Britannicus (éditions Didot, 1854)/Première Préface

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Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 126-128).
PREMIÈRE PRÉFACE


De tous les ouvrages que j’ai donnés au public, il n’y en a point qui m’ait attiré plus d’applaudissements ni plus de censeurs que celui-ci. Quelque soin que j’aie pris pour travailler cette tragédie, il semble qu’autant que je me suis efforcé de la rendre bonne, autant de certaines gens se sont efforcés de la décrier : il n’y a point de cabale qu’ils n’aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés. Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi : ils ont dit que je le faisais trop cruel. Pour moi, je croyais que le nom seul de Néron faisait entendre quelque chose de plus que cruel. Mais peut-être qu’ils raffinent sur son histoire, et veulent dire qu’il était honnête homme dans ses premières années : il ne faut qu’avoir lu Tacite pour savoir que, s’il a été quelque temps un bon empereur, il a toujours été un très-méchant homme. Il ne s’agit point dans ma tragédie des affaires du dehors : Néron est ici dans son particulier et dans sa famille ; et ils me dispenseront de leur rapporter tous les passages qui pourraient aisément leur prouver que je n’ai point de réparation à lui faire.

D’autres ont dit, au contraire, que je l’avais fait trop bon. J’avoue que je ne m’étais pas formé l’idée d’un bon homme en la personne de Néron : je l’ai toujours regardé comme un monstre. Mais c’est ici un monstre naissant. Il n’a pas encore mis le feu à Rome ; il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs : à cela près, il me semble qu’il lui échappe assez de cruautés pour empêcher que personne ne le méconnaisse.

Quelques-uns ont pris l’intérêt de Narcisse, et se sont plaints que j’en eusse fait un très-méchant homme, et le confident de Néron. Il suffit d’un passage pour leur répondre. « Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus abditis adhuc vitiis mirè congruebat[1]. »

Les autres se sont scandalisés que j’eusse choisi un homme aussi jeune que Britannicus pour le héros d’une tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d’Andromaque, le sentiment d’Aristote sur le héros de la tragédie ; et que, bien loin d’être parfait, il faut toujours qu’il ait quelque imperfection. Mais je leur dirai encore ici qu’un jeune prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de cœur, beaucoup d’amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité, qualités ordinaires d’un jeune homme, m’a semblé très-capable d’exciter la compassion. Je n’en veux pas davantage.

« Mais, disent-ils, ce prince n’entrait que dans sa quinzième année lorsqu’il mourut. On le fait vivre, lui et Narcisse, deux ans plus qu’ils n’ont vécu. » Je n’aurais point parlé de cette objection, si elle n’avait été faite avec chaleur par un homme[2] qui s’est donné la liberté de faire régner vingt ans un empereur qui n’en a régné que huit, quoique ce changement soit bien plus considérable dans la chronologie, où l’on suppute les temps par les années des empereurs.

Junie ne manque pas non plus de censeurs : ils disent que d’une vieille coquette, nommée Junia Silana, j’en ai fait une jeune fille très-sage. Qu’auraient-ils à me répondre, si je leur disais que cette Junie est un personnage inventé, comme l’Émilie de Cinna, comme la Sabine d’Horace ? Mais j’ai à leur dire que s’ils avaient bien lu l’histoire, ils auraient trouvé une Junia Calvina, de la famille d’Auguste, sœur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum[3]. Elle aimait tendrement son frère ; et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion. Si je la présente plus retenue qu’elle n’était, je n’ai pas ouï dire qu’il nous fût défendu de rectifier les mœurs d’un personnage, surtout lorsqu’il n’est pas connu.

L’on trouve étrange qu’elle paraisse sur le théâtre après la mort de Britannicus. Certainement la délicatesse est grande de ne pas vouloir qu’elle dise en quatre vers assez touchants qu’elle passe chez Octavie. « Mais, disent-ils, cela ne valait pas la peine de la faire revenir, un autre l’aurait pu raconter pour elle. » Ils ne savent pas qu’une des règles du théâtre est de ne mettre en récit que les choses qui ne se peuvent passer en action, et que tous les anciens font venir souvent sur la scène des acteurs qui n’ont autre chose à dire, sinon qu’ils viennent d’un endroit, et qu’ils s’en retournent en un autre.

« Tout cela est inutile, disent mes censeurs : la pièce est finie au récit de la mort de Britannicus ; et l’on ne devrait point écouter le reste. » On l’écoute pourtant, et même avec autant d’attention qu’aucune fin de tragédie. Pour moi, j’ai toujours compris que la tragédie étant l’imitation d’une action complète, où plusieurs personnes concourent, cette action n’est point finie que l’on ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C’est ainsi que Sophocle en use presque partout : c’est ainsi que dans l’Antigone il emploie autant de vers à représenter la fureur d’Hémon et la punition de Créon après la mort de cette princesse, que j’en ai employé aux imprécations d’Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.

