Britannicus (1670)/Acte I

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Claude Barbin (p. np-14).





ACTEVRS


NERON     Empereur, fils d’Agrippine
BRITANNICUS     Fils de l’Empereur Claudius.
AGRIPPINE     Veuve de Domitius Enobarbus pere de Neron, & en ſecondes noces Veuve de l’Empereur Claudius
JUNIE     Amante de Britannicus
BURRHUS     Gouverneur de Neron
NARCISSE     Gouverneur de Britannicus
ALBINE     Confidente d’Agrippine.
GARDES

La Scene eſt à Rome, dans une chambre du Palais de Neron.

BRITANNICUS.

TRAGEDIE.

ACTE I.


Scène PREMIERE.

AGRIPPINE, ALBINE.


ALBINE.

QUOY ? tandis que Neron s’abandonne au ſommeil

Faut-il que vous veniez attendre ſon réveil ?
Qu’errant dans le Palais ſans ſuite & ſans eſcorte
La mere de Ceſar veille ſeule à ſa porte ?
Madame, retournez dans voſtre appartement.

AGRIPPINE.
Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.

Je veux l’attendre icy. Les chagrins qu’il me cauſe
M’occuperont aſſez tout le temps qu’il repoſe.

Tout ce que j’ay prédit n’eſt que trop aſſuré
Contre Britannicus Neron s’eſt declaré.
L’impatient Neron ceſſe de ſe contraindre,
Las de ſe faire aimer il veut ſe faire craindre.
Britannicus le geſne, Albine, & chaque jour
Je ſens que je deviens importune à mon tour.

ALBINE.
Quoy ? vous à qui Neron doit le jour qu’il reſpire ?

Qui l’avez appellé de ſi loin à l’Empire ?
Vous qui desheritant le fils de Claudius
Avez nommé Ceſar l’heureux Domitius ?
Tout lui parle, Madame, en faveur d’Agrippine.
Il vous doit ſon amour.

AGRIPPINE.
Il vous doit ſon amour. Il me le doit, Albine.

Tout, s’il eſt genereux luy, preſcrit cette loy,
Mais tout, s’il eſt ingrat, luy parle contre moy.

ALBINE.
S’il eſt ingrat, Madame ! Ah ! toute ſa conduite

Marque dans ſon devoir une ame trop inſtruite.
Depuis trois ans entiers qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait,
Qui ne promette à Rome un Empereur parfait ?
Rome depuis trois ans par ſes ſoins gouvernée
Au temps de ſes Conſuls croit eſtre retournée,
Il la gouverne en pere. Enfin Neron naiſſant
A toutes les vertus d’Auguſte vieilliſſant.

AGRIPPINE.
Non non, mon intereſt ne me rend point injuſte :

Il commence, il eſt vray, par où finit Auguſte.
Mais crain, que l’avenir détruiſant le paſſé,
Il ne finiſſe ainſi qu’Auguſte a commencé.
Il ſe déguiſe en vain. Je lis ſur ſon viſage
Des fiers Domitius l’humeur triſte, & ſauvage.

Il mêle avec l’orgueil, qu’il a pris dans leur ſang,
La fierté des Nerons, qu’il puiſa dans mon flanc.
Toûjours la tyrannie a d’heureuſes prémices.
De Rome pour un temps Caius fut les délices,
Mais ſa feinte bonté ſe tournant en fureur,
Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
Que m’importe, apres tout, que Neron plus fidele
D’une longue vertu laiſſe un jour le modele ?
Ay-je mis dans ſa main le Timon de l’Eſtat
Pour le conduire au gré du Peuple & du Senat ?
Ah ! Que de la Patrie il ſoit s’il veut le Pere.
Mais qu’il ſonge un peu plus, qu’Agrippine eſt ſa mere.
De quel nom cependant pouvons nous appeler
L’attentat que le jour vient de nous reveler ?
Il ſçait, car leur amour ne peut eſtre ignorée,
Que de Britannicus Junie eſt adorée,
Et ce meſme Neron que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Que veut-il ? Eſt-ce haine, eſt-ce amour qui l’inſpire ?
Cherche-t-il ſeulement le plaiſir de leur nuire ?
Ou plûtoſt n’eſt-ce point que ſa malignité
Punit ſur eux l’appuy que je leur ay preſté ?

