Britannicus (1670)/Acte II

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Claude Barbin (p. 15-32).
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ACTE II.


Scène PREMIERE.

NERON, BURRHUS, NARCISSE, Gardes.


NERON.

N’EN doutez point, Burrhus, malgré ſes injuſtices,

C’eſt ma Mere, & je veux ignorer ſes caprices.
Mais je ne pretens plus ignorer ny ſouffrir
Le Miniſtre inſolent qui les oſe nourrir.
Pallas de ſes conſeils empoiſonne ma Mere ;
Il ſeduit chaque jour Britannicus mon Frere.
Ils l’écoutent luy ſeul, & qui ſuivroit leurs pas
Les trouveroit peut-eſtre aſſemblez chez Pallas.
C’en eſt trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
Pour la derniere fois qu’il s’éloigne, qu’il parte,
Je le veux, je l’ordonne ; & que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome, ou dans ma Cour.
Allez, cét ordre importe au ſalut de l’Empire.
Vous Narciſſe, approchez. Et vous, qu’on ſe retire.




Scène II.

NERON, NARCISSE.


NARCISSE.

GRaces aux Dieux, Seigneur, Junie entre vos mains

Vous aſſure aujourd’huy du reſte des Romains.
Vos Ennemis, déchûs de leur vaine eſperance
Sont allez chez Pallas pleurer leur impuiſſance.
Mais que vois-je ? Vous-meſme inquiet, étonné,
Plus que Britannicus paroiſſez conſterné.
Que preſage à mes yeux cette triſteſſe obſcure,
Et ces ſombres regards errans à l’avanture ?
Tout vous rit. La Fortune obeït à vos vœux.

NERON.
Narciſſe c’en eſt fait. Neron eſt amoureux.
NARCISSE.
Vous ?
NERON.
Vous ? Depuis un moment, mais pour toute ma vie,

J’aime (que dis-je aimer ?) j’idolatre Junie.

NARCISSE.
Vous l’aimez ?
NERON.
Vous l’aimez ? Excité d’un deſir curieux

Cette nuit je l’ay veuë arriver en ces lieux,
Triſte, levant au Ciel ſes yeux moüillez de larmes,
Qui brilloiẽt au travers des flambeaux & des armes,

Belle, ſans ornement, dans le ſimple appareil
D’une Beauté qu’on vient d’arracher au ſommeil.
Que veux-tu ? Je ne ſçay ſi cette negligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris, & le ſilence,
Et le farouche aſpect de ſes fiers raviſſeurs,
Relevoient de ſes yeux les timides douceurs.
Quoy qu’il en ſoit, ravy d’une ſi belle veuë,
J’ay voulu luy parler & ma voix s’eſt perduë :
Immobile, ſaiſi d’un long eſtonnement
Je l’ay laiſſé paſſer dans ſon appartement.
J’ay paſſé dans le mien. C’eſt là que ſolitaire
De ſon image en vain j’ay voulu me diſtraire.
Trop preſente à mes yeux je croyois luy parler
J’aimois juſqu’à ſes pleurs que je faiſois couler.
Quelquefois, mais trop tard, je luy demandois grace ;
J’employois les ſoûpirs, & meſme la menaſſe.
Voilà comme occupé de mon nouvel amour
Mes yeux ſans ſe fermer ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-eſtre une trop belle image
Elle m’eſt apparuë avec trop d’avantage,
Narciſſe, qu’en dis-tu ?

NARCISSE.
Narciſſe, qu’en dis-tu ? Quoy, Seigneur, croira-t-on

Qu’elle ait pû ſi long-temps ſe cacher à Neron ?

NERON.
Tu le ſçais bien, Narciſſe. Et ſoit que ſa colere

M’imputaſt le mal-heur qui luy ravit ſon Frere,
Soit que ſon cœur jaloux d’une auſtere fierté
Enviaſt à nos yeux ſa naiſſante beauté,
Fidelle à ſa douleur, & dans l’ombre enfermée
Elle ſe déroboit même à ſa Renommée.
Et c’eſt cette vertu ſi nouvelle à la Cour
Dont la perſeverance irrite mon amour.

