Bretons de lettres/Hippolyte Lucas au Temple du Cerisier

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Honoré Champion, éditeur (p. 199-238).



HIPPOLYTE LUCAS

AU TEMPLE DU CERISIER

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De Rennes au moulin de Chancors, les bords de la Vilaine sont charmants ; il faut les voir surtout par un après-midi d’automne, et surtout avec un compagnon comme A. Orain. Le petit fleuve court très doucement dans une large vallée, à fleur de sol toujours, entre deux plates-bandes de prairies grasses. Et voici, tout le long sur les deux rives, que paissent de coquettes petites vaches bretonnes. Gourmets, saluez en elles l’espoir de ce lait fameux et de ce beurre mémorable, dont le nom d’un château que voici à notre gauche, La Prévalaye, symbolise la renommée. Un peu avant, c’était Saint-Foix, terre illustrée par le souvenir d’une chasse de Henri IV et qui me rappelle surtout, à moi, un de nos célèbres compatriotes, l’élégant et spirituel Poullain de Saint-Foix, un Marivaux au petit pied, trop oublié à mon avis et que le regretté Maître Arthur de la Borderie aurait bien dû placer, à côté d’Alexandre Duval, dans sa galerie des exhumés Rennais. À droite, c’est la Motte au Chancelier. Voici le moulin d’Apigné ; puis, à gauche encore, le très pittoresque château de Lillion ; le confortable manoir de la Pérelle.

La Vilaine coule paisiblement toujours entre ces prairies d’un vert de pelouse anglaise. Çà et là, de hauts peupliers aux feuillages jaunis se dressent au dessus des chênes sombres que les froids ont touchés à peine. Ces larges frissons d’or des peupliers, dans le ciel d’un gris très doux, sont d’un charme incomparable. Çà et là les nuages s’entrouvrent sur des éclaircies d’un bleu pâle. C’est une enveloppante tiédeur d’automne et nulle part ailleurs on n’en pourrait mieux goûter la paix. Ces verts un peu durs des prairies et des buissons soulignent mieux encore par un contraste tout ce qu’il y a de léger et d’harmonieux dans ce ciel gris et bleu, sur lequel, au loin, les feuillages des peupliers s’estompent comme de fins nuages ambrés. C’est au bord de cette rivière, par un jour d’octobre, qu’il faut aller, si l’on veut goûter pleinement la mélancolie des souvenirs. En ces jours calmes de l’année qui tombe, sous ces hauts arbres fiers de leurs dernières feuilles rousses, le long de cette tranquille rivière qui s’en va, comme en flânant, vers la mer, aux rayons d’un soleil qui coquête encore, c’est le passé qu’on évoque tout le passé des heures d’amour.

Tout à coup les moulins et les ponts de Chancors apparaissent, barrant l’horizon. À droite, cette prairie basse où des tentes sont dressées, c’est Babelouse[1]. Encore quelques pas le long de la rivière ; nous traversons les ponts et la chaussée ; un ami vient à nous, en la maison duquel nous devons finir la journée ; nous descendons ensemble vers le pâtis, et nous voilà en pleine foire.

Avec un peu de bonne volonté, je pourrais me croire en un Pardon. Ce sont aussi des barraques de toile avec des oiseaux en plumes, des poupards en carton, sans bras et sans jambes, à la grosse tête peinturlurée, des soldats de plomb, des trompettes, des montres, des mirlitons, des bagues de cuivre. Ce sont des enfilées de bonnets de mousseline et de serre-têtes ; mais ces tristes « polkas » n’ont pas la fière élégance des coiffes bretonnes. Ce sont des châles et des foulards et des tricots de laine ; des scapulaircs aussi, mais tout piteux dans un coin ; ce sont des pains au beurre, mais ceux-là viennent de Rennes et non point de quelque bourg dont ils sont l’unique gloire, Caretiemble ou Penzé. Et des noisettes et des amandes, et des gâteaux et autres sucreries.

Voici l’éternel manège, au milieu duquel se moud,

Dans le cylindre des orgues de Barbarie,


une musique, comme dit Beaufils, atrocement humaine, cependant que tourbillonne tout autour la chevauchée, têtes qui tournent et cœurs qui se soulèvent, de la joyeuseté populaire.

Voici des tables dressées en plein air avec leurs deux rangées de bancs ; voici des lentes comme à Coadri. Çà et là, sur des fourneaux, grésillent dans le saindoux des chapelets de saucisses qu’on emporte vers les tables, dans des assiettes fleuries. D’énormes pâtés noirs, marbrés de longues veines de graisse blanche, dégagent au soleil une fraîche odeur d’aromates qui met en appétit. De belles piles de galettes de blé noir, d’un joli gris, fines et moelleuses, s’étalent. Des tonneaux de cidre, sur les charrettes qui les ont amenés là, laissent rouler dans des bols multicolores un cidre blond, le bon cidre doux, le cidre nouveau qui sent les pommes. Les châtaignes sautent dans les poëles trouées, craquant au feu et sous leur corset qui noircit, laissant entrevoir leur chair dorée, cependant que le marchand crie ; « Chaoud, c’est chaoud, les marrons, chaoud ! »

On entend les coups secs des carabines et les coups sourds des maillets, avec des bruits de pipes cassées au fond de la barraque ou des tintements de clochette au sommet de la potence. Les adroits et les forts, ceux du fin coup d’œil et ceux du bon biceps, en auront là pour leur argent. Les rêveuses aussi trouveront à qui parler dans la voiture de la somnambule ; les prêtresses du grand jeu les sollicitent du geste et de la voix. C’est la bonne aventure !

La foule se presse aux tables, sous les tentes, auprès des barraques et des voitures, dans les rues que forment les étalages. Aux deux extrémités de l’assemblée, il y a deux groupes spéciaux : celui des vaches et, sauf vot’ respect, celui des cochons.

Il y en a vraiment de gentils, si roses, de ceux qu’on rôtirait tout d’une pièce et qui pourraient suffire à des agapes juives, tant, une fois cuits, me dit un de mes compagnons, (cela le fit une fois reculer, lui, qui n’est point d’Israël) tant ils auraient l’air de petits enfants.

Et la foule va et vient du pont de Chancors au village, en descendant par la prairie de Babelouse.