ALBINE.
Vous leur appuy, Madame ?
AGRIPPINE.
Vous leur appuy, Madame ? Arreſte, chere Albine,

Je ſçay, que j’ay moy ſeule avancé leur ruine,
Que du Trône, où le ſang l’a dû faire monter
Britannicus par moy s’eſt veu précipiter.
Par moy ſeule éloigné de l’Hymen d’Octavie
Le frere de Junie abandonna la vie,
Silanus, ſur qui Claude avoit jetté les yeux,
Et qui contoit Auguſte au rang de ſes ayeux.

Neron joüit de tout, & moy pour recompenſe
Il faut qu’entre eux & luy je tienne la balance,
Afin que quelque jour par une meſme loy
Britannicus la tienne entre mon fils & moy.

ALBINE.
Quel deſſein !
AGRIPPINE.
Quel deſſein ! Je m’aſſure un port dans la tempeſte.

Neron m’échappera ſi ce frein ne l’arreſte.

ALBINE.
Mais prendre contre un fils tant de ſoins ſuperflus ?
AGRIPPINE.
Je le craindrais bien-toſt, s’il ne me craignoit plus.
ALBINE.
Une injuſte frayeur vous alarme peut-eſtre.

Mais ſi Neron pour vous n’eſt plus ce qu’il doit être,
Du moins ſon changemẽt ne vient pas juſqu’à nous,
Et ce ſont des ſecrets entre Ceſar & vous.
Quelques titres nouveaux que Rome luy défere,
Neron n’en reçoit point qu’il ne donne à ſa mere.
Sa prodigue amitié ne ſe reſerve rien.
Voſtre nom eſt dans Rome auſſi Saint que le ſien.
A peine parle-t-on de la triſte Octavie.
Auguſte voſtre ayeul honora moins Livie.
Neron devant ſa mere a permis le premier
Qu’on portaſt les faiſceaux couronnez de laurier.
Quels effets voulez-vous de ſa reconnoiſſance ?

AGRIPPINE.
Un peu moins de reſpect, & plus de confiance.

Tous ſes préſens, Albine, irritent mon dépit.
Je voy mes honneurs croiſtre, & tõber mon credit.
Non, non, le tẽps n’eſt plus que Neron jeune encore
Me renvoyoit les vœux d’une Cour, qui l’adore,

Lors qu’il ſe repoſoit ſur moy de tout l’Eſtat,
Que mon ordre au Palais aſſembloit le Senat,
Et que derriere un voile, inviſible, & préſente
J’étois de ce grand Corps l’Ame toute puiſſante.
Des volontez de Rome alors mal aſſuré
Neron de ſa grandeur n’étoit point enyvré.
Ce jour, ce triſte jour frappe encor ma memoire,
Où Neron fut luy-meſme ébloüy de ſa gloire,
Quand les Ambaſſadeurs de tant de Rois divers
Vinrent le reconnoiſtre au nom de l’Univers.
Sur ſon Trône avec luy j’allois prendre ma place.
J’ignore quel conſeil prépara ma diſgrace.
Quoy qu’il en ſoit, Neron, d’auſſi loin qu’il me vit,
Laiſſa ſur ſon viſage éclatter ſon dépit.
Mon cœur même en conçût un malheureux augure.
L’Ingrat d’un faux reſpect colorant ſon injure,
Se leva par avance, & courant m’embraſſer
Il m’écarta du Trône où je m’allois placer.
Depuis ce coup fatal, le pouvoir d’Agrippine
Vers ſa chûte, à grands pas, chaque jour s’achemine.
L’ombre ſeule m’en reſte, & l’on n’implore plus
Que le nom de Seneque, & l’appuy de Burrhus.