Quoy, Narciſſe ? Tandis qu’il n’eſt point de Romaine
Que mon amour n’honore & ne rende plus vaine,
Qui dés qu’à ſes regards elle oſe ſe fier
Sur le cœur de Ceſar ne les vienne eſſayer :
Seule dans ſon Palais la modeſte Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie,
Fuit, & ne daigne pas peut-eſtre s’informer
Si Ceſar eſt aimable, ou bien s’il ſçait aimer ?
Dy moy : Britannicus l’aime-t-il ?

NARCISSE.
Dy moy : Britannicus l’aime-t-il ? Quoy s’il l’aime,

Seigneur ?

NERON.
Seigneur ? Si jeune encor ſe connoiſt-il luy même ?

D’un regard enchanteur connoiſt-il le poiſon ?

NARCISSE.
Seigneur, l’amour toûjours n’attend pas la raiſon.

N’en doutez point, il l’aime. Inſtruits par tant de charmes
Ses yeux ſont déja faits à l’uſage des larmes.
A ſes moindres deſirs il ſçait s’accommoder,
Et peut-eſtre déja ſçait-il perſuader.

NERON.
Que dis-tu ? Sur ſon cœur il auroit quelque empire ?
NARCISSE.
Je ne ſçay. Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,

Je l’ay veû quelquefois s’arracher de ces lieux,
Le cœur plein d’un courroux qu’il cachoit à vos yeux,
D’une Cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
Las de voſtre grandeur, & de ſa ſervitude,
Entre l’impatience & la crainte flottant ;
Il alloit voir Junie, & revenoit contant.


NERON.
D’autant plus malheureux qu’il aura ſçû luy plaire,

Narciſſe, il doit plûtoſt ſouhaiter ſa colere.
Neron impunément ne ſera pas jaloux,

NARCISSE.
Vous ? Et de quoy, Seigneur, vous inquietez-vous ?

Junie a pû le plaindre & partager ſes peines,
Elle n’a veu couler de larmes que les ſiennes.
Mais aujourd’huy, Seigneur, que ſes yeux deſſillez
Regardant de plus prés l’éclat dont vous brillez,
Verront autour de vous les Rois ſans diadéme,
Inconnus dans la foule, & ſon Amant luy-même,
Attachez ſur vos yeux s’honorer d’un regard
Que vous aurez ſur eux fait tomber au haſard,
Quand elle vous verra de ce degré de gloire,
Venir en ſoûpirant avoüer ſa victoire,
Maiſtre n’en doutez point, d’un cœur déja charmé
Commandez qu’on vous aime, & vous ſerez aimé.

NERON.
A combien de chagrins il faut que je m’appreſte !

Que d’importunitez !

NARCISSE.
Que d’importunitez ! Quoy donc ? qui vous arreſte,

Seigneur ?

NERON.
Seigneur ? Tout. Octavie, Agrippine, Burrhus,

Senecque, Rome entiere, & trois ans de vertus.
Non que pour Octavie un reſte de tendreſſe
M’attache à ſon hymen, & plaigne ſa jeuneſſe.
Mes yeux depuis long-temps fatiguez de ſes ſoins,
Rarement de ſes pleurs daignent eſtre témoins.
Trop heureux ſi bien-toſt la faveur d’un divorce,
Me ſoulageoit d’un joug qu’on m’impoſa par force.

Le Ciel même en ſecret ſemble la condamner.
Ses vœux depuis quatre ans ont beau l’importuner.
Les Dieux ne mõtrent point que ſa vertu les touche :
D’aucun gage, Narciſſe, ils n’honorent ſa couche.
L’Empire vainement demande un heritier.

NARCISSE.
Que tardez-vous, Seigneur, à la repudier ?

L’Empire, voſtre cœur, tout condamne Octavie.
Auguſte, voſtre ayeul, ſoûpiroit pour Livie,
Par un double divorce ils s’unirent tous deux,
Et vous devez l’Empire à ce divorce heureux.
Tibere, que l’Hymen plaça dans ſa famille,
Oſa bien à ſes yeux repudier ſa Fille.
Vous ſeul juſques icy contraire à vos deſirs
N’oſez par un divorce aſſurer vos plaiſirs.

NERON.
Et ne connois-tu pas l’implacable Agrippine ?

Mon amour inquiet déja ſe l’imagine,
Qui m’ameine Octavie, & d’un œil enflammé
Atteſte les ſaints droits d’un nœud qu’elle a formé,
Et portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
Me fait un long recit de mes ingratitudes.
De quel front ſoûtenir ce fâcheux entretien ?