Que faudrait-il faire pour contenter des juges si difficiles ? La chose serait aisée, pour peu qu’on voulût trahir le bon sens. Il ne faudrait que s’écarter du naturel pour se jeter dans l’extraordinaire. Au lieu d’une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages, il faudrait remplir cette même action de quantité d’incidents qui ne se pourraient passer qu’en un mois, d’un grand nombre de jeux de théâtre d’autant plus surprenants qu’ils seraient moins vraisemblables, d’une infinité de déclamations où l’on ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce qu’ils devraient dire. Il faudrait, par exemple, représenter quelque héros ivre qui se voudrait faire haïr de sa maîtresse de gaieté de cœur, un Lacédémonien grand parleur[4], un conquérant qui ne débiterait que des maximes d’amour, une femme qui donnerait des leçons de fierté à des conquérants. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous ces messieurs. Mais que dirait cependant le petit nombre de gens sages auxquels je m’efforce de plaire ? De quel front oserais-je me montrer, pour ainsi dire, aux yeux de ces grands hommes de l’antiquité que j’ai choisis pour modèles ? Car, pour me servir de la pensée d’un ancien, voilà les véritables spectateurs que nous devons nous proposer ; et nous devons sans cesse nous demander : que diraient Homère et Virgile, s’ils lisaient ces vers ? que dirait Sophocle, s’il voyait représenter cette scène ? Quoi qu’il en soit, je n’ai point prétendu empêcher qu’on ne parlât contre mes ouvrages ; je l’aurais prétendu inutilement : Quid de te alii loquantur ipsi videant, dit Cicéron, sed loquentur tamen[5].

Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette petite préface que j’ai faite pour lui rendre raison de ma tragédie. Il n’y a rien de plus naturel que de se défendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que Térence même semble n’avoir fait des prologues que pour se justifier contre les critiques d’un vieux poëte malintentionné, malevoli veteris poetœ, et qui venait briguer des voix contre lui jusqu’aux heures où l’on représentait ses comédies.

« ……… Occœpta est agi :
« Exclamat, etc.[6]. »

On me pouvait faire une difficulté qu’on ne m’a point faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra être remarqué par les lecteurs. C’est que je fais entrer Junie dans les vestales, où, selon Aulu-Gelle, on ne recevait personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection ; et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège.

Enfin, je suis très-persuadé qu’on me peut faire bien d’autres critiques, sur lesquelles je n’aurais d’autre parti à prendre que celui d’en profiter à l’avenir. Mais je plains fort le malheur d’un homme qui travaille pour le public. Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les dissimulent le plus volontiers : ils nous pardonnent les endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur ont donné du plaisir. Il n’y a rien, au contraire, de plus injuste qu’un ignorant : il croit toujours que l’admiration est le partage des gens qui ne savent rien : il condamne toute une pièce pour une scène qu’il n’approuve pas ; il s’attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire croire qu’il a de l’esprit ; et pour peu que nous résistions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu’il tire quelquefois plus de vanité d’une critique fort mauvaise que nous n’en tirons d’une assez bonne pièce de théâtre.

« Homine imperito numquam quidquam injustius[7]



  1. Tacite, Annales, liv. XIII, ch. I.
  2. Corneille, qui, dans Héraclius, fait régner vingt ans l’empereur Phocas, lequel n’en a régné que huit. (G.)
  3. « La plus enjouée des jeunes filles. »
  4. Racine désigne ici plusieurs tragédies de Corneille : la Mort de Pompée, Sertorius, Agésilas ; on ne sait quel est ce héros ivre qui veut se faire haïr de sa maîtresse (dans le commentaire de la Harpe il est désigné par Attila). On sent que le succès médiocre de Britannicus et l’acharnement des partisans outrés de Corneille avaient mis Racine dans une situation à ne plus rien ménager. Corneille, malgré son âge, n’avait pas gardé lui-même plus de ménagements, et semblait avoir irrité le jeune poëte par une lettre adressée à Saint-Évremont, l’un de ses plus zélés partisans. (G.) Voyez les Œuvres de Corneille, tom. XII, p. 179 ; Paris, Lefèvre, l824.
  5. « C’est aux autres à prendre garde comment ils parleront de vous ; mais soyez sûr qu’ils en parleront, de quelque manière que ce soit. » (G.) De Republ. lib. VI.
  6. « À peine a-t-on levé la toile, que le voilà qui s’écrie, etc. » (P. Terent. Eunuch. Prolog.)
    On ne peut pas douter que Racine n’ait voulu désigner ici le grand Corneille. Au reste, Louis Racine observe que ce passage ne doit point faire soupçonner Corneille d’une basse jalousie, mais ses partisans, qui formaient un parti très-considérable, et employaient toutes sortes de moyens pour nuire aux pièces de son rival.
  7. Racine a lui-même traduit très-exactement ce vers, lorsqu’il a dit : « Il n’y a rien de plus injuste qu’un ignorant. » (G.) Térence, Adelphes, I, 2, 18.