ALBINE.
Ah ! ſi de ce ſoupçon voſtre ame eſt prévenuë,

Pourquoy nourriſſez-vous le venin qui vous tuë ?
Allez avec Céſar vous éclaircir du moins.

AGRIPPINE.
Ceſar ne me voit plus, Albine, ſans témoyns.

En public, à mon heure, on me donne audience.
Sa réponſe eſt dictée, & meſme ſon ſilence.
Je voy deux ſurveillans, ſes Maiſtres, & les miens,
Préſider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
Mais je le pourſuivray d’autant plus qu’il m’évite.
De ſon deſordre, Albine, il faut que je profite.

J’entens du bruit, on ouvre, allons ſubitement
Luy demander raiſon de cét enlevement.
Surprenons, s’il ſe peut les ſecrets de ſon ame.
Mais quoy ? Déja Burrhus ſort de chez luy ?






Scène II.


AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.

BURRHUS.
Mais quoy ? Déja Burrhus ſort de chez luy ? MAdame,

Au nom de l’Empereur j’allois vous informer
D’un ordre, qui d’abord a pû vous alarmer,
Mais qui n’eſt que l’effet d’une ſage conduite,
Dont Ceſar a voulu que vous ſoyez inſtruite.

AGRIPPINE.
Puiſqu’il le veut, entrons, il m’en inſtruira mieux.
BURRHUS.
Ceſar pour quelque temps s’eſt ſouſtrait à nos yeux.

Déja par une porte au public moins connuë,
L’un & l’autre Conſul vous avoient prevenuë,
Madame. Mais ſouffrez que je retourne exprés…

AGRIPPINE.
Non, je ne trouble point ſes auguſtes ſecrets.

Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
L’un & l’autre une fois nous nous parliõs ſans feinte ?

BURRHUS.
Burrhus pour le menſonge eut toûjours trop d’horreur.


AGRIPPINE.
Pretendez-vous long-temps me cacher l’Empereur ?

Ne le verray-je plus qu’à titre d’importune ?
Ay-je donc élevé ſi haut voſtre fortune
Pour mettre une barriere entre mon fils & moy ?
Ne l’oſez-vous laiſſer un moment ſur ſa foy ?
Entre Seneque & vous diſputez-vous la gloire
A qui m’effacera plûtoſt de ſa memoire ?
Vous l’ay-je confié pour en faire un ingrat ?
Pour eſtre ſous ſon nom les Maiſtres de l’Eſtat ?
Certes plus je medite, & moins je me figure
Que vous m’oſiez conter pour voſtre Creature ;
Vous, dont j’ay pû laiſſer vieillir l’ambition
Dans les honneurs obſcurs de quelque Legion,
Et moy qui ſur le Trône ay ſuivy mes Anceſtres,
Moy fille, femme, ſœur, & mere de vos Maitres.
Que pretendez-vous donc ? Penſez-vous que ma voix
Ait fait un Empereur pour m’en impoſer trois ?
Neron n’eſt plus enfant. N’eſt-il pas tẽps qu’il regne ?
Juſqu’à quand voulez-vous que l’Empereur vous craigne ?
Ne ſçauroit-il rien voir, qu’il n’emprunte vos yeux ?
Pour ſe conduire enfin n’a-t-il pas ſes ayeux ?
Qu’il choiſiſſe, s’il veut, d’Auguſte, ou de Tibere,
Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon pere.
Parmy tant de Heros je n’oſe me placer,
Mais il eſt des vertus que je luy puis tracer.
Je puis l’inſtruire au moins, combien ſa confidence
Entre un ſujet & luy doit laiſſer de diſtance.