NARCISSE.
N’eſtes vous pas, Seigneur, voſtre Maiſtre, & le ſien ?

Vous verrons-nous toûjours trẽbler ſous ſa Tutelle ?
Vivez, regnez pour vous. C’eſt trop regner pour Elle.
Craignez-vous ? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas.
Vous venez de bannir le ſuperbe Pallas,
Pallas, dont vous ſçavez qu’elle ſoûtient l’audace.

NERON.
Eſloigné de ſes yeux j’ordonne, je menaſſe,

J’écoute vos conſeils, j’oſe les approuver,
Je m’excite contre-elle & tâche à la braver.
Mais (je t’expoſe icy mon ame toute nuë)
Si-toſt que mon mal-heur me rameine à ſa veuë,
Soit que je n’oſe encor démentir le pouvoir
De ces yeux, où j’ay lû ſi long-temps mon devoir,
Soit qu’à tant de bien-faits ma memoire fidelle,
Luy ſoûmette en ſecret tout ce que je tiens d’elle,
Mais enfin mes efforts ne me ſervent de rien,
Mon Genie étonné tremble devant le ſien.
Et c’eſt pour m’affranchir de cette dépendance
Que je la fuy par tout, que même je l’offenſe,
Et que de temps en temps j’irrite ſes ennuis
Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
Mais je t’arreſte trop. Retire-toy, Narciſſe.
Britannicus pourroit t’accuſer d’artifice.

NARCISSE.
Non, non, Britannicus s’abandonne à ma foy.

Par ſon ordre, Seigneur, il croit que je vous voy,
Que je m’informe icy de tout ce qui le touche
Et veut de vos ſecrets eſtre inſtruit par ma bouche.
Impatient ſur tout de revoir ſes amours
Il attend de mes ſoins ce fidelle ſecours.

NERON.
J’y conſens : porte luy cette douce nouvelle :

Il la verra.

NARCISSE.
Il la verra. Seigneur banniſſez-le loin d’elle.
NERON.
J’ay mes raiſons, Narciſſe, & tu peux concevoir,

Que je luy vendray cher le plaiſir de la voir.
Cependant vante luy ton heureux ſtratagême.
Dy-luy qu’en ſa faveur on me trompe moy-même,
Qu’il la voit ſans mon ordre. On ouvre, la voicy.
Va retrouver ton Maiſtre & l’amener icy.



Scène III.

NERON, JUNIE.


NERON.

VOus vous troublez, Madame, & changez de viſage.

Liſez vous dans mes yeux quelque triſte preſage ?

JUNIE.
Seigneur, je ne vous puis déguiſer mon erreur.

J’allois voir Octavie, & non pas l’Empereur.

NERON.
Je le ſçay bien, Madame, & n’ay pû ſans envie

Apprendre vos bontez pour l’heureuſe Octavie.

JUNIE.
Vous Seigneur ?
NERON.
Vous Seigneur ? Penſez vous, Madame, qu’en ces lieux

Seule pour vous connoiſtre Octavie ait des yeux ?

JUNIE.
Et quel autre, Seigneur, voulez-vous que j’implore ?

A qui demanderay-je un crime que j’ignore ?
Vous qui le puniſſez, vous ne l’ignorez pas.
De grace apprenez-moy, Seigneur, mes attentats.

NERON.
Quoy Madame ? Eſt-ce donc une legere offenſe

De m’avoir ſi long-temps caché voſtre preſence ?

Ces treſors dont le Ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous receus pour les enſevelir ?
L’heureux Britannicus verra-t-il ſans allarmes
Croître loin de nos yeux ſon amour & vos charmes ?
Pourquoy de cette gloire exclus juſqu’à ce jour,
M’avez-vous ſans pitié relegué dans ma Cour ?
On dit plus. Vous ſouffrez ſans en eſtre offenſée
Qu’il vous oſe, Madame, expliquer ſa penſée.
Car je ne croiray point que ſans me conſulter
La ſevere Junie ait voulu le flater,
Ny qu’elle ait conſenty d’aimer & d’eſtre aimée
Sans que j’en ſois inſtruit que par la Renommée.