Mais voici qu’on me signale à deux kilomètres, au bord de la Vilaine, les ruines de l’ancien château de Çicé et nous partons. Auprès des moulins je me détourne et je regarde une dernière fois la fête.

De là, elle ne détonne nullement dans l’harmonie du paysage. Les bruits nous arrivent atténués, les couleurs adoucies, et c’est très pittoresque, ces blouses d’un vieux bleu lavé, les bâches des voitures d’un vert pâle, les toiles des tentes d’un gris très doux, avec les taches noires des vêtements d’hommes et les points blancs des coiffes de femmes, tout cela encadré en bas par la pelouse d’un vert intense et, là-haut, se fondant en un ciel cendré, semé de la poussière d’or des peupliers. C’est lointain et doux comme un rêve ; c’est mieux, et je sens de nouveau autour de moi toute une émotion de souvenirs que réveille la saison dolente.

Nous suivons le chemin de hallage vers les ruines. C’est à peine si je trouve quelques paroles, tant je suis envahi maintenant par une tristesse qui tombe de plus en plus avec le jour. Elles sont navrantes, ces ruines !

Cicé était autrefois la demeure des marquis de la Bourdonnaye de Montluc. Une très ancienne tour, relique du primitif château des barons de Cicé, avait été flanquée d’un corps de bâtiment plus habitable. Une immense cuisine et une belle salle décorée de fresques sont encore accessibles, sous les poutres rongées et les plafonds crevés. Partout les fenêtres sont brisées et les parquets rompus. La désolation règne là ; seule, la vieille tour a gardé sa belle fierté. On dirait d’un vieux gentilhomme resté debout, très crâne, au milieu de la ruine des siens et de l’effondrement de sa race.

À la fin du XVIIIe siècle, les seigneurs de Cicé firent bâtir l’immense maison de Laillé pour y transporter leur demeure. Aujourd’hui la demeure est close. La désolation s’est abattue sur Laillé et Cicé n’est que décombres.

Je reviendrai voir Cicé, en plein hiver, sous la neige.

Nous redescendons vers le pont de Chancors, en nous hâtant un peu à la pensée que notre hôte nous attend là pour nous emmener dans son domaine, ce Temple du Cerisier qui fut la demeure d’été d’Hippolyte Lucas. En venant à Babelouse, mon désir était de faire ce pèlerinage à la maison d’un compatriote, qui eut à Paris de longues années de célébrité et dont nous garderons le souvenir en Bretagne, parce qu’il n’oublia jamais son pays.


Hippolyte Lucas est né à Rennes, le 20 décembre 1807. Il était le jumeau d’un frère qui mourut peu de jours après sa naissance et à la mémoire duquel il adressait lors de ses débuts les vers suivants :


Ô mon frère, évitant la destinée humaine,
Pourquoi dans mon berceau m’avez-vous laissé seul ?
Pourquoi changeâtes-vous après une semaine
Votre maillot contre un linceul ?


Hippolyte Lucas a fait ses humanités au collège de Rennes et commença dans notre ville ses études de droit qu’il alla, vers 1826, terminer à Paris. Bientôt, après ses examens passés, il revenait se faire recevoir avocat, mais le « démon de la poésie, » comme il le disait, l’avait déjà mordu et, sous prétexte de préparer son doctorat, il retournait à Paris. Peu après, il y débutait dans le journalisme et s’essayait au théâtre. L’Odéon, à cette époque, lui refusa un drame en vers, écrit en collaboration avec Boulay-Paty et tiré du Corsaire de Byron. Il a été publié récemment dans la Revue de Bretagne.

La Révolution de Juillet ramena le débutant dans sa famille, où il resta jusqu’à la mort de son père, vers 1834.

Une des « traces littéraires de ce séjour, dit Olivier de Gourcuff, est la belle ode récemment publiée dans l’Hermine, sur la mort de Vanneau et de Papu, tués aux journées de Juillet. Citons encore sa collaboration poétique au Keepsake Breton. »

Qu’était-ce que le Keepsake Breton ? J’en possède un exemplaire dans ma bibliothèque ; je l’ai feuilleté.

Le Keepsake Breton, parut, au profit des Pauvres en 1832, à Rennes, chez A. Marteville, imprimeur de la Préfecture. La préface est une lettre de l’éditeur Fulgence Girard, un des poètes du recueil ; la post-face est aussi de lui. Les collaborateurs de ce recueil sont par ordre alphabétique, Armand (de la Durantais ?) Joseph Bernard, Boulay-Paty, Chateaubriand, Desbarres, Ducrest de Villeneuve, Duval, Fontan, Fulgence Girard, Goubert, Keratry, l’abbé de Lamennais, une Dame, Letellier, Letourneux, Hippolyte Lucas, Ménard, Élisa Merœur, Richer, Souvestre, Édouard Turquety.

Châteaubriant à la demande d’E. T. (Édouard Turquety), avait autorisé la publication d’un fragment de ses Études Historiques, tome V, pages 15, 16 et 17, où il parlait de la Bretagne et de ses habitants. Il écrivait de Paris, le 19 décembre 1831 :

« Toutes les fois, Monsieur, que je reçois une lettre timbrée de quelque ville de ma province, le souvenir seul de mon berceau me fait battre le cœur. Un Athénien était moins fier d’avoir reçu le jour dans les bruyères de l’Attique que je ne le suis d’être né dans les landes de la Bretagne ; vous comprendrez donc tout le plaisir que j’éprouve à me retrouver au milieu de mes jeunes compatriotes. »

Suivait l’autorisation de reproduire le passage des Études, avec prière de biffer les noms de d’Elbée et la Rochejacquelin, « qui ne sont pas Bretons. » Il ajoute : « Je regrette en même temps de n’avoir pas nommé avec M. de la Mennais, plusieurs hommes de talent qui honorent aujourd’hui notre province. J’aurai soin de réparer ce tort involontaire dans une nouvelle édition des Études. »

L’abbé de Lamennais avait envoyé trois pages de sa prose poétique : Les Trépassés. C’est une paraphrase, dans le style des Paroles d’un Croyant, de ce texte sacré : Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur.

