’elle aille se promener par le village, qu’elle y écoute ce que dit le monde ; puis elle me conseillera quelle femme je dois prendre ; de qui vous aime, vient bon conseil !

Mais alors, tout à coup Bozena, la bonne âme, se révéla comme la plus mauvaise langue de tout le pays. D’aucune des jeunes personnes que l’on proposait à Bozidar, elle ne savait grand’chose de bon, et c’était surtout la belle fille du meunier qui avait à souffrir le plus de ses sarcasmes.

— Bozena, dit enfin Bozidar avec calme, la pipe serrée entre les dents, tu ne dis pas la vérité.

— Aussi vrai que j’aime Dieu, il n’en est pas une seule digne d’être ta femme, lui répondit-elle.

— Tu ne dis pas la vérité ! répéta Bozidar, il en est une.

— Qui alors ? — Toi-même ! s’écria-t-il en éclatant de rire.

Bozena devint cramoisie. Elle était debout devant lui, le regardant avec des yeux hagards et agitant ses mains en l’air comme si elle eût voulu saisir les mots qui lui échappaient, qui lui manquaient. Mais Bozidar lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa tendrement.

Quand ils se marièrent, ils étaient encore des enfans et avaient le cerveau rempli des contes de Palitcheck. A peine la grande chambre fut-elle nettoyée de la poussière qu’avait fait monter et tourbillonner la danse des convives de la noce, qu’ils se mirent à charger une petite voiture, et lorsque Anna leur demanda avec étonnement ce qu’ils se proposaient de faire, ils se regardèrent l’un l’autre tout confus.

Enfin Bozidar lui répondit avec un sourire embarrassé : — Ma mère, nous ne pouvons rester plus longtemps ici, nous voulons aller courir le monde comme l’ont fait nos parens et nos aïeux.

— Y pensez-vous, ô malheureux enfans ! s’écria la bonne vieille.

— Que nous arrivera-t-il donc, mère ? dit Bozena. De son vivant, le père cheminait tout seul sur ses pauvres jambes, nous avons une charrette et un cheval et j’accompagnerai Bozidar, car je ne le laisserai pas seul aller à l’étranger.

— Il y a aussi tant de marchandise en magasin, mère ! répliqua Bozidar, il faut bien qu’elle soit vendue un jour ou l’autre.

Anna ne dit plus rien ; elle alla s’asseoir dans un coin et se mit à pleurer en secret.


Bozena et Bozidar partirent faire leur tour du monde et traversèrent le pays. Ils allèrent par-ci, par-là, tantôt suivant le soleil, tantôt accompagnant le cours des fleuves, comme leurs parens, leurs grands-pères et grand’mères et tous leurs aïeux l’avaient fait depuis des siècles. L’étranger était-il donc si beau qu’ils en oubliaient leur foyer ? Oh ! non, pas du tout. Partout la terre, cette merveille de Dieu, leur semblait belle, mais ils n’en oubliaient pas pour cela leur pays natal. Ils l’emportaient avec eux dans leur petite voiture surchargée d’ustensiles de cuisine, dans leur petit cheval vigoureux, dans leurs chemises de toile grossière, tissée de leurs propres mains, dans leurs vêtemens de rude drap d’halina, et, avant tout, dans leurs cœurs. Et comme ils emportaient avec eux leur pays natal, l’amour les accompagna partout. Ils en avaient à peine conscience, mais en marchant toujours, ils se serraient plus intimement l’un contre l’autre, et ils finirent ainsi par comprendre le véritable sens de la vie qui n’est qu’un pèlerinage, qui le sera toujours, comme le mariage n’est qu’un pèlerinage commun où il est si bon d’avoir à ses côtés un compagnon chéri, fidèle et courageux. Le monde entier était pour ainsi dire leur demeure ; la terre formait, sous leurs pieds, un parquet couvert d’un tapis aux mille couleurs ; les arbres, les montagnes étayaient le toit céleste au-dessous duquel ils dormaient ; mais, dans cette vaste maison, il y avait partout et en tout temps une chambrette à eux. Tantôt elle consistait, au sein de la forêt éternellement bruissante, et dont le murmure ne s’apaise jamais, en une petite maison verte, incrustée de l’or du soleil et envahie par l’odeur de la résine ; tantôt en une tente d’épines jaunes où voltigeaient, çà et là, de petits oiseaux cherchant de la nourriture pour leurs petits, ou en une chaumine près de l’enclos d’un village où le coq salue le jour renaissant, ou enfin c’était, sur une place tranquille de la grande ville, leur propre voiture, au-dessous de laquelle ils avaient étendu de la paille, qui de son ombre bienfaisante les abritait des intempéries du temps.