JUNIE.
Je ne vous nieray point, Seigneur, que ſes ſoûpirs

M’ont daigné quelquefois expliquer ſes deſirs.
Il n’a point détourné ſes regards d’une Fille,
Seul reſte du débris d’une illuſtre Famille.
Peut-eſtre il ſe ſouvient qu’en un temps plus heureux
Son Pere me nomma pour l’objet de ſes vœux.
Il m’aime. Il obeït à l’Empereur ſon Pere,
Et j’oſe dire encore à vous, à voſtre Mere ;
Vos deſirs ſont toûjours ſi conformes aux ſiens…

NERON.
Ma Mere a ſes deſſeins, Madame, & j’ay les miens.

Ne parlons plus icy de Claude, & d’Agrippine.
Ce n’eſt point par leur choix que je me determine,
C’eſt à moy ſeul, Madame, à répondre de vous ;
Et je veux de ma main vous choiſir un Eſpoux.

JUNIE.
Ah, Seigneur, ſongez-vous que toute autre alliance

Fera honte aux Ceſars auteurs de ma naiſſance ?


NERON.
Non, Madame, l’Eſpoux dont je vous entretiens

Peut ſans honte aſſembler vos ayeux & les ſiens.
Vous pouvez, ſans rougir, conſentir à ſa flamme.

JUNIE.
Et quel eſt donc, Seigneur, cét Eſpoux ?
NERON.
Et quel eſt donc, Seigneur, cét Eſpoux ? Moy, madame.
JUNIE.
Vous !
NERON.
Vous ! Je vous nommerois, Madame, un autre nom,

Si j’en ſçavois quelque autre au deſſus de Neron.
Ouy, pour vous faire un choix, où vous puiſſiez ſouſcrire,
J’ay parcouru des yeux la Cour, Rome, & l’Empire.
Plus j’ay cherché, Madame, & plus je cherche encor
En quelles mains je doy confier ce treſor,
Plus je voy que Ceſar digne ſeul de vous plaire
En doit eſtre luy ſeul l’heureux depoſitaire,
Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
A qui Rome a commis l’Empire des Humains.
Vous meſme conſultez vos premieres années.
Claudius à ſon Fils les avoit deſtinées,
Mais c’étoit en un temps où de l’Empire entier
Il croyoit quelque jour le nommer l’Heritier.
Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C’eſt à vous de paſſer du coſté de l’Empire.
En vain de ce preſent ils m’auroient honoré,
Si voſtre cœur devoit en eſtre ſeparé ;
Si tant de ſoins ne ſont adoucis par vos charmes ;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
Des jours toûjours à plaindre, & toûjours enviez,
Je ne vais quelquefois reſpirer à vos piez.

Qu’Octavie à vos yeux ne faſſe point d’ombrage.
Rome auſſi bien que moy vous donne ſon ſuffrage,
Repudie Octavie, & me fait dénoüer
Un Hymen que le Ciel ne veut point avoüer.
Songez-y donc, Madame, & peſez en vous meſme
Ce choix digne des ſoins d’un Prince qui vous aime ;
Digne de vos beaux yeux trop long-temps captivez,
Digne de l’Univers à qui vous vous devez.

JUNIE.
Seigneur, avec raiſon je demeure eſtonnée.

Je me voy dans le cours d’une meſme journée
Comme une Criminelle amenée en ces lieux :
Et lors qu’avec frayeur je parois à vos yeux,
Que ſur mon innocence à peine je me fie,
Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
J’oſe dire pourtant que je n’ay merité
Ny cét excez d’honneur, ny cette indignité.
Et pouvez-vous, Seigneur, ſouhaitter qu’une Fille,
Qui vit preſque en naiſſant eſteindre ſa Famille,
Qui dans l’obſcurité nourriſſant ſa douleur
S’eſt fait une vertu conforme à ſon malheur,
Paſſe ſubitement de cette nuit profonde
Dans un rãg qui l’expoſe aux yeux de tout le mõde,
Dont je n’ay pû de loin ſoûtenir la clarté,
Et dont une autre enfin remplit la majeſté ?

NERON.
Je vous ay déja dit que je la repudie.

Ayez moins de frayeur, ou moins de modeſtie.
N’accuſez point icy mon choix d’aveuglement.
Je vous répons de vous, conſentez ſeulement.
Du ſang dont vous ſortez rappelez la mémoyre,
Et ne preferez point à la ſolide gloire
Des honneurs dont Ceſar pretend vous reveſtir,
La gloire d’un refus, ſujet au repentir.


