Brassée de faits/01

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Collection des Orties blanches (Jean Fort) (p. 5-14).

I

UNE INTERVIEW

Il serait superflu de présenter Monsieur Léon à nos lectrices et à nos lecteurs qui ont, sans doute, gardé le souvenir de ce discret personnage, vaguement entrevu dans nos livres précédents.

Au dernier plan — toujours — circulant à pas feutrés parmi les jolies femmes de Montmartre ou d’ailleurs, plus ou moins folles de leur corps, sa silhouette furtive qui, dans la coulisse, s’estompe, imprécise, le fait tout au plus soupçonner d’être nanti d’un calepin sur lequel il prend des notes.

Peut-être les récits qu’on va lire furent-ils naguère faits à ce curieux monsieur Léon par quelques-unes de celles que nos arrière-grands-pères eussent appelés des « créatures » ?

Il n’y aurait à cela rien d’étonnant et même, s’il faut tout vous dire, avouons sans ambage et en employant la langue d’aujourd’hui, que certaines de ces histoires émanent de « poules » qui, rencontrées dans les lieux de perdition voisins de la place Pigalle et auxquels nous ne ferons pas plus de réclame, devinrent parfois ses compagnes tout une soirée et même toute la nuit qui suivit.

Depuis, il eut mainte occasion et pleine facilité de les revoir. Aussi, parmi ses fiches, peut-il retrouver aisément les notes prises les lendemains, toutes ruisselantes de franchise et quelques-unes chaudes encore.

Quelle était l’héroïne de l’histoire que voici ? Est-il vraiment nécessaire de connaître son nom véritable ? Appelons-la Rose, puisque tel est le nom qu’elle voulait qu’on lui donnât. En raison de la fraîcheur de son teint, cette brune à la peau de blonde avait le droit de choisir un nom qui est celui d’une fleur jolie et fraîche entre toutes. Et comme il désigne aussi une couleur, la belle enfant méritait également de le porter dans ses tête-à-tête avec monsieur Léon, car, de cette couleur, ses charmes les plus ostensibles se parèrent souvent, au cours d’ébats qui, quoique inégalement bruyants, n’étaient jamais bien longtemps silencieux.

Car Rose aimait le Fouet. N’hésitons pas à déclarer que c’est là la raison unique pour laquelle son ami de rencontre cultiva un moment sa connaissance.

Elle avait reçu le jour en Normandie, dans le Calvados, et sa structure générale présentait d’ailleurs les caractères principaux dont l’imagination des Parisiens se plaît à revêtir les naturelles d’une contrée riche plus que nulle autre aussi bien en belles garces qu’en beaux gars.

Grande et bien plantée, Rose, à présent, à vingt-quatre ans, expose orgueilleusement le plein épanouissement de sa florissante complexion. Son torse puissant, qui s’orne par devant de deux seins bien placés, c’est-à-dire un peu bas, et outre cela, fermes, solides, avec leurs pointes fortement accusées et nettement divergentes, est soutenu par des hanches dont plus d’un sculpteur, d’abord étonné, loua bientôt sans réserve la typique proportion, leur écart étant tout juste celui des épaules, mesurées d’axe en axe à l’attache des humérus.

Chez les femmes, le bassin l’emporte en largeur sur la carrure des épaules, à l’inverse de ce qui se présente chez les hommes. Avec Rose, l’anomalie que décelait seule une mensuration rigoureuse, opérée parfois chastement à l’aide du compas de bois, ne lui donnait en rien, surtout nue, si peu que ce fût de masculinité. Cela cela tenait à la finesse relative de sa taille, qui, bien que la donzelle n’eut jamais porté de corset, s’incurvait et s’amincissait singulièrement au-dessus des hanches, lesquelles en paraissaient bien plus développées qu’elles ne l’étaient en réalité. Mais, par exemple, si les dites hanches ne s’étendaient pas en largeur autant que l’on eût pu s’y attendre avec une gaillarde comme celle-là, de cent soixante-huit centimètres de haut, comptés pieds nus, elles pouvaient à bon droit se vanter d’être allègrement chargées en arrière d’une des plus belles paires de fesses qu’il soit donné à l’homme de voir. Blancheur, saillie, fermeté, mobilité, telles en étaient les quatre primordiales qualités et nous les énumérons ici dans l’ordre rationnel qui les soumet successivement à un examen de connaisseur.

Or, ce n’est pas seulement le jour que Rose avait reçu en Normandie, c’était aussi des fessées. Et des fessées en nombre incalculable ! des fessées de toutes sortes, auxquelles, bien certainement, devait d’être devenue si irréprochablement arrondie, si dure, si rebondie et si remuante la riche croupe qui, maintenant, faisait d’elle un sujet de choix supérieurement résistant et, pour cela, si sympathique.