BURRHUS.
Je ne m’étois chargé dans cette occaſion

Que d’excuſer Ceſar d’une ſeule action.
Mais puiſque ſans vouloir que je le juſtifie,
Vous me rendez garant du reſte de ſa vie,

Je répondray, Madame, avec la liberté
D’un Soldat, qui ſçait mal farder la vérité.
Vous m’avez de Ceſar confié la jeuneſſe,
Je l’avouë, & je doy m’en ſouvenir ſans ceſſe.
Mais vous avois-je fait ſerment de le trahir,
D’en faire un Empereur, qui ne ſceût qu’obeïr ?
Non. Ce n’eſt plus à vous qu’il faut que j’en réponde,
Ce n’eſt plus voſtre fils. C’eſt le Maiſtre du monde.
J’en doy compte, Madame, à l’Empire Romain
Qui croit voir ſon ſalut, ou ſa perte en ma main.
Ah ! ſi dans l’ignorance il le faloit inſtruire,
N’avoit-on que Seneque, & moy pour le ſeduire ?
Pourquoy de ſa conduite éloigner les Flateurs ?
Faloit-il dans l’exil chercher des Corrupteurs ?
La Cour de Claudius en eſclaves fertile,
Pour deux que l’on cherchoit en eût preſenté mille,
Qui tous auroient brigué l’honneur de l’avilir,
Dans une longue enfance ils l’auroient fait vieillir.
De quoy vous plaignez-vous, Madame ? On vous revere.
Ainſi que par Ceſar, on jure par ſa Mere.
L’Empereur, il eſt vray, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l’Empire, & groſſir voſtre Cour.
Mais le doit-il, Madame ? Et ſa reconnoiſſance
Ne peut-elle éclater que dans ſa dépendance ?
Toûjours humble, toûjours le timide Neron
N’oſe-t-il eſtre Auguſte, & Ceſar que de nom ?
Vous le diray-je enfin ? Rome le juſtifie.
Rome à trois Affranchis ſi long-temps aſſervie,
A peine reſpirant du joug qu’elle a porté,
Du regne de Neron compte ſa liberté.
Que dis-je ? La Vertu ſemble meſme renaiſtre.
Tout l’Empire n’eſt plus la dépoüille d’un Maître.

Le Peuple au champ de Mars nomme ſes Magiſtrats
Ceſar nomme les Chefs ſur la foy des Soldats.
Thraſeas au Senat, Corbulon dans l’Armée,
Sont encore innocens, malgré leur renommée.
Les Deſerts autrefois peuplez de Senateurs
Ne ſont plus habitez que par leurs Delateurs.
Qu’importe que Ceſar continuë à nous croire,
Pourvû que nos conſeils ne tendent qu’à ſa gloire ?
Pourvû que dans le cours d’un regne floriſſant
Rome ſoit toûjours libre, & Ceſar tout puiſſant ?
Mais, Madame, Neron ſuffit pour ſe conduire.
J’obeïs, ſans pretendre à l’honneur de l’inſtruire.
Sur ſes Ayeux ſans doute il n’a qu’à ſe regler.
Pour bien faire, Neron n’a qu’à ſe reſſembler ;
Heureux, ſi ſes vertus l’une à l’autre enchaînées,
Rameinent tous les ans ſes premieres années !

AGRIPPINE.
Ainſi ſur l’avenir n’oſant vous aſſurer

Vous croyez que ſans vous Neron va s’égarer.
Mais vous, qui juſqu’icy content de vôtre ouvrage,
Venez de ſes vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous, pourquoy devenu raviſſeur
Neron de Silanus fait enlever la Sœur.
Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
Le ſang de nos Ayeux, qui brille dans Junie ?
De quoy l’accuſe-t-il ? Et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d’Eſtat ?
Elle, qui ſans orgueil juſqu’à lors élevée,
N’auroit point vû Neron, s’il ne l’euſt enlevée,
Et qui meſme auroit mis au rang de ſes bienfaits
L’heureuſe liberté de ne le voir jamais.

BURRHUS.
Je ſçay que d’aucun crime elle n’eſt ſoupçonnée.