JUNIE.
Le Ciel connoiſt, Seigneur, le fond de ma penſée.

Je ne me flate point d’une gloire inſenſée.
Je ſçay de vos preſens meſurer la grandeur.
Mais plus ce rang ſur moy répandroit de ſplendeur,
Plus il me feroit honte & mettroit en lumiere
Le crime d’en avoir dépoüillé l’heritiere.

NERON.
C’eſt de ſes intereſts prendre beaucoup de ſoin,

Madame, & l’amitié ne peut aller plus loin.
Mais ne nous flatons point, & laiſſons le myſtere.
La Sœur vous touche icy beaucoup moins que le Frere,
Et pour Britannicus…

JUNIE.
Et pour Britannicus… Il a ſcû me toucher,

Seigneur, & je n’ay point pretendu m’en cacher.
Cette ſincerité ſans doute eſt peu diſcrete,
Mais toûjours de mon cœur ma bouche eſt l’interprete.
Abſente de la Cour je n’ay pas dû penſer,
Seigneur, qu’en l’art de feindre il falut m’exercer.
J’aime Britannicus. Je luy fus deſtinée
Quand l’Empire ſembloit ſuivre ſon hymenée.
Mais ces meſmes malheurs qui l’en ont écarté,
Ses honneurs abolis, ſon Palais deſerté,
La fuite d’une Cour que ſa chûte a bannie,
Sont autant de liens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conſpire à vos deſirs,
Vos jours toûjours ſereins coulent dans les plaiſirs.
L’Empire en eſt pour vous l’inépuiſable ſource,
Ou ſi quelque chagrin en interromp la courſe,
Tout l’Univers ſoigneux de les entretenir
S’empreſſe à l’effacer de voſtre ſouvenir.

Britannicus eſt ſeul. Quelque ennuy qui le preſſe
Il ne voit dans ſon ſort que moy qui s’intereſſe,
Et n’a pour tout plaiſir, Seigneur, que quelques pleurs
Qui luy font quelquefois oublier ſes malheurs.

NERON.
Et ce ſont ces plaiſirs, & ces pleurs que j’envie,

Que tout autre que luy me payroit de ſa vie.
Mais je garde à ce Prince un traitement plus doux.
Madame, il va bien-toſt paroiſtre devant vous.

JUNIE.
Ah, Seigneur, vos vertus m’ont toûjours raſſurée.
NERON.
Je pouvois de ces lieux luy défendre l’entrée.

Mais, Madame, je veux prevenir le danger,
Où ſon reſſentiment le pourroit engager.
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que luy-meſme
Entende ſon Arreſt de la bouche qu’il aime.
Si ſes jours vous ſont chers, éloignez-le de vous
Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De ſon banniſſement prenez ſur vous l’offenſe,
Et ſoit par vos diſcours, ſoit par voſtre ſilence,
Du moins par vos froideurs, faites luy concevoir
Qu’il doit porter ailleurs ſes vœux & ſon eſpoir.

JUNIE.
Moy ! Que je luy prononce un Arreſt ſi ſevere.

Ma bouche mille fois luy jura le contraire.
Quand meſme juſques-là je pourrois me trahir,
Mes yeux luy défendront, Seigneur, de m’obeyr.

NERON.
Caché prés de ces lieux je vous verray, Madame.

Rẽfermez voſtre amour dans le fond de voſtre ame.
Vous n’aurez point pour moy de langages ſecrets.
J’entendray des regards que vous croirez muets.

Et ſa perte ſera l’infaillible ſalaire
D’un geſte, ou d’un ſoûpir échappé pour luy plaire.

JUNIE.
Helas ! ſi j’oſe encor former quelques ſouhaits,

Seigneur, permettez-moy de ne le voir jamais.




Scène IV.

NERON, JUNIE, NARCISSE.


NARCISSE.

BRitannicus, Seigneur, demande la Princeſſe.

Il approche.

NERON.
Il approche. Qu’il vienne.
JUNIE.
Il approche. Qu’il vienne. Ah Seigneur !
NERON.
Il approche. Qu’il vienne. Ah Seigneur ! Je vous laiſſe.

Sa fortune dépend de vous plus que de moy.
Madame, en le voyant, ſongez que je vous voy.



Scène V.

JUNIE, NARCISSE.


JUNIE.

AH, cher Narciſſe, cours au devant de ton Maître.