Née à Maisoncelle-le-Jourdan, un petit bourg de l’arrondissement de Vire, au Sud-Ouest du Calvados, sur les confins du département de la Manche, elle y avait passé sa première enfance. Son père, ouvrier agricole, s’employait dans les fermes. Sa mère, de même, mais un peu moins assidûment, ou plutôt d’une façon intermittente, moins en raison de ses obligations ménagères que de ses multiples maternités. Quatre enfants, un garçon d’abord, un autre l’an suivant, puis deux ans après, une fille et une encore qui fut Rose, à la suite de cinq ans de repos passés à trimer dur, tant aux champs qu’à la maison.

La maman Tronquet fessait ses enfants et copieusement. Mais Rose ne gardait pas un souvenir très net des claquées reçues à Maisoncelle, car elle comptait quatre ans quand son père et sa mère quittèrent le pays et s’en furent avec leur marmaille, à B. Nos lecteurs comprendront bientôt pourquoi nous n’indiquons pas avec plus de précision cette localité. La sœur aînée de sa mère établie là les y appelait. Son mari, cultivateur aussi, y faisait bien ses affaires, outillé à la moderne. Le ménage avait deux enfants, deux garçons, l’un de onze, l’autre de treize ans.

Il y avait de l’argent à gagner. Les Tronquet n’hésitèrent pas.

Pour Rose, ce fut un grand voyage.

Les enfants allèrent à l’école du pays, celle de leurs cousins, les Lenault.

C’était une école mixte que tenaient un maître, assisté de sa femme. Lui, faisait la classe aux grands et aux grandes, sa femme aux petits et aux petites.

C’est à partir de son arrivée à B. que les souvenirs de Rose deviennent plus précis, en même temps que plus intéressants. Pour Monsieur Léon, tout au moins !

Trop jeune pour aller à l’école, assez éloignée de la maison, elle n’y fut envoyée qu’à sept ans. Mais elle n’en savait pas moins, avant d’y entrer, que la fessée y était de règle. Une circonstance restée dans sa mémoire avait achevé de la renseigner à ce sujet quelques jours avant les vacances, à la suite desquelles la gamine deviendrait écolière, dès la rentrée d’octobre.

Certain après-midi de la mi-juillet, vers les cinq heures, tout en pressant ses fromages, sa mère, dans l’unique pièce du rez-de-chaussée, attendait avec impatience le retour de Marthe. La grosse Marthe avait douze ans alors, étant de cinq ans plus âgée que Rose. Chargée des soins du poulailler, elle l’avait encore laissé ouvert, paraît-il. D’où, évasion d’une poule volontiers vagabonde, à la poursuite de laquelle avait dû courir la ménagère chez des voisins avec qui elle était en froid. D’où colère, qu’augmentait le rappel d’autres griefs et qui, en l’absence de la coupable se traduisit par la promesse énoncée en mots peu nombreux, mais fort crûs, d’une fessée particulièrement soignée.

Il y avait là, outre la jeune Rose, une voisine, la mère Bénard, qui, demeurant porte à porte, venait parfois se délasser un instant chez madame Trinquet, en taillant une bavette.

Sitôt arrivée, Marthe, brusquement empoignée, était hissée sous l’autre bras maternel. En un instant, mise dans la posture favorable, la forte gosse, retroussée, déculottée, mettait sa mère en présence de la bonne paire de fesses souvent aperçue en tel apparat, mais qui, cette fois, portait indéniablement la marque d’une claquée récente. Et d’une claquée qui n’avait pas été piquée des vers.

Surséant à l’opération devant l’aspect inattendu du derrière filial, rougi par places et tuméfié — d’avance pour ainsi dire — la mère retint sa main qui, déjà, s’élargissait, les doigts étendus, et procéda à l’examen qui s’imposait. Rose déclarait se rappeler à présent la scène comme si c’eut été la veille. Elle revoyait, dans la grande salle carrelée, aux murs blanchis, à la chaux, la robuste maman, debout, face à la porte grande ouverte, le pied gauche posé sur la paille d’une chaise basse, retenant, jetée en travers sur sa cuisse, Marthe quasi immobile, la robe relevée, une robe d’indienne bleue à fleurettes blanches, et sa culotte de cotonnade rabattue au bas des cuisses charnues, au-dessus desquelles s’étalait en pleine lumière et serrées de peur, les deux fesses rebondies, dont chacune montrait symétriques et en relief, des gaufrures en travers qui, sur une rougeur générale étendue en cercle, s’avéraient, sans erreur possible, les marques de doigts naguère vigoureusement abattus bien en plein.

Rose, tout près déjà, se rapprochait encore et regardait, comme la mère Bénard assise, à gauche, le cou tendu.

Et Marthe, interrogée, révélait que c’était le maître, monsieur Tourneur qui l’avait corrigée, une demi-heure auparavant, au moment où les élèves s’apprêtaient à partir.

— Qu’est-ce que t’avais donc fait encore ?

