Britannicus (éditions Didot, 1854)/Seconde Préface

La bibliothèque libre.
Britannicus (éditions Didot, 1854)
BritannicusDidot (p. 128-129).
SECONDE PRÉFACE.


Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j’ai le plus travaillée. Cependant j’avoue que le succès ne répondit pas d’abord à mes espérances : à peine elle parut sur le théâtre, qu’il s’éleva quantité de critiques qui semblaient la devoir détruire[1]. Je crus moi-même que sa destinée serait à l’avenir moins heureuse que celle de mes autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque bonté : les critiques se sont évanouies, la pièce est demeurée. C’est maintenant celle des miennes que la cour et le public revoient le plus volontiers. Et si j’ai fait quelque chose de solide, et qui mérite quelque louange, la plupart des connaisseurs demeurent d’accord que c’est ce même Britannicus.

À la vérité j’avais travaillé sur des modèles qui m’avaient extrêmement soutenu dans la peinture que je voulais faire de la cour d’Agrippine et de Néron. J’avais copié mes personnages d’après le plus grand peintre de l’antiquité, je veux dire d’après Tacite, et j’étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu’il n’y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m’ait donné l’idée. J’avais voulu mettre dans ce recueil un extrait des plus beaux endroits que j’ai tâché d’imiter ; mais j’ai trouvé que cet extrait tiendrait presque autant de place que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le renvoie à cet auteur, qui aussi bien est entre les mains de tout le monde ; et je me contenterai de rapporter ici quelques-uns de ses passages sur chacun des personnages que j’introduis sur la scène.

Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu’il est ici dans les premières années de son règne, qui ont été heureuses, comme l’on sait. Ainsi, il ne m’a pas été permis de le représenter aussi méchant qu’il l’a été depuis. Je ne le représente pas non plus comme un homme vertueux, car il ne l’a jamais été. Il n’a pas encore tué sa mère, sa femme, ses gouverneurs ; mais il a en lui les semences de tous ces crimes : il commence à vouloir secouer le joug ; il les hait les uns et les autres : il leur cache sa haine sous de fausses caresses, factus natura velare odium fallacibus blanditiis[2]. En un mot, c’est ici un monstre naissant, mais qui n’ose encore se déclarer, et qui cherche des couleurs à ses méchantes actions : Hactenus Nero flagitiis et sceleribus velamenta quæsivit[3]. Il ne pouvait souffrir Octavie, princesse d’une bonté et d’une vertu exemplaires, fato quodam, an quia prævalent illicita : metuebaturque ne in stupra feminarum illustrium prorumperet[4].

Je lui donne Narcisse pour confident. J’ai suivi en cela Tacite, qui dit que Néron porta impatiemment la mort de Narcisse, parce que cet affranchi avait une conformité merveilleuse avec les vices du prince encore cachés : Cujus abditis adhuc vitiis mire congruebat. Ce passage prouve deux choses : il prouve et que Néron était déjà vicieux, mais qu’il dissimulait ses vices, et que Narcisse l’entretenait dans ses mauvaises inclinations.

J’ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour ; et je l’ai choisi plutôt que Sénèque ; en voici la raison : ils étaient tous deux gouverneurs de la jeunesse de Néron, l’un pour les armes, et l’autre pour les lettres ; et ils étaient fameux, Burrhus pour son expérience dans les armes et pour la sévérité de ses mœurs, militaribus curis et severitate morum ; Sénèque pour son éloquence et le tour agréable de son esprit, Seneca præceptis eloquentia et comitate honesta[5]. Burrhus, après sa mort, fut extrêmement regretté à cause de sa vertu ; Civitati grande desiderium ejus mansit per memoriam virtutis[6].