Trois pages aussi de M. L. M. Fontan, l’auteur dramatique, dans sa manière déclamatoire : Le Nègre, prose poétique à couplets et à refrain.

Trois pages encore de Duval. C’est Alexandre Duval, l’auteur dramatique, le membre de l’Académie française, qui, sous ce titre Une Nuit d’amour à Quimperlé, raconte les amours d’une « jeune noble. » Ce court fragment était extrait d’un « roman satirique » sous presse à cette date. Ce roman, paru en 1832, a pour titre : Le Misanthrope du Marais ou la jeune Bretonne.

Souvestre a donné deux pièces de vers. Boulay-Paty en a donné quatre. Fulgence Girard a positivement, lui, l’éditeur, encombré le recueil de ses proses et de ses vers.

Hippolyte Lucas a cinq poèmes dans le Keepsake.

Le premier est intitulé À une Dame. Or, immédiatement avant ce poème, on a inséré trois pages de proses signées Une Dame. Faut-il chercher un lien autre que celui du voisinage entre cette dame et ce poète ? Elle philosophe sur la Douleur : lui, sur l’amour ; or, dit-elle, « la nature mourrait sans la souffrance et l’amour ! »

M.  Léo Lucas, le fils du poète, a reproduit les cinq premières strophes de cette pièce de son père, — et sans doute le fragment avait-il été détaché par Hippolyte Lucas lui-même, — dans ses Heures d’Amour. Le titre à Une Dame a été remplacé par cet autre : Portrait. Si ce portrait est celui de la marquise de P***, alors comtesse de M*** — et son insertion dans les Heures d’Amour le ferait croire — on pouvait bien penser que la prose signée Une Dame était de la marquise elle-même ?[2] Mais alors pourquoi le pseudonyme Une Dame figure-t-il à la table alphabétique du Keepsake entre Lamennais et Letellier, ce qui ferait supposer l’initiale L au nom de cette femme ? Mystère, pensais-je !

Le mystère n’en est plus un. La dame n’est pas la marquise, elle doit être madame Lépinay et figure ainsi très normalement à la table entre Lamennais et Letellier. D’après un renseignement que je tiens de M. Léo Lucas. Mme  Lépinay était une charmante femme de lettres, dont, à quelques années de là, Hippolyte Lucas insérait une nouvelle parmi celles qu’il réunissait sous ce titre : Caractères et Portraits de Femmes, chez Moutardier, Paris 1836, continuant ainsi l’espèce de collaboration littéraire commencée dans le Keepsake.

À la page 26, je trouve un Sonnet, qui a été publié depuis sous ce titre : Le Peigne brisé. Il vaut qu’on le reproduise, comme un exemple de la manière poétique de notre compatriote, ou la délicatesse du sentiment s’allie heureusement à la simplicité de la forme. Ce sont des vers qui, ne datant d’aucune époque, mériteraient de survivre, étant parfaitement fidèles à la pure tradition française.


Nous causions tendrement de nos chagrins passés,
Dans la charmille, un soir, sans crainte de surprise.
Tandis que vous étiez sur mes genoux assise,
Entre vos blonds cheveux mes doigts s’étaient glissés.

Par moments, ils courbaient en anneaux plus pressés
La boucle dérangée au souffle de la brise…
Tout à coup sous ma main votre peigne se brise
Et déroule à mes pieds vos longs cheveux tressés.

Moi, je restais confus ; vous, rieuse et folâtre,
Rapprochant de ma bouche un front que j’idolâtre,
Vous entourez mon cou de ces liens nouveaux…


Je ne m’enfuirai pas, ne craignez rien, madame :
Il est une autre chaîne, une chaîne de l’âme,
Qui me lie à jamais de ses secrets anneaux.

Plus loin, je trouve la Valse, qui, dans le recueil, a gardé son titre ; Séparons-nous, qui fut plus tard amputée de deux strophes. Toutes ces pièces ont été insérées dans les Heures d’Amour; la belle marquise n’en fut donc pas la seule inspiratrice. Un Sonnet à un Ami, — cet ami était Boulay-Paty, — clôt la collaboration de notre poète à ce curieux Keepsake Breton.

Je ne sais pas quelle fut la part des pauvres dans la vente ; le prix de la plaquette était de trois francs pour les souscripteurs et de trois francs cinquante centimes pour les non-souscripteurs ; une note sur la couverture annonce qu’un « atlas de six lithographies, destiné à orner ce recueil, paraîtra dans les premiers jours de février. » J’ignore si cet atlas a paru ; je ne l’ai jamais rencontré.

Cette publication du Keepsake fut un événement littéraire à Rennes.

Tout un petit groupe poétique s’était formé dans notre ville, où ce phénomène se reproduit de temps à autre, trop rarement ! Dix ans plus tard, ce fut l’ère de Leconte de Lisle et de ses amis. Les poètes d’alors se réunissaient tous les mois, en des agapes fraternelles que la Poésie couvrait de son aile protectrice ; un certain règlement même en interdisait l’entrée aux profanes, et nul ne pouvait s’y asseoir avant d’avoir témoigné, fût-ce par un distique, de sa compétence de poète.

C’est à l’une de ces petites fêtes, dont le siège était, croyons-nous, au restaurant Marguerite, au coin de la rue aux Foulons, dans la maison où est maintenant la boutique du libraire Fougeray, qu’un jeune ingénieur, qui avait imprudemment sollicité son admission dans la bande joyeuse, improvisa, pour obéir à la règle, le fameux quatrain que voici.

Le moment de l’entremets était venu, mais avant d’y toucher, Le P***, le récipiendaire, devait faire connaître son œuvre. Il demanda du papier, un crayon ; puis, après quelques instants de recueillement, il griffonna quatre lignes, se leva et lut :

Si je voyais ma maîtresse,
Que serait-ce, que serait-ce ?
Mais si jamais je l’embrasse,
Que sera-ce, que sera-ce ?

Des rires prolongés sonnèrent un carillon de joie en l’honneur de cette inconsciente bouffonnerie, où l’inspiration de M. Prudhomme semble formulée par Banville. Bref, il fut permis au poète de savourer la récompense de l’entremets.

