Aller au contenu

Bruges-la-Morte/03

La bibliothèque libre.


Ernest Flammarion, éditeur (p. 31-50).
◄  II
IV  ►


III


Hugues garda de cette rencontre un grand trouble. Maintenant, quand il songeait à sa femme, c’était l’inconnue de l’autre soir qu’il revoyait ; elle était son souvenir vivant, précisé. Elle lui apparaissait comme la morte plus ressemblante.

Lorsqu’il allait, en de muettes dévotions, baiser la relique de la chevelure conservée ou s’attendrir devant quelque portrait, ce n’est plus avec la morte qu’il confrontait l’image, mais avec la vivante qui lui ressemblait. Mystérieuse identification de ces deux visages. Ç’avait été comme une pitié du sort offrant des points de repère à sa mémoire, se mettant de connivence avec lui contre l’oubli, substituant une estampe fraîche à celle qui pâlissait, déjà jaunie et piquée par le temps.

Hugues possédait maintenant de la disparue une vision toute nette et toute neuve. Il n’avait qu’à contempler en sa mémoire le vieux quai de l’autre jour, dans le soir qui tombe, et s’avançant vers lui une femme qui a la figure de la morte. Il n’avait plus besoin de regarder en arrière, loin, dans le recul des années ; il lui suffisait de songer au dernier ou au pénultième soir. C’était tout proche et tout simple maintenant. Son œil avait emmagasiné le cher visage une nouvelle fois ; la récente empreinte s’était fusionnée avec l’ancienne, se fortifiant l’une par l’autre, en une ressemblance qui maintenant donnait presque l’illusion d’une présence réelle.



Hugues, les jours suivants, se trouva tout hanté. Donc une femme existait, absolument pareille à celle qu’il avait perdue. Pour l’avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rêve cruel que celle-ci allait revenir, était revenue et s’avançait vers lui, comme naguère. Les mêmes yeux, le même teint, les mêmes cheveux — toute semblable et adéquate. Caprice bizarre de la Nature et de la Destinée !

Il aurait voulu la revoir. Peut-être qu’il ne la reverrait jamais plus. Pourtant, rien que de la savoir proche et de pouvoir la rencontrer, il lui semblait qu’il se sentait moins seul et moins veuf. Est-il vraiment veuf, celui dont la femme n’est qu’absente et réapparaît en de brefs retours ?

Il s’imaginerait retrouver la morte quand passerait celle qui lui ressemble. Dans cet espoir, il alla à la même heure du soir, vers les parages où il l’avait vue ; il arpenta le vieux quai aux pignons noircis, aux fenêtres embéguinées de rideaux de mousseline derrière lesquels des femmes inoccupées, vite curieuses de son va-et-vient, l’épièrent ; il s’enfonça dans les rues mortes, les ruelles tortueuses, espérant la voir déboucher, brusque, à quelque angle d’un carrefour.

Une semaine s’écoula ainsi, d’attente toujours déçue. Il y pensait déjà moins quand, un lundi — le même jour précisément que la première rencontre — il la revit, tout de suite reconnue, qui s’avançait vers lui, de la même marche balancée. Plus encore que la précédente fois, elle lui apparut d’une ressemblance totale, absolue et vraiment effrayante.

D’émoi, son cœur s’était presque arrêté, comme s’il allait mourir ; son sang lui avait chanté aux oreilles ; des mousselines blanches, des voiles de noce, des cortèges de Communiantes avaient brouillé ses yeux. Puis, toute proche et noire, la tache de la silhouette qui allait passer contre lui.

La femme avait remarqué son trouble sans doute, car elle regarda de son côté, l’air étonné. Ah ! ce regard récupéré, sorti du néant ! Ce regard qu’il n’avait jamais cru revoir, qu’il imaginait délayé dans la terre, il le sentait maintenant sur lui, posé et doux, refleuri, recaressant. Regard venu de si loin, ressuscité de la tombe, et qui était comme celui que Lazare a dû avoir pour Jésus.

Hugues se trouva sans force, tout l’être attiré, entraîné dans le sillage de cette apparition. La morte était là devant lui ; elle cheminait ; elle s’en allait. Il fallait marcher derrière elle, s’approcher, la regarder, boire ses yeux retrouvés, rallumer sa vie à ses cheveux qui étaient de la lumière. Il fallait la suivre, sans discuter, simplement, jusqu’au bout de la ville et jusqu’au bout du monde.