Et, en attendant la réponse, la mère sans les quitter des yeux, suivait de la main le relief des empreintes, rayonnant les fortes fesses étroitement rapprochées que crispait l’épouvante.

Comme la gosse avouait « avoir répondu » au maître, c’était alors une claquée qui ne devait rien avoir à envier à la précédente. Rose qui, pour sa part, en recevait de bonnes — la dernière, le matin de ce jour-là, sans remonter plus loin — Rose voyait bien que cette fois, c’était tout autre chose à en juger d’après les soubresauts et les cris de son aînée qui ruait furieusement pour la plus grande joie de la Bénard, riant aux éclats, et sans autre effet que de stimuler encore l’énergie d’une matrone aimant certainement à fesser.

À la rentrée d’octobre, Rose entra dans la petite classe. Madame Tourneur fouettait assez vertement les gosses et sans plus ménager filles que garçons. La main osseuse de cette grande femme, vigoureuse dans sa maigreur, avait vite fait de rougir une paire de fesses enfantines.

Pendant trois ans, le petite resta sous sa coulpe et ne courut aucunement, grâce à elle, le risque de perdre quoique ce fût de la remarquable endurance que, concurremment, lui inculquait la main maternelle. Mais, ce fut en première classe qu’elle put se perfectionner encore et contracter définitivement l’endurance mentionnée plus haut et qu’elle s’honore aujourd’hui d’avoir conservé.

Trois ans passés en première achevèrent de faire d’elle le sujet d’élite que légitimement elle se targue d’être. Monsieur Tourneur fessait ferme et longtemps. Lorsqu’une grande fillette l’avait mérité, il la traitait de même qu’un garçon de cet âge, c’est-à-dire qu’à l’un comme à l’autre il baissait la culotte, sous les yeux des camarades diversement intéressés.

C’étaient parfois de très fortes fessées et Rose se rappelait une condisciple, enragée par moments, qui, en proie à une de ses crises de fureur inexplicable et en quelque sorte purement nerveuse, ayant été jusqu’à jeter ses livres, ses cahiers et à les trépigner, en réponse à une observation du maître, fut, pendant une semaine fessée de remarquable façon, tous les jours.

La première fois que Rose, évoquant devant Monsieur Léon, ses souvenirs d’enfance, lui révéla la survivance, en son pays, de mœurs aussi patriarcales, elle le trouva quelque peu incrédule et ce ne fut que par les précisions qu’elle amoncela qu’il finit par y croire.

Pourtant, un dernier doute restait à cet indécrottable saint Thomas et il en voulut avoir le cœur net.

Il fit donc à Rose l’offre d’un petit voyage au pays, en sa compagnie.

L’on était en septembre. La mer a de fières beautés à pareille époque, surtout la Manche, avec ses marées d’équinoxe et ses colères soudaines. De légers crochets lui permettraient personnellement de profiter de l’occasion pour voir de près et la tapisserie de la Reine Mathilde qu’il ne connaissait que par ses cinquante huit légendes latines et les roches si pittoresques, dit-on, qui parsèment la côte, entre Huppain et Luc-sur-mer.

En outre, charme unique au monde, il goûterait sur place aux fameuses tripes à la mode et au cidre de la Vallée d’Auge, que Rose met au-dessus du Champagne, quel qu’en soit la marque.

Ils partirent. Rien ne fut plus facile à Rose que de faire faire à son compagnon la connaissance de Monsieur et de Madame Tourneur. Certain jour, à la terrasse d’un café de la rue Saint-Martin, Monsieur Léon feignit la surprise en apercevant la belle fille, attablée avec un couple quinquagénaire, celui que constituaient son ancien magister avec sa digne épouse, tout deux, apprit-il, encore en exercice.

Monsieur Léon fut présenté comme un employé supérieur de la banque parisienne où la jeune Normande prétendait travailler en qualité de dactylo.

On causa, et l’ancienne élève reconnaissante parlant de l’égale sévérité des deux conjoints, la vanta en termes concrets, affranchis de toute ambiguïté.

Monsieur Léon scrutait curieusement les deux physionomies qui, avec les traits bien dissemblables, s’appareillaient pourtant, exprimant la même sérénité.

Plus austère, le visage de la femme, restée maigre, mais sévère aussi celui de l’homme, un fort gaillard, quoique plus facilement riant, et tous deux placides et honnêtes, s’azuraient des mêmes yeux candides, brillant en clair sur le teint rouge. Rien chez l’homme ne le différenciait d’un quelconque paysan de la région et ne trahissait en lui plus de raffinement ou même moins de simplicité. Sous son gros nez rond, il portait la courte moustache en haricot que, bien avant Charlot, les Normands ont inventée et ses lèvres moyennement épaisses, ainsi découvertes, n’accusaient nulle perversité.

Il faisait penser à ce rustre que, jadis, chantait Virgile. À ce rustre trop heureux qui ne connaissait pas son bonheur !