Un volume de nouvelles : Le Cœur et le Monde, qui obtint un vif succès, annonça la rentrée d’Hippolyte Lucas à Paris ; puis vinrent les Caractères et Portraits de Femmes qui valurent à notre compatriote le surnom de la Bruyère. Le mot est d’un homme, Félix Pyat ; les femmes, elles, en avaient de plus doux sans doute et de plus justes pour leur bienveillant ami. Ce gracieux recueil de vers : Heures d’Amour, nous permet de le supposer.

Les Cahiers roses de la Marquise, un roman publié après la mort du poète, ont permis de soulever un peu le voile — une gaze assez légère d’ailleurs, — et la Revue de Bretagne, l’a déchiré tout à fait : l’inspiratrice des Heures d’Amour fut la marquise de P***.

C’est par ce livre que le poète vivra dans la mémoire des lettrés bretons.

« Il faisait des vers, a dit Jules Simon, en parlant de la réimpression de ces poésies, comme en secret, pour se donner à lui-même la joie d’exprimer ce qu’il sentait, dans un langage qui prêtait plus de charme à ses sentiments et plus d’autorité à ses jugements. C’est de la poésie sincère, s’il en fut. Elle ressemble à une source cachée, qui coule, pure et limpide, dans la solitude d’un bois écarté. Il en deviendra plus cher aux Bretons qui sont, en ce moment, en pleine floraison de poésie. »

« On ne fait pas des vers comme les vôtres sans comprendre la vie, » écrivait Marceline Valmore au poète.

Voici une lettre de Victor Hugo à Hippolyte Lucas, datée du 29 janvier 1864. Je la reproduis non seulement parce qu’elle fait l’éloge des Heures d’Amour, mais aussi parce qu’elle marque bien un côté du tempérament littéraire de l’auteur :

« Je viens de relire, mon cher confrère, votre gracieux volume. Vos Heures d’Amour sont amies des « heures d’exil. » Vous rendez-vous compte que vous êtes un charmant poète, pas racinien du tout ? Il y a en vous un critique du XVIIe siècle, mais heureusement, il y a aussi un poète du XIXe. Si l’on en croyait le critique, on n’achèterait pas le poète, et les Heures d’Amour n’en seraient pas à leur quatrième édition. Mais vous avez le bonheur d’être plus fort comme homme de l’avenir que comme champion du passé, et vos vers, cher poète, triomphent de vos doctrines. Vous serez puni par le succès ; c’est bien fait. Ah ! vous voulez relever de Boileau et de Lebatteux en critique. Eh bien, votre poésie se révolte contre vous et vous bat. Elle ne relève, elle, que de l’éternelle nature. Elle a la grâce et le charme. Elle est délicate et forte. Elle pense et elle aime. Dites en pis que pendre à présent. Elle s’en fiche pas mal.

Votre ami,

Victor Hugo

On a parlé de l’indifférence d’Hippolyte Lucas pour son œuvre poétique ; il faudrait plutôt y voir, comme le fait remarquer Olivier de Gourcuff, « une pudeur à garder un secret de famille, bien digne d’un Breton de race. » Lamennais quand il écrit : « Une vérité dite me semble une vérité profanée, » Renan, lorsqu’il affirme qu’un « sentiment perd la moitié de sa valeur, quand il est exprimé, » Leconte de Lisle, dans Les Montreurs, sont des Bretons de même race.

La vérité, c’est que le poète ne comprenait plus la poésie à la façon de ceux de son siècle. Je veux dire que le siècle avait marché et que le poète ne l’avait pas suivi. Je ne sais s’il eut raison et, pour n’avoir pas revêtu les modes de son temps, en se privant du succès actuel, s’il ne s’est pas gardé plus neuf et plus frais pour ceux qui viendront. C’est une grosse question que celle de la forme et, si je l’agitais ici, je semblerais, pour quelques-uns, un peu Bridoison, et plusieurs autres me traiteraient de monsieur Josse. La vérité est qu’Hippolyte Lucas n’a jamais été romantique ; il demeura persuadé, en dépit du mouvement de 1830, dans lequel il fut pourtant entraîné, que la forme classique suffisait à l’expression de tous les sentiments et de toutes les idées.

Le romantisme, qui avait été une mode, passa. L’heure vint pour la poésie de la mode parnassienne : et cette mode-là, le poète des Heures d’Amour ne l’adopta pas davantage. C’était bien impossible à son tempérament, mais ce qui semble plus impossible encore, il protesta toute sa vie contre les tendances nouvelles et il eut, lui, si clément d’habitude, une sorte d’animosité littéraire contre l’école et contre ses chefs. On en verra l’expression dans cette lettre qu’il m’écrivait :

« Mon jeune ami,

« Je conçois toutes les objections de vos parents contre la vie littéraire ; on m’en a dit autant jadis ; j’ai persévéré. Vous persévérerez aussi, parce qu’une fois qu’on a été mordu par le démon de la poésie, c’est comme si on avait été mordu par un chien enragé ; il faut subir la maladie ; pas de remède, la nature seule peut vous sauver, ou le hasard, ou, si vous le préférez, la Providence.

« Je vous l’ai répété plus d’une fois, si l’on veut réussir dans la vie littéraire, il faut du courage et de la volonté. Moi, j’ai vécu à Paris dans ma jeunesse en traduisant de l’anglais. On me coupait les vivres ou, du moins, on ne me donnait qu’une pension insuffisante. On avait tort parce qu’on m’exposait à des privations ou à des travaux qui me faisaient perdre un temps que j’aurais pu mieux employer. Les parents sont faits ainsi ; ils ne voient qu’une position arrêtée et bien définie : ils croient que leurs enfants sont perdus, quand ils n’entrent pas dans un ordre hiérarchique quelconque.

« Laissez passer les événements, ne contrariez pas trop vos parents, qui ont naturellement droit à tous les égards. Faites-leur quelques concessions ; vous reprendrez votre liberté, un jour. Le feu sacré ne s’éteint pas. Dussiez-vous être clerc d’avoué, je mets les choses au pire, vivez en bonne intelligence avec votre famille jusqu’à l’heure où vous reprendrez votre essor.