Mais juſqu’icy Ceſar ne l’a point condamnée,

Madame. Aucun objet ne bleſſe icy ſes yeux.
Elle eſt dans un Palais tout plein de ſes Ayeux.
Vous ſçavez que les droits qu’elle porte avec elle
Peuvent de ſon Eſpoux faire un Prince rebelle,
Que le ſang de Ceſar ne ſe doit allier
Qu’à ceux à qui Ceſar le veut bien confier,
Et vous meſme avoürez qu’il ne ſeroit pas juſte,
Qu’on diſpoſaſt ſans luy de la Niece d’Auguſte.

AGRIPPINE.
Je vous entens. Neron m’apprend par voſtre voix

Qu’en vain Britannicus s’aſſure ſur mon choix.
En vain pour détourner ſes yeux de ſa miſere,
J’ai flaté ſon amour d’un Hymen qu’il eſpere,
A ma confuſion, Neron veut faire voir
Qu’Agrippine promet par delà ſon pouvoir.
Rome de ma faveur eſt trop préoccupée,
Il veut par cét affront qu’elle ſoit détrompée,
Et que tout l’Univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils & l’Empereur.
Il le peut. Toutefois j’oſe encore luy dire
Qu’il doit avant ce coup affermir ſon Empire,
Et qu’en me reduiſant à la neceſſité
D’éprouver contre luy ma foible autorité,
Il expoſe la ſienne, & que dans la balance
Mon nom peut-eſtre aura plus de poids qu’il ne pẽſe.

BURRHUS.
Quoy Madame ? Toûjours ſoupçonner ſon reſpect ?

Ne peut-il faire un pas qui ne vous ſoit ſuſpect ?
L’Empereur vous croit-il du party de Junie ?
Avec Britannicus vous croit-il reünie ?
Quoy ? de vos ennemis devenez-vous l’appuy
Pour trouver un pretexte à vous plaindre de luy ?
Sur le moyndre diſcours qu’on pourra vous redire,
Serez-vous toûjours preſte à partager l’Empire ?

Vous craindrez-vous ſans ceſſe, & vos embraſſemens
Ne ſe paſſeront-ils qu’en éclairciſſemens ?
Ah ! Quittez d’un Cenſeur la triſte diligence.
D’une Mere facile affectez l’indulgence.
Souffrez quelques froideurs ſans les faire éclater,
Et n’avertiſſez point la Cour de vous quitter.

AGRIPPINE.
Et qui s’honoreroit de l’appuy d’Agrippine

Lors que Neron luy meſme annonce ſa ruine ?
Lors que de ſa preſence il ſemble me bannir ?
Quand Burrhus à ſa porte oſe me retenir ?

BURRHUS.
Madame, je voy bien qu’il eſt temps de me taire,

Et que ma liberté commence à vous déplaire.
La douleur eſt injuſte, & toutes les raiſons
Qui ne la flattent point aigriſſent ſes ſoupçons.
Voicy Britannicus. Je luy cede ma place.
Je vous laiſſe écouter, & plaindre ſa diſgrace,
Et peut-eſtre, Madame, en accuſer les ſoins
De ceux, que l’Empereur a conſultez le moins.



Scène III.

AGRIPPINE, BRITANNICUS, NARCISSE, ALBINE.


AGRIPPINE.

AH Prince ! où courez-vous ? Quelle ardeur inquiete

Parmy vos ennemis en aveugle vous jette ?
Que venez-vous chercher ?

BRITANNICUS.
Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah Dieux !

Tout ce que j’ay perdu, Madame, eſt en ces lieux.
De mille affreux Soldats Junie environnée
S’eſt veuë en ce Palais indignement traînée.
Helas ! de quelle horreur ſes timides eſprits
A ce nouveau ſpectacle auront eſté ſurpris !
Enfin on me l’enleve. Une loy trop ſevere
Va ſeparer deux cœurs, qu’aſſembloit leur miſere.
Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs
Nous nous aidiõs l’un l’autre à porter nos malheurs.