Toute leur peine était de résister à l’orgueil et à la férocité d’Agrippine, quæ, cunctis malæ dominationis cupidinibus flagrans, habebat in partibus Pallantem[7]. Je ne dis que ce mot d’Agrippine, car il y aurait trop de choses à en dire. C’est elle que je me suis surtout efforcé de bien exprimer, et ma tragédie n’est pas moins la disgrâce d’Agrippine que la mort de Britannicus. Cette mort fut un coup de foudre pour elle ; et il parut, dit Tacite, par sa frayeur et par sa consternation, qu’elle était aussi innocente de cette mort qu’Octavie. Agrippine perdait en lui sa dernière espérance, et ce crime lui en faisait craindre un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parricidii exemplum intelligebat[8].

L’âge de Britannicus était si connu, qu’il ne m’a pas été permis de le représenter autrement que comme un jeune prince qui avait beaucoup de cœur, beaucoup d’amour et beaucoup de franchise, qualités ordinaires d’un jeune homme. Il avait quinze ans, et on dit qu’il avait beaucoup d’esprit, soit qu’on dise vrai, ou que ses malheurs aient fait croire cela de lui, sans qu’il ait pu en donner des marques : Neque segnem ei fuisse indolem ferunt ; sive verum, seu, periculis commendatus, retinuit famam sine experimento[9].

Il ne faut pas s’étonner s’il n’a auprès de lui qu’un aussi méchant homme que Narcisse : car il y avait longtemps qu’on avait donné ordre qu’il n’y eût auprès de Britannicus que des gens qui n’eussent ni foi ni honneur : Nam ut proximus quisque Britannico neque fas neque fidem pensi haberet olim provisum erat[10].

Il me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas confondre avec une vieille coquette qui s’appelait Julia Silana. C’est ici une autre Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, de la famille d’Auguste, sœur de Silanus, à qui Claudius avait promis Octavie. Cette Junie était jeune, belle, et comme dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. Son frère et elle s’aimaient tendrement ; et leurs ennemis, dit Tacite, les accusèrent tous deux d’inceste, quoiqu’ils ne fussent coupables que d’un peu d’indiscrétion. Elle vécut jusqu’au règne de Vespasien.

Je la fais entrer dans les vestales, quoique, selon Aulu-Gelle, on n’y reçût jamais personne au-dessous de six ans, ni au-dessus de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protection ; et j’ai cru qu’en considération de sa naissance, de sa vertu et de son malheur, il pouvait la dispenser de l’âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l’âge pour le consulat tant de grands hommes qui avaient mérité ce privilège[11].



  1. Cette pièce si belle, dit Louis Racine, et qui fait faire tant d’utiles réflexions, fut très-mal reçue, parce qu’on ne va point au spectacle pour réfléchir, et qu’on y cherche le plaisir du cœur plutôt que celui de l’esprit. Pour découvrir toutes les beautés que celle-ci renferme, il faut la méditer comme on médite Tacite.
  2. Tacit. Annal, lib. XIV, cap. 56.
  3. Idem, ibid. lib. XIII, cap. 47.
  4. « …… par une sorte de fatalité, ou peut-être parce qu’on trouve plus de charmes à ce qui est défendu ; et l’on craignait que les dames romaines les plus illustres ne fussent exposées à la violence de ses désirs. » (Tacit. Annal, lib. XII, cap. 12.) (G.)
  5. Tacit. Annal. lib. XIII, cap. 2.
  6. Idem, ibid. lib. XIV, cap. 51.
  7. « Enflammée de toutes les passions de la tyrannie, elle avait dans son parti Pallas. » (Tacit. Annal. lib. XIII, cap. 2.) (G.)
  8. « Elle sentait vivement que Néron venait de lui ravir son dernier appui, et de faire l’essai du parricide. » (Tac. Ann. lib. XIII, cap. 16.) (G.)
  9. Tacit. Annal. lib. XII, cap. 26.
  10. Idem, ibid. lib. XIII, cap. 15.
  11. Racine confond ici la république avec la monarchie : le peuple n’était rien sous les empereurs : sa protection était inutile et même nuisible ; il ne faisait point de lois, et ne pouvait en donner aucune dispense. Racine ne peut donc pas supposer au peuple le droit de faire entrer Junie dans les vestales malgré les lois. (G.)