Croyez que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous voir revenir à Paris, où je ne doute pas que vous ayez du succès, lorsque la première fougue de votre talent se sera un peu régularisée. Évitez la société des Parnassiens. Habituez-vous à considérer la vie littéraire comme une vie aussi sérieuse qu’une autre ; avec 300 francs par mois, vous pouvez vivre à Paris comme homme de lettres et préparer votre avenir. De l’ordre, de l’économie, du travail régulier, voilà ce qu’il faut à l’homme de lettres… »

On voit avec quelle bienveillance et quelle sagesse cet excellent homme voulait bien encourager et diriger les débuts de son petit compatriote.


Hippolyte Lucas avait été nommé bibliothécaire de l’Arsenal en 1860. Voici de charmants vers qu’il fit en souvenir de l’un de ses prédécesseurs. La pièce est intitulée : Le Fauteuil de Charles Nodier :


Nodier, lorsqu’à tes soirées,
Célébrées
Par la voix de tout journal,
Poète au bagage mince,
De province
J’accourais à l’Arsenal ;

J’étais fier de voir, d’entendre
Alexandre,
Causant près du grand Victor,
Ou bien près de ta Marie,
Si chérie,
Musset, vrai papillon d’or.


Que j’étais loin, dans les rêves,
Qui sans trêves
Tourmentent un jeune orgueil,
De prévoir qu’un jour peut-être,
Ô mon maître,
J’occuperais ton fauteuil.

Oui, dans ta bibliothèque,
Cette Mecque,
Le sort m’a fait arriver ;
J’en connais chaque volume,
Mais ta plume
Me reste encore à trouver.


Je me rappellerai toujours, non sans émotion, ma première visite à l’Arsenal et les bonnes heures que j’ai passées dans l’hospitalière maison du poète.

Je revois le vestibule tendu de mousselines blanches et roses qui m’avaient étonné un peu, le salon très étroit, tout en longueur et que j’avais surnommé « le wagon de première classe, » le cabinet de travail et le bureau, près de la fenêtre.

Je n’étais pas très gai à vingt ans, et je me rappelle avoir subi là une de mes plus navrantes crises de tristesse sans causes. C’était un soir de Noël. M. et Mme Hippolyte Lucas m’avaient invité à faire le réveillon chez eux et j’étais parti. En route, une vague tentation m’avait pris de m’arrêter à Notre-Dame et j’avais comme un regret croissant de n’assister pas à la messe de minuit. Pendant tout le trajet, les souvenirs d’enfance m’avaient assailli au son des cloches, et j’en étais arrivé à me blâmer comme d’une faute d’aller à cette soirée mondaine, alors que, vers l’Église, une voix, la voix de mon passé et de mon pays, m’appelait.

Quand j’entrai dans le salon, une tiédeur parfumée m’enveloppa ; il y avait des fleurs dans les vases et le feu flambait dans la cheminée. Tout autour, des hommes de lettres, des artistes et quelques femmes étaient là. Je ne sais pourquoi ces habits noirs et ces épaules nues me choquèrent ; il me sembla qu’il y avait comme une inconvenance à cette réunion, à pareille heure, ce jour-là, et que je n’aurais pas dû me mêler à cette fête. La conversation fut ce qu’elle est entre gens du monde des lettres, dans un salon où l’on ne reçoit que des gens de lettres bien élevés et pourtant les mots me faisaient l’effet de dissonances, et certaines paroles me blessaient au cœur. De plus en plus, ce contraste m’affligeait, de certaines nuits passées en Bretagne, dans l’attente de la messe, au coin du feu, avec cette soirée parisienne, où pas un mot n’était dit en mémoire du « petit Jésus. » J’en arrivais à chercher une croix sur les murs ou quelque gravure pieuse, et rien de semblable ne m’apparaissait. Le compositeur Émile Pessard se mit au piano et ce qu’il joua n’avait, hélas ! aucun rapport avec un de ces chers Noëls que j’aurais voulu entendre. Je ne disais rien et je me plongeais de plus en plus dans la tristesse de mes pensées. Aussi, quand j’entendis qu’on se mettrait à table à minuit, cela me sembla comme une profanation. Je comprenais ces réveillons au retour de la messe, mais ce souper, à minuit, me semblait sans excuse.

J’en sais qui vont rire : je ne riais pas, moi. et ma peine était bien sincère. Quelques-uns, qui furent élevés comme moi, me comprendront… peut-être ; aujourd’hui, j’ai peine à me comprendre, tant la vie a émoussé en moi ces délicatesses, mais je les goûte avec ravissement par le souvenir.

Quand on passa dans la salle à manger, j’allais me cacher dans le cabinet de travail ; je fondis en larmes. On s’inquiétait de mon absence ; on finit par me découvrir, et le maître de la maison, ne pouvant rien comprendre à une telle douleur, — je suffoquais ! — dont je persistais à taire les causes, voulut bien détacher vers moi une de ses plus jolies invitées. Une ou deux autres, curieuses de ma bizarrerie, se joignirent à elles pour me prier de venir prendre la place qui m’était réservée. J’en ai honte aujourd’hui, je refusai…

Je dus sembler étrangement mal élevé à tous ces Parisiens. Hippolyte Lucas était la bonté même ; il me pardonna mon inconvenance et sans doute il imagina quelque roman pour l’expliquer, un chagrin d’amour sans doute ; c’était la meilleure raison qu’on put donner, à mon âge. La vérité, la voilà.

« Prenez garde aux Parnassiens, » m’avait écrit et me répétait mon célèbre compatriote. Hélas ! les Parnassiens m’attiraient de plus en plus, et la maison de Leconte de Lisle faisait tort à l’Arsenal. Quelques conseils du Maître et de doctes leçons de Heredia m’avaient infiltré dans le goût le venin des mauvaises doctrines et mon idéal poétique s’était enrichi du culte de la forme. Hippolyte Lucas me reprochait doucement cet excès. Il accueillit cependant avec bienveillance mon premier volume Les Asphodèles, qui parut un an après et dans lequel, parmi les vers tout naïfs de la vingtième année, — on était encore naïf et spontané à vingt ans, en ce temps-là ! — se glissaient déjà quelques pièces dont la facture attestait mes progrès d’élève Parnassien.