AGRIPPINE.
Il ſuffit. Comme vous je reſſens vos injures.

Mes plaintes ont déja precedé vos murmures.
Mais je ne pretens pas qu’un impuiſſant courroux
Dégage ma parole, & m’acquitte envers vous.
Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
Suivez-moy chez Pallas, où je vais vous attendre.



Scène IV.

BRITANNICUS, NARCISSE.


BRITANNICUS.

LA croiray-je, Narciſſe ? Et dois-je ſur ſa foy

La prendre pour arbitre entre ſon fils & moy ?
Qu’en dis-tu ? N’eſt-ce pas cette meſme Agrippine
Que mon Pere épouſa jadis pour ma ruine,
Et qui, ſi je t’en crois, a de ſes derniers jours
Trop lents pour ſes deſſeins precipité le cours ?

NARCISSE.
N’importe. Elle ſe ſent comme vous outragée.

A vous donner Junie elle s’eſt engagée.
Uniſſez vos chagrins. Liez vos intereſts.
Ce Palais retentit en vain de vos regrets.
Tant que l’on vous verra d’une voix ſuppliante,
Semer icy la plainte, & non pas l’épouvante,
Que vos reſſentimens ſe perdrõt en diſcours,
Il n’en faut point douter, vous vous plaindrez toûjours.

BRITANNICUS.
Ah, Narciſſe ! tu ſçais ſi de la ſervitude

Je pretens faire encore une longue habitude.
Tu ſçais ſi pour jamais de ma chûte étonné
Je renonce aux grandeurs, où j’étois deſtiné.
Mais je ſuis ſeul encor. Les amis de mon Pere
Sont autant d’inconnus qu’écarte ma miſere.
Et ma jeuneſſe meſme éloigne loin de moy
Tous ceux qui dans le cœur me reſervent leur foy.

Pour moy, depuis un an, qu’un peu d’experiance
M’a donné de mon ſort la triſte connoiſſance,
Que vois-je autour de moy, que des Amis vendus
Qui ſont de tous mes pas les témoins aſſidus ?
Qui choiſis par Neron pour ce commerce infame,
Trafiquent avec luy des ſecrets de mon ame ?
Quoy qu’il en ſoit, Narciſſe, on me vend tous les jours.
Il prevoit mes deſſeins, il entend mes diſcours.
Comme toy dans mon cœur, il ſçait ce qui ſe paſſe.
Que t’en ſemble Narciſſe ?

NARCISSE.
Que t’en ſemble Narciſſe ? Ah ! Quelle ame aſſez baſſe…

C’eſt à vous de choiſir des Confidens diſcrets,
Seigneur, & de ne pas prodiguer vos ſecrets.

BRITANNICUS.
Narciſſe, tu dis vray. Mais cette défiance

Eſt toûjours d’un grand cœur la derniere ſcience,
On le trompe long-temps. Mais enfin je te croy.
Ou plûtoſt je fay vœu de ne croire que toy.
Mon Pere, il m’en ſouvient, m’aſſura de ton zele.
Seul de ſes Affranchis tu m’es toûjours fidelle.
Tes yeux ſur ma conduite inceſſamment ouverts
M’ont ſauvé juſqu’icy de mille écueils couverts.
Va donc voir ſi le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos Amis excité le courage.
Examine leurs yeux. Obſerve leurs diſcours.
Voy ſi j’en puis attendre un fidelle ſecours.
Sur tout dans ce Palais remarque avec adreſſe
Avec quel ſoin Neron fait garder la Princeſſe.
Sache ſi du peril ſes beaux yeux ſont remplis,
Et ſi ſon entretien m’eſt encore permis.
Cependant de Neron je vais trouver la mere
Chez Pallas, comme toy l’Affranchy de mon pere.
Je vais la voir, l’aigrir, la ſuivre, & s’il ſe peut
M’engager ſous ſon nom plus loin qu’elle ne veut.