Bruges-la-Morte/02
II
Hugues recommençait chaque soir le même itinéraire, suivant la ligne des quais, d’une marche indécise, un peu voûté déjà, quoiqu’il eût seulement quarante ans. Mais le veuvage avait été pour lui un automne précoce. Les tempes étaient dégarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanés regardaient loin, très loin, au delà de la vie.
Et comme Bruges aussi était triste en ces fins d’après-midi ! Il l’aimait ainsi ! C’est pour sa tristesse même qu’il l’avait choisie et y était venu vivre après le grand désastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant à sa fantaisie, d’une existence un peu cosmopolite, à Paris, en pays étranger, au bord de la mer, il y était venu avec elle, en passant, sans que la grande mélancolie d’ici pût influencer leur joie. Mais plus tard, resté seul, il s’était ressouvenu de Bruges et avait eu l’intuition instantanée qu’il fallait s’y fixer désormais. Une équation mystérieuse s’établissait. À l’épouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel décor. La vie ne lui serait supportable qu’ici. Il y était venu d’instinct. Que le monde, ailleurs, s’agite, bruisse, allume ses fêtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d’une existence si monotone qu’elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.
Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se taire, étouffer les pas dans une chambre de malade ? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils déranger la charpie et rouvrir la plaie ?
Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal.
Dans l’atmosphère muette des eaux et des rues inanimées, Hugues avait moins senti la souffrance de son cœur, il avait pensé plus doucement à la morte. Il l’avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d’Ophélie en allée, écoutant sa voix dans la chanson grêle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimée et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets. Bruges était sa morte. Et sa morte était Bruges. Tout s’unifiait en une destinée pareille. C’était Bruges-la-Morte, elle-même mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artères froidies de ses canaux, quand avait cessé d’y battre la grande pulsation de la mer.
Ce soir-là, plus que jamais, tandis qu’il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, émergea de dessous les ponts où pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire émanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillés d’agonie, des pignons décalquant dans l’eau des escaliers de crêpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s’éloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordées de peupliers. Et partout, sur sa tête, l’égouttement froid, les petites notes salées des cloches de paroisse, projetées comme d’un goupillon pour quelque absoute.
Dans cette solitude du soir et de l’automne, où le vent balayait les dernières feuilles, il éprouva plus que jamais le désir d’avoir fini sa vie et l’impatience du tombeau. Il semblait qu’une ombre s’allongeât des tours sur son âme ; qu’un conseil vînt des vieux murs jusqu’à lui ; qu’une voix chuchotante montât de l’eau — l’eau s’en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d’Ophélie, ainsi que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.
Plus d’une fois déjà il s’était senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion des pierres ; il avait vraiment surpris l’ordre des choses de ne pas survivre à la mort d’alentour.
Et il avait songé à se tuer, sérieusement et longtemps. Ah ! cette femme, comme il l’avait adorée ! Ses yeux encore sur lui ! Et sa voix qu’il poursuivait toujours, enfuie au bout de l’horizon, si loin ! Qu’avait-elle donc, cette femme, pour se l’être attaché tout, et l’avoir dépris du monde entier, depuis qu’elle était disparue. Il y a donc des amours pareils à ces fruits de la Mer Morte qui ne vous laissent à la bouche qu’un goût de cendre impérissable !
S’il avait résisté à ses idées fixes de suicide, c’est encore pour elle. Son fond d’enfance religieuse lui était remonté avec la lie de sa douleur. Mystique, il espérait que le néant n’était pas l’aboutissement de la vie et qu’il la reverrait un jour. La religion lui défendait la mort volontaire. C’eût été s’exiler du sein de Dieu et s’ôter la vague possibilité de la revoir.
Il vécut donc ; il pria même, trouvant un baume à se l’imaginer, l’attendant, dans les jardins d’on ne sait quel ciel ; à rêver d’elle, dans les églises, au bruit de l’orgue.