Depuis, je ne l’ai revu qu’à de rares intervalles. Mon milieu artistique devint tout autre et mes amis de lettres ne se trouvaient guère sur le chemin de l’Arsenal. Car si le poète des Heures d’Amour manquait de sympathie pour les poètes du Parnasse, ceux-ci le lui rendaient avec usure et les premiers torts étaient de leur côté. Je me suis reproché depuis, non pas d’avoir quitté la voie poétique où ce premier directeur de ma conscience littéraire aurait voulu m’engager ; la voie que j’ai suivie était celle qui me sollicitait naturellement et je suis reconnaissant à Leconte de Lisle et à Heredia de m’y avoir introduit en me tendant la main, mais j’ai un vrai regret de n’avoir pas manifesté plus ouvertement — j’étais si peu démonstratif alors ! — la sincère reconnaissance que je gardais toujours, en dépit des dissidences d’école, pour celui qui, le premier, à Paris, avait bien voulu s’intéresser à mes vers.

Hippolyte Lucas était d’une bienveillance extrême. Sa bonté, c’est le seul reproche que les méchants puissent faire à sa mémoire.

Elle ne désarma pas l’animosité de ses adversaires, car il en eut. Banville, qui fut un railleur et dont les railleries vivront dans ses Poèmes funambulesques, s’est attaqué au critique du Siècle, qu’il avait surnommé Guttière, du nom d’un héros du théâtre espagnol d’Hippolyte Lucas. Une ode tout entière, l’Odéon, lui est consacrée.

Le grand nez de Lucas fend l’air comme un clocher.

Banville feint de s’intéresser à la tristesse de Guttière ; il remarque « sa pâleur de lotus, son noir abattement » et lui demande ce qu’il voudrait pour être heureux.

Pour sourire, veux-tu le casque du pompier,
Qui consume ses nuits à voir estropier
La tragédie ou l’attelane ?

Il lui offre encor des gants, un feutre, un casque ?

— Ce que je veux, dit l’homme au profil de condor,
C’est un nez à la Roxelane !

Certes, il n’a jamais été bien original, a écrit depuis Théodore de Banville, ni bien nouveau de rire de l’Odéon désert et du nez de M. Hippolyte Lucas ; mais le poète doit accepter coûte que coûte, tous les sujets traditionnels et il faut qu’il n’hésite pas à affronter les plus redoutables de tous les monstres, c’est-à-dire la Banalité et la Platitude. Il doit ressembler au « matin, ce doreur, » qui dore tout ce qu’il trouve sur son chemin, y compris les écorces de melon et les vieilles savates. »

Hippolyte Lucas était le premier à engager la plaisanterie sur ce nez qui était devenu célèbre. Dans ses Souvenirs, il cite lui-même une lettre de Mlle Mars qui fait allusion à ce grand nez et Théodore de Banville, en le criblant d’épigrammes, évidemment a perdu sa peine, s’il voulait être désagréable à l’excellent bibliothécaire de l’Arsenal. Quant à la note qui sert de commentaire au poème, on a peine à comprendre qu’elle s’adresse au fin lettré, à l’homme de talent qu’était Hippolyte Lucas.

On peut se rendre compte, d’ailleurs, de la situation qu’occupait notre compatriote, à Paris, en voyant, dans la Galerie des Gens de Lettres au XIXe Siècle, de Charles Robin, (1848) sa biographie à côté de celles des Hugo, des Arago, des Féval, des Dumas et des Lamartine. Son portrait y figure en bonne compagnie.

Il fut un des fondateurs de la Société des Gens de Lettres et fit partie du premier comité.

Quand on examine la liste de ses ouvrages, depuis 1834 jusqu’à 1874, quand on sait qu’il a eu quarante-cinq pièces jouées sur les premiers théâtres de Paris, quant on parcourt sa correspondance avec les hommes de lettres de son temps, quand on relit certaines de ses nouvelles ou de ses pièces de théâtre, et quand on songe qu’à son grand talent, il joignait une si grande bienveillance, on ne saurait admettre l’impertinence de Banville.

C’est un charmant poème d’opéra-comique, Lalla-Roukh. Son Histoire philosophique et littéraire du Théâtre Français est pleine de détails intéressants.

Ses adaptations d’œuvres du théâtre grec, espagnol et anglais ont été des tentatives remarquables et presque des audaces pour l’époque ; ses œuvres de théâtre personnelles sont ingénieuses, élégantes. L’histoire littéraire doit mentionner La Double Épreuve, L’Hameçon de Phénice, Le Médecin de son Honneur, La Champmeslé, Les Nuées, Le Tisserand de Ségovie, L’Alceste, etc., qui sont des restitutions précieuses ou les créations d’un homme de goût.

Théophile Gautier a écrit de lui : « Il sait s’arrêter juste au point où l’audace deviendrait dangereuse. » Il l’appelle « l’introducteur au théâtre des génies étrangers » et loue, en maint chapitre de son Histoire de l’Art Dramatique son art, son goût, son entente de la scène, sa versification élégante et pure. J. Janin, dans l’Histoire de la Littérature Dramatique lui rend le même éloge.

À propos de Médée, Méry a dit : « Le troisième acte, le plus difficile, est traité de main de maître… Le style est aiguisé comme le poignard, le vers palpite, la rime éclate… un frisson d’épouvante court… C’est un succès éclatant et bien légitime. »

De Cuvillier Fleury, cet éloge : « Il traduit avec élégance ; il imite avec finesse. Ses œuvres originales ont « de l’invention et du style ; sa critique, de l’autorité. M. Lucas est poète ; on ne se corrige pas de ce défaut là. »

Vapereau, dans son Année Littéraire et Dramatique, le qualifie « d’auteur dramatique habile et de romancier ingénieux. »

Victor Hugo lui écrivait : « Vous êtes un poète, vous êtes un artiste, vous êtes un écrivain. »

Comme journaliste, Hippolyte Lucas a occupé une place considérable et, suivant l’expression un peu banale mais que M. Jules Simon a relevée en la lui appliquant, il fut vraiment un prince de la critique, à une époque où les fonctions de critique supposaient chez celui qui en était investi un goût très sûr, une honnêteté parfaite, une instruction solide, une véritable distinction de cœur et d’esprit.

Vraiment Banville a été bien sévère, disons le mot, bien injuste.