Peu à peu, cependant, la charrette se vidait, tandis que se gonflait la sacoche, car elle et lui ont besoin de bien peu pour vivre. Quand il s’arrête en quelque endroit, Bozidar s’en va de maison en maison avec sa poterie, ses souricières, son fil de fer et ses outils, et Bozena fait des achats, allume un petit feu près de sa charrette pour y préparer le peu de nourriture qu’il leur faut : des pommes de terre, des pois, des haricots avec une tranche de lard ; et, les dimanches, un peu de viande.

Un jour, en traversant les montagnes de la Bohème, en route pour la Bavière, ils rencontrèrent, au milieu d’un sombre ravin, un Slovaque, comme eux marchand ambulant drouineur. C’était un beau garçon, aussi beau et intelligent que Bozidar, portant le chapeau rond à bords larges garni de plumes de paon. Ils se saluèrent et résolurent de faire route ensemble ; mais ce n’était pas pour longtemps. Le beau compatriote, qui s’appelait Frantichec Sloparak, était un jeune étourdi et espérait attraper avec ses souricières aussi bien les jeunes et jolies femmes que les souris.

Un jour donc que Bozidar raccommodait en ville des marmites et des poêles, Sloparak revint à l’improviste, car il se trouvait que son cœur était pareil à quelqu’un de ces pots télés, et il s’attendait à ce que la belle Bozena exerçât sur son cœur l’art dont elle avait fait preuve en raccommodant un chaudron. Mais la jeune femme le repoussa, grave et décidée ; et, lorsqu’il l’enlaça quand même de son bras et l’embrassa dans le cou, elle brisa sur la tête de l’audacieux un pot de terre glaise et se mit à rire quand il fit sa retraite, inondé de sang.

— T’ai-je assez plumé, moineau impertinent ! lui cria-t-elle ; et, en effet, elle gardait dans sa main quelques plumes de paon du chapeau. Depuis lors, Bozidar et Sloparak furent des ennemis ; et, quand ils se rencontrèrent, ce n’étaient que railleries, querelles et méchans propos, de sorte que, quand un jour leur cheval disparut, Bozidar en accusa aussitôt son compatriote.

A partir de ce jour, Bozidar et Bozena se virent obligés de tirer eux-mêmes leur charrette. Ils avancèrent plus lentement, c’est vrai, mais ils réussirent à poursuivre leur route, et ils ne perdirent pas leur bonne humeur. Bozena supportait tout avec patience ; et, à peine la tente était-elle dressée, elle semblait avoir oublié ses peines, la fatigue de ses membres, les meurtrissures de ses pieds, et, se tressant une couronne de fleurs sauvages, elle se prenait à chanter à rendre jaloux alouettes et rossignols.

Un jour leur premier enfant vint au monde en pleine campagne, entre les gerbes, sous le ciel étoilé. Bozidar fut au désespoir ; il pleurait et priait, tandis que la pauvre petite femme avait encore le courage de le consoler. Mais lorsque le bébé fut entre ses bras, pleurnichant, elle eut conscience d’une vie nouvelle, d’un don inattendu, et elle baisa les mains à Bozidar, qui souriait comme s’il eût été lui arracher une étoile du haut firmament, tandis que des larmes joyeuses coulaient le long de ses joues.

