Britannicus (éditions Didot, 1854)/À Monseigneur

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Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 126).
À MONSEIGNEUR


LE DUC DE CHEVREUSE[1].


MONSEIGNEUR,

Vous serez peut-être étonné de voir votre nom à la tête de cet ouvrage ; et si je vous avais demandé la permission de vous l’offrir, je doute si je l’aurais obtenue. Mais ce serait être en quelque sorte ingrat, que de cacher plus longtemps au monde les bontés dont vous m’avez toujours honoré. Quelle apparence qu’un homme qui ne travaille que pour la gloire se puisse taire d’une protection aussi glorieuse que la vôtre ?

Non, Monseigneur, il m’est trop avantageux que l’on sache que mes amis mêmes ne vous sont pas indifférents, que vous prenez part à tous mes ouvrages, et que vous m’avez procuré l’honneur de lire celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont précieuses[2]. Vous fûtes témoin avec quelle pénétration d’esprit il jugea de l’économie de la pièce, et combien l’idée qu’il s’est formée d’une excellente tragédie est au delà de tout ce que j’en ai pu concevoir.

Ne craignez pas, Monseigneur, que je m’engage plus avant, et que, n’osant le louer en face, je m’adresse à vous pour le louer avec plus de liberté. Je sais qu’il serait dangereux de le fatiguer de ses louanges ; et j’ose dire que cette même modestie, qui vous est commune avec lui, n’est pas un des moindres liens qui vous attachent l’un à l’autre.

La modération n’est qu’une vertu ordinaire quand elle ne se rencontre qu’avec des qualités ordinaires. Mais qu’avec toutes les qualités et du cœur et de l’esprit, qu’avec un jugement qui, ce semble, ne devrait être le fruit que de l’expérience de plusieurs années, qu’avec mille belles connaissances que vous ne sauriez cacher à vos amis particuliers, vous ayez encore cette sage retenue que tout le monde admire en vous, c’est sans doute une vertu rare en un siècle où l’on fait vanité des moindres choses. Mais je me laisse emporter insensiblement à la tentation de parler de vous ; il faut qu’elle soit bien violente, puisque je n’ai pu y résister dans une lettre où je n’avais autre dessein que de vous témoigner avec combien de respect je suis,

MONSEIGNEUR,
Votre très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur,
RACINE.



  1. Charles-Honoré d’Albert, duc de Luynes, de Chevreuse, et de Chaulnes, pair de France, né le 7 octobre 1646, et connu sous le nom de duc de Chevreuse. Son père avait fait bâtir un petit château sur le terrain même de Port-Royal. Il fut ami intime du duc de Beauvilliers, son beau-frère, et de Fénélon. Il mourut à Paris, le 5 novembre 1712, treize ans après Racine. (G.)
  2. On ne peut guère douter qu’il ne soit ici question du grand Colbert, beau-père du duc de Chevreuse, lequel avait épousée sa fille aînée. Colbert avait un sens droit et un esprit juste. Avec ces qualités on juge sainement de tout. Si, dans les louanges que Racine prodigue à Colbert, il y a quelque chose pour le contrôleur général, la plus grande partie est pour l’homme, et paraît dictée par la vérité. (G.)