Le biographe d’Hippolyte Lucas, dont j’ai parlé, Charles Robin, tout en le vengeant de ces « entremangeries intestines », selon le mot de Bayle, lui conseillait pourtant de « mettre plus souvent à profit la maturité vigoureuse de son esprit. Sans prétendre lui tracer un programme, il nous semble, écrivait-il, que dans sa critique, il pourrait faire entrer parfois quelques salutaires protestations. Un peu moins de réticences et un peu plus de hardiesse ne nuiraient pas ».

Mais le moyen de résister à ces lettres cajoleuses de tant d’auteurs et des plus grands, qui réclamaient sa bienveillance. Il faut lire cette correspondance des Hugo, des Dumas, des Gautier, etc., où le désir d’un aimable compte-rendu s’exprime, quelquefois sans réticences, toujours enveloppé de douces flagorneries.

La bonté chez lui était, d’ailleurs, un vrai don naturel : il l’étendait jusqu’aux bêtes. Il faut lire la pièce intitulée Mon Jardin, dans laquelle il abandonne gaîment tout son petit domaine au pillage des oiseaux, merles, tourterelles, rossignols.

Moineaux, becquetez mes cerises,
Rouges, noires à votre gré ;
Vous ne serez jamais aux prises
Avec quelque piège ignoré.

Il rassure aussi l’écureuil, les papillons, les corbeaux même.

Celui dont la voix vous accueille
De la nature ami fervent.
Regrette jusques à la feuille
Qu’emporte le courroux du vent.

Comme Brizeux et comme Lamennais, il voulut qu’on respectât la vie des arbres. Il se blâme d’avoir laissé abattre ses chênes :

Ô vous qui prêtiez votre ombrage
À mes loisirs, à mes amours,
Ô compagnons de mon jeune âge,
J’aurais dû vous garder toujours.

Quelque hiver, alors que tout tremble,
La vieillesse m’aurait vaincu ;
Nous aurions dû mourir ensemble,
Ainsi que nous avions vécu.

Brizeux, dans une de ses lettres, l’appelle « un frère en poésie ; » c’est qu’il était son frère d’âme vraiment, par cette incomparable bonté.

Il y a dans ses poésies posthumes une pièce intitulée Un remords que je veux transcrire ici, parce qu’elle est un témoignage encore de la douceur de son âme et qu’elle est en même temps l’une des plus parfaites qu’il ait écrite. C’est un sonnet : le voici :

Un jour, j’étais couché sur mon lit de repos,
Je lisais au hasard, et, jetant là l’ouvrage,
J’aurais pu comme Hamlet dire « Des mots, des mots ! »
L’enfant vint ; sur le mien il posa son visage.

Il voulut, c’était la gentillesse de l’âge,
Faire semblant de lire et moi, d’un dur propos,
Je rudoyai l’enfant et, lui tournant le dos,
De l’éloigner de moi j’eus le triste courage…

 
Pauvre enfant que m’a pris le destin inconnu,
Cet amer souvenir depuis m’est revenu ;
Je vois ta grosse larme et ta petite moue ;

Et j’éprouve un remords. Comme je donnerais
Mon futile savoir et mes livres après,
Pour sentir de nouveau ton souffle sur ma joue.

Aussi cette bonté se retrouve partout dans ce livre des Heures d’Amour, et ce cœur amoureux est avant tout un cœur aimant.

Il ne faudrait pas croire pourtant qu’il ne fût jamais moqueur ; il avait trop d’esprit pour cela, et le témoignage de M. Jules Simon nous en apporte la preuve. C’était pendant un voyage qu’ils firent ensemble de Paris à Rennes, dans le courrier. Hippolyte Lucas parla tout le long du chemin. « Il connaissait infiniment toutes les célébrités locales que je n’avais fait qu’admirer de loin, » dit M. Jules Simon. « Il se donna le plaisir de me les montrer dans tous les détails et le fit avec beaucoup de verve et, qui le croirait de cet homme aimable ? il me fit plus d’une fois rire à leurs dépens. »

Chez lui le trait d’esprit était vif, dit un de ses biographes qui a pu le bien connaître ; vif, mais sans fiel.

Hippolyte Lucas est mort le 14 novembre 1878. Sur sa tombe, Edmond About a dit : « Poète, romancier, auteur dramatique, historien, philologue, journaliste, critique, il a parcouru en tout sens et visité dans ses moindres recoins le domaine illimité de l’esprit. Il l’a parcouru sans courir, avec l’infatigable mais tranquille et patiente activité du Breton. »

On se souvenait à Paris qu’il était Breton ; nous ne devons pas l’oublier en Bretagne. Aussi me sera-t-il permis de trouver que Charles Le Goffic l’a traité bien légèrement, dans quelques pages écrites à propos de la récente réédition de ses Heures d’Amour, qui parurent pour la première fois, non en 1844, comme le dit à tort notre compatriote, mais en 1834. La date a son importance. En la rectifiant, je ne puis m’empêcher de faire remarquer aussi que l’Histoire du Théâtre français ne comprend pas cinq ou six tomes, mais trois seulement, et de regretter un qualificatif aussi injuste que celui d’« automate de la copie. »

Si, suivant l’expression d’About citée par Le Goffic, les lettres furent pour Hippolyte Lucas « une fonction organique, » il n’est pas d’un bon compatriote ni d’un juste critique de dire que le poète des Heures d’Amour a « tenu » la critique dramatique au Siècle, qu’il est « de ceux qui n’excèdent pas la moyenne, » qu’il flotte comme une « épave dans les boîtes des bouquinistes, » et que pour lui tout est « consommé. »

En constatant que « la piété d’un fils » lutte contre l’oubli qui menace toute gloire, Le Goffic aurait dû ajouter que notre devoir est de nous associer à ces efforts en faveur d’un Breton, homme de grand talent, de haute courtoisie et de bon cœur.


Je remuais tous ces souvenirs, en quittant les bords de la Vilaine pour entrer, avec le fils du poète, dans ce domaine du Temple du Cerisier, où Hippolyte Lucas passait quelques mois, tous les ans.

 
Heureux, ô beau mois qui m’enivres,
Quand je vais, dans ces jours meilleurs,
Loin de Paris et de mes livres,
M’entretenir avec mes fleurs.