Un enfant n’est-ce pas plus qu’une étoile ? N’est-ce pas tout un univers en petit pour ceux qui lui ont donné le jour et qui, stupéfaits et muets, s’arrêtent devant ce grand mystère de la création, comme jadis les premiers hommes devant les portes du paradis.

Il est vrai que le pèlerinage devint encore plus fatigant. Bozidar dut tirer seul la charrette et Bozena marcha derrière, l’enfant attaché sur son dos dans un grand sac de toile. Mais Bozidar ne pensa guère à lui-même, il s’inquiétait seulement d’elle et du mioche, qui, en honneur du bon Palitcheck, avait reçu le nom de Jan, et Bozena plaignait son pauvre homme de tirer la voiture comme un cheval et de devoir gagner le pain quotidien pour tous les trois, et encore un peu plus.

Chaque fois que leur pacotille était épuisée, ils arrêtaient pour attendre un nouvel envoi de leur pays natal. Alors c’était joie dans la petite famille : on chômait, on se laissait aller à un brin de noce et parfois on se grisait un peu en l’honneur de Bozidar.

C’était par un tel jour de chômage que Bozidar et Sloparak se rencontrèrent tous deux échauffés, et semblant plus disposés à prendre en main le couteau que la chope. Bozena frémit. Elle s’attendait à les voir s’attaquer, mais elle avait oublié que deux Slaves ne peuvent pas être ennemis pour longtemps. Au lieu de dégainer, les deux ennemis s’ouvrirent les bras et s’embrassèrent sur les deux joues ; ils burent ensemble, et s’embrassèrent de nouveau, et toute animosité fut enterrée à jamais. Sloparak se mit même à tirer la charrette en compagnie de Bozidar, jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un chien à même de remplir dignement la place de l’ami reconquis.

Ainsi, Bozidar et Bozena parcoururent le monde pendant trois ans. Au garçon était venu se joindre une petite fille, et les kreutzers économisés avaient considérablement augmenté.

Un jour, sur les frontières de Belgique, une lettre de leur curé leur fut remise. Leur vieille mère, écrivait-il, était souffrante et s’affaiblissait de jour en jour, il était temps de revenir.

— Eh bien ! qu’en penses-tu ? demanda Bozidar.

— Comme tu voudras, répliqua Bozena ; avec toi je cours le monde, avec toi, je retournerai à la maison, je serai où tu seras, c’est mon sort sur cette terre, et je ne demande pas mieux.

— Eh bien ! retournons.

— Allons !

— C’est de bon cœur ?

Pendant quelques minutes, Bozena le regarda, puis elle fit de la tête un mouvement d’assentiment.

Aussitôt ils se mirent en route, et à l’époque où la neige blanchissait de ses premiers flocons le sauvage décor des monts Carpathes, Bozena et Bozidar firent leur entrée dans leur pays natal, les deux enfans assis sur la charrette attelée du chien, eux-mêmes marchant à côté, les yeux luisans, et chantant à gorge déployée.

A leur arrivée, la mère vivait encore, et elle se remit bientôt en revoyant ses enfans et les deux petits. Mais Bozena et Bozidar ne comptaient plus s’en aller.

De leurs propres yeux, ils avaient vu les merveilles, les contes de Palitcheck, et après ce grand monde, cette immense patrie de tous, le petit monde, la motte de terre où ils étaient, la petite patrie qui bien plus que l’autre les captivait.

Qu’est donc la vie, sinon un grand pèlerinage où finalement l’on revient au point de départ, seulement l’un s’en va traînant, derrière son cheval de bataille, une grande armée, et l’autre vendant des souricières de porte en porte.

A présent Bozena et Bozidar sont assis là où le vieux Palitcheck s’était assis si longtemps avec la vieille Anna, et ils y demeureront jusqu’au jour où leurs cheveux commenceront à grisonner et où leurs enfans s’en iront à leur tour de par le monde ; car aussi longtemps qu’il y aura des souris et des souricières, des drouineurs slovaques parcourront l’Europe, portant en leurs bonnes et honnêtes physionomies comme le miroir de leurs âmes honnêtes.


SACHER-MASOCH