Ce soir-là, il entra, en passant, dans l’église Notre-Dame où il se plaisait à venir souvent, à cause de son caractère mortuaire : partout, sur les parois, sur le sol, des dalles tumulaires avec des têtes de mort, des noms ébréchés, des inscriptions rongées aussi comme des lèvres de pierre… La mort elle-même ici effacée par la mort…
Mais, tout à côté, le néant de la vie s’éclairait par la consolante vision de l’amour se perpétuant dans la mort, et c’est pour cela que Hugues venait souvent en pèlerinage à cette église : c’étaient les tombeaux célèbres de Charles le Téméraire et de Marie de Bourgogne, au fond d’une chapelle latérale. Comme ils étaient émouvants ! Elle surtout, la douce princesse, les doigts juxtaposés, la tête sur un coussin, en robe de cuivre, les pieds appuyés à un chien symbolisant la fidélité, toute rigide sur l’entablement du sarcophage. Ainsi sa morte reposait à jamais sur son âme noire. Et le temps viendrait aussi où il s’allongerait à son tour comme le duc Charles et reposerait auprès d’elle. Sommeil côte à côte, bon refuge de la mort, si l’espoir chrétien ne devait point se réaliser pour eux et les joindre.
Hugues sortit de Notre-Dame plus triste que jamais. Il s’orienta du côté de sa demeure, l’heure approchant où il rentrait d’habitude pour son repas du soir. Il cherchait en lui le souvenir de la morte pour l’appliquer à la forme du tombeau qu’il venait de voir et imaginer tout celui-ci, avec un autre visage. Mais la figure des morts, que la mémoire nous conserve un temps, s’y altère peu à peu, y dépérit, comme d’un pastel sans verre dont la poussière s’évapore. Et, dans nous, nos morts meurent une seconde fois !
Tout à coup, tandis qu’il recomposait par une fixe tension d’esprit — et comme regardant au dedans de lui — ses traits à demi effacés déjà, Hugues qui, d’ordinaire, remarquait à peine les passants, si rares d’ailleurs, éprouva un émoi subit en voyant une jeune femme arriver vers lui. Il ne l’avait point aperçue d’abord, s’avançant du bout de la rue, mais seulement quand elle fut toute proche.
À sa vue, il s’arrêta net, comme figé ; la personne, qui venait en sens inverse, avait passé près de lui. Ce fut une secousse, une apparition. Hugues eut l’air de chavirer une minute. Il mit la main à ses yeux comme pour écarter un songe. Puis, après un moment d’hésitation, tourné vers l’inconnue qui s’éloignait en son rythme de marche lente, il rétrograda, abandonna le quai qu’il descendait et se mit soudain à la suivre. Il marcha vite pour la rejoindre, allant d’un trottoir à l’autre, s’approchant d’elle, la regardant avec une insistance qui eût été inconvenante si elle n’avait apparu toute hallucinée. La jeune femme allait, voyait sans regarder, impassible. Hugues semblait de plus en plus étrange et hagard. Il la suivait maintenant depuis plusieurs minutes déjà, de rue en rue, tantôt rapproché d’elle, comme pour une enquête décisive, puis s’en éloignant avec une apparence d’effroi quand il en devenait trop voisin. Il semblait attiré et effrayé à la fois, comme par un puits où l’on cherche à élucider un visage…
Eh bien ! oui ! cette fois, il l’avait bien reconnue, et à toute évidence. Ce teint de pastel, ces yeux de prunelle dilatée et sombre dans la nacre, c’étaient les mêmes. Et tandis qu’il marchait derrière elle, ces cheveux qui apparaissaient dans la nuque, sous la capote noire et la voilette, étaient bien d’un or semblable, couleur d’ambre et de cocon, d’un jaune fluide et textuel. Le même désaccord entre les yeux nocturnes et le midi flambant de la chevelure.
Est-ce que sa raison périclitait à présent ? Ou bien sa rétine, à force de sauver la morte, identifiait les passants avec elle ? Tandis qu’il cherchait son visage, voici que cette femme, brusquement surgie, le lui avait offert, trop conforme et trop jumeau. Trouble d’une telle apparition ! Miracle presque effrayant d’une ressemblance qui allait jusqu’à l’identité.
Et tout : sa marche, sa taille, le rythme de son corps, l’expression de ses traits, le songe intérieur du regard, ce qui n’est plus seulement les lignes et la couleur, mais la spiritualité de l’être et le mouvement de l’âme — tout cela lui était rendu, réapparaissait, vivait !
L’air d’un somnambule, Hugues la suivait toujours, machinalement maintenant, sans savoir pourquoi et sans plus réfléchir, à travers le dédale embrumé des rues de Bruges. Arrivé à un carrefour, où plusieurs directions s’enchevêtrent, tout à coup, comme il marchait un peu derrière elle, il ne la vit plus — en allée, disparue dans on ne sait laquelle de ces ruelles tournantes.
Il s’arrêta, regardant au loin, inventoriant le vide, des larmes nées au bord des yeux…
Ah ! comme elle ressemblait à la morte !