Anciens témoins de mon jeune âge,
Les arbres qui m’ont reconnu
Semblent dire dans leur feuillage :
C’est lui, qu’il soit le bienvenu.

Les arbres n’étaient pas les seuls à bien accueillir le Maître. M. Orain a raconté dans l’Hermine qu’Hippolyte Lucas assistait tous les ans à cette assemblée de Babelouse et que c’était autour de lui, quand il arrivait sur la prairie, un empressement de tous à le saluer.

Nous traversons un bois de châtaigniers, où souvent le bon poète vint s’asseoir, seul avec un livre, quelquefois entouré des amis du pays.

L’étude occupe là mes tranquilles journées ;
Je relis mon Virgile au fond des bois épais,
Ou bien, près des amis de mes jeunes années,
Je parle du passé, temps de joie et de paix.

Une « rabine » part de là et fait comme une avenue vers la maison. À son extrémité, où elle rejoint la grande route qui passe sous les murs du jardin, un pauvre vieux châtaignier étend ses branches usées, couvertes de feuilles encore.

Voici la maisonnette toute blanche, avec son rideau de hauts peupliers. Nous entrons. Au fond du jardin, une salle verte à la mode française nous attire tout de suite. Cette charmille abrita les rêves du poète : son hamac est là toujours. Nous revenons vers la maison : nous traversons le petit salon, où est le buste d’Hippolyte Lucas par Gourdel, la salle à manger avec ses bons vieux meubles d’autrefois : nous montons au premier étage : c’est le cabinet de travail. La bibliothèque a gardé les livres préférés du Maître : ses papiers sont encore sur la table : il est demeuré vivant là, par la religion de son fils.

Cette maison, le poète l’a chantée et nous nous rappelions ces vers écrits avec amour, en l’honneur de

LA PLUS JOLIE MAISON DE FRANCE

Il est une maison sur terre
Où tout me plaît, tout est riant,
Maison champêtre et solitaire
Qu’entoure un jardin verdoyant.

Il est dans le ciel une étoile
Qu’avec amour mon oui revoit,
Astre qui dans les nuits sans voile,
L’été, rayonne sur mon toit.

Il est, de grâce toute pleine,
Dans ma maison une beauté ;
Du frais jardin elle a l’haleine,
De l’asile elle a la clarté.[3]

Évoquée au rythme de ces vers, l’âme du maître de la chère maison doit errer parmi les choses aimées.


Quel calme autour de nous ! Par la fenêtre ouverte, on aperçoit les arbres du jardin. Toutes les choses sont demeurées, en témoignage de piété filiale, telles qu’elles étaient à la mort du poète.

C’est bien la maison du sage ; c’est bien la retraite du rêveur. Il y a même, dans cette charmille, dans ces peupliers, dans ces bordures de buis, dans ces vieux meubles à la mode du commencement du XIXe siècle, dans tout ce milieu de fraîcheur, de calme et de simplicité, comme une harmonie persistante, d’accord avec la nature de l’homme et le talent de l’écrivain qui vécut là ! On se sent en plein dans la tradition française que rien d’exotique ne vient modifier.

L’homme qui reçut cette maison de famille et la garda comme il l’avait reçue, pour la transmettre à son fils, sachant y accommoder sa vie sans y rien changer de ce qui était, c’est bien le sage écrivain satisfait de la langue toute faite que les grands ancêtres nous ont léguée et qui, la trouvant assez vaste et assez commode, après y avoir fait vivre ses idées, la laisse aux autres telle quelle, en leur conseillant d’y accommoder leurs rêves aussi.


Au mois d’octobre 1878, quelques semaines avant sa mort, Hippolyte Lucas avait voulu revoir une dernière fois sa maison. Il y recevait ses amis, souriant toujours, malgré ses souffrances : « Je voudrais bien tromper la douleur, disait-il à M. Orain, qui nous rappelait ce souvenir, et pour cela, je change souvent de banc et de place. Sous ces ombrages qui me connaissent, je réussis du moins à me distraire. »

Et je me rappelais ces vers des Dernières Poésies :

Le Temps reprit : Crains-tu de mourir, ô poète,
Toi qui penches ton front sur ton bras affaibli.
 — Ô Temps lui répondis-je en relevant la téte,
Je ne crains pas la mort, je ne crains que l’oubli !

L’oubli, qui peut le défier longtemps, même parmi ceux dont la renommée est bien vivante ! Heureux encore les poètes dont le souvenir se réveille ainsi pour quelques amis, et dont la pieté d’un fils entretient le culte avec amour.


Hippolyte Lucas est mort depuis un demi-siècle et, par cette fin de jour d’automne, nous l’évoquions avec sympathie dans cette maison où il a vécu. Son fils nous lisait quelques-uns de ses vers et je l’écoutais, dans la douceur de la nuit qui venait, réveillant, à vingt ans de distance, tant de souvenirs de mes vingt ans.

Mes vingt ans, qui coururent par les mêmes rues qu’Hippolyte Lucas, sous les mêmes arbres, à travers les mêmes fleurs, dans ce pays de Rennes ! Mes vingt ans, qui chantèrent les mêmes chansons que lui, dans ces jeunes vers dont il voulut bien être le premier confident, à Paris !

Ô la bonne journée, et comme il est doux de rêver sous les arbres et dans le dernier frisson des feuilles jaunes qui, demain, peut-être, hélas ! seront sous nos pieds des feuilles mortes ! Quelle mélancolie d’évoquer les beaux rêves de jeunesse et les espoirs d’immortalité !


  1. Le nom de la prairie a donné son nom à cette « assemblée » du 18 octobre. Mais d’où vient le nom de la prairie ?
  2. Voir les Cahiers roses de la Marquise, histoire des amours du Poète et de Mme de P***, où, page 33, je lis ceci. C’est la marquise qui parle :

    « L’année 1833 s’ouvrit par un incident qui faillit nous brouiller à jamais. Ne s’avisa-t-il pas de prétendre insérer dans une revue qu’il avait fondée une petite composition que je lui avais confiée, en jurant qu’il la signerait de mon nom, si je ne lui accordais un rendez-vous… »

  3. C’est l’autographe de ce dernier quatrain qui a été reproduit en tête de cette étude.