Dy luy… Je ſuis perduë, & je le voy paroître.




Scène VI.

JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE.


BRITANNICUS.

MAdame, quel bon-heur me rapproche de vous ?

Quoy je puis dõc joüir d’un entretiẽ ſi doux ?
Mais parmy ce plaiſir quel chagrin me devore !
Helas ! puis-je eſperer de vous revoir encore ?
Faut-il que je dérobe avec mille détours
Un bon-heur que vos yeux m’accordoient tous les jours ?

Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, voſtre preſence
N’ont point de ces cruels deſarmé l’inſolence ?
Que faiſoit voſtre Amant ? Quel demon envieux
M’a refuſé l’honneur de mourir à vos yeux ?
Helas ! dans la frayeur dont vous eſtiez atteinte
M’avez-vous en ſecret adreſſé quelque plainte ?
Ma Princeſſe, avez-vous daigné me ſouhaiter ?
Sõgiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
Vous ne me dites rien ? Quel accueil ! Quelle glace !
Eſt-ce ainſi que vos yeux conſolent ma diſgrace ?
Parlez. Nous ſommes ſeuls. Noſtre ennemy trompé
Tandis que je vous parle eſt ailleurs occupé.
Ménageons les momens de cette heureuſe abſence.

JUNIE.
Vous eſtes en des lieux tout pleins de ſa puiſſance.

Ces murs meſmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux,
Et jamais l’Empereur n’eſt abſent de ces lieux.

BRITANNICUS.
Et depuis quand, Madame, eſtes-vous ſi craintive ?

Quoy déja voſtre amour ſouffre qu’on le captive ?
Qu’eſt devenu ce cœur qui me juroit toûjours
De faire à Neron meſme envier nos amours ?
Mais banniſſez, Madame, une inutile crainte.
La foy dans tous les cœurs n’eſt pas encore eſteinte.
Chacun ſemble des yeux approuver mon courroux ;
La Mere de Neron ſe declare pour nous ;
Rome de ſa conduite elle meſme offenſée…

JUNIE.
Ah Seigneur, vous parlez contre voſtre penſée.

Vous meſme vous m’avez avoüé mille fois
Que Rome le loüoit d’une commune voix.
Toûjours à ſa vertu vous rendiez quelque hõmage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.


BRITANNICUS.
Ce diſcours me ſurprend, il le faut avoüer.

Je ne vous cherchois pas pour l’entendre loüer.
Quoy pour vous confier la douleur qui m’accable
A peine je dérobe un moment favorable.
Et ce moment ſi cher, Madame, eſt conſumé
A loüer l’ennemy dont je ſuis opprimé ?
Qui vous rend à vous même en un jour ſi contraire ?
Quoy meſme vos regards ont appris à ſe taire ?
Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ?
Neron vous plairoit-il ? Vous ſerois-je odieux ?
Ah ! ſi je le croyois… Au nom des Dieux, Madame,
Eſclairciſſez le trouble où vous jettez mon ame.
Parlez. Ne ſuis-je plus dans voſtre ſouvenir ?

JUNIE.
Retirez-vous, Seigneur, l’Empereur va venir.
BRITANNICUS.
Apres ce coup, Narciſſe, à qui doy-je m’attendre ?




Scène VII.

NERON, JUNIE, NARCISSE.


NERON.

MAdame…
JUNIE.
MAdame… Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.

Vous eſtes obey. Laiſſez couler du moins
Des larmes, dont ſes yeux ne ſeront pas témoins.



Scène VIII.

NERON, NARCISSE.


NERON.

HÉ bien de leur amour tu vois la violence,

Narciſſe, elle a paru juſques dans ſon ſilence.
Elle aime mon Rival, je ne puis l’ignorer.
Mais je mettray ma joye à le deſeſperer.
Je me fay de ſa peine une image charmante,
Et je l’ay veu douter du cœur de ſon Amante.
Je la ſuy. Mon Rival t’attend pour éclater
Par de nouveaux ſoupçons, va cours le tourmenter.
Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
Fay luy payer bien cher un bon-heur qu’il ignore.

NARCISSE, ſeul.
La fortune t’appelle une ſeconde fois,

Narciſſe, voudrois tu reſiſter à ſa voix ?
Suivons juſques au bout ſes ordres favorables,
Et pour nous rẽdre heureux perdons les miſerables.