Il n’avait pas raisonné ; mais, machinalement, s’était remis à marcher derrière elle, tout près cette fois, avec la peur haletante de la perdre encore, à travers cette vieille ville aux rues en circuits et en méandres.

Certes, il n’avait pas songé une minute à cette action anormale de sa part : suivre une femme. Eh non ! c’est sa femme qu’il suivait, qu’il accompagnait dans cette crépusculaire promenade et qu’il allait reconduire jusqu’à son tombeau…

Hugues marchait toujours, aimanté, comme dans un rêve, aux côtés de l’inconnue ou derrière elle, sans même s’apercevoir qu’après les quais solitaires, ils avaient atteint maintenant les rues marchandes, le centre de la ville, la Grand’Place où la Tour des Halles, immense et noire, se défendait contre la nuit envahissante avec le bouclier d’or de son cadran.

La jeune femme, svelte et rapide, l’air de se dérober à cette poursuite, s’était engagée dans la rue Flamande — aux vieilles façades ornementées et sculptées comme des poupes — apparaissant plus nette et d’une silhouette mieux découpée chaque fois qu’elle passait devant la vitrine éclairée d’un magasin ou le halo répandu d’un réverbère.

Puis il la vit brusquement traverser la rue, s’acheminer vers le théâtre dont les portes étaient ouvertes, et elle entra.

Hugues ne s’arrêta pas… Il était devenu une volonté inerte, un satellite entraîné. Les mouvements de l’âme ont aussi leur vitesse acquise. Obéissant à l’impulsion antérieure, il pénétra à son tour dans le vestibule où la foule affluait. Mais la vision s’était évanouie. Nulle part, ni parmi le public qui faisait queue, ni au contrôle, ni dans les escaliers, il n’aperçut la jeune femme. Où avait-elle disparu ? Par quel couloir ? Par quelle porte latérale ? Car il l’avait vue entrer, sans erreur possible. Elle allait au spectacle sans doute. Elle serait dans la salle tout à l’heure. Elle y était déjà peut-être, installée en quelque fauteuil ou dans la rouge obscurité d’une loge. La retrouver ! La revoir ! La contempler distinctement une soirée tout entière ! Il sentait sa tête vaciller à cette pensée qui lui faisait du bien et du mal à la fois. Mais résister à la suggestion, il n’y songea même pas. Et sans réfléchir à rien : ni aux allures désordonnées où il s’abandonnait depuis une heure, ni à la déraison de son nouveau projet, ni à l’anomalie d’assister à une représentation théâtrale malgré le grand deuil dont il était vêtu éternellement, il se dirigea sans hésiter vers le bureau, demanda un fauteuil et pénétra dans la salle.

Son œil fouilla vite toutes les places, les rangs de stalles, les baignoires, les loges, les galeries supérieures qui se remplissaient peu à peu, éclairées par la lumière contagieuse des lustres. Il ne la retrouva pas, tout déconcerté, inquiet, triste. Quel mauvais hasard se jouait de lui ? Hallucinant visage tour à tour montré et dérobé ! Apparitions intermittentes, comme celles de la lune dans les nuages ! Il attendit, chercha encore. Des spectateurs attardés se hâtaient, gagnant leurs places dans un bruit grinçant de portes et de banquettes.



Elle seule n’arrivait point.

Il commença à regretter son action irréfléchie. D’autant plus qu’on avait remarqué sa présence et qu’on s’en étonna en une insistance de jumelles qu’il ne fut pas sans apercevoir. Certes, il ne fréquentait personne, n’avait noué de relations avec aucune famille, vivait seul. Mais chacun le connaissait de vue, au moins, savait qui il était et son noble désespoir, en cette Bruges peu populeuse, si inoccupée, où tout le monde se connaît, s’enquiert des nouveaux venus, informe ses voisins et se renseigne auprès d’eux.

Ce fut une surprise, presque la fin d’une légende ; et le triomphe des malins qui avaient toujours souri quand on parlait du veuf inconsolable.

Hugues, par on ne sait quel fluide qui se dégage d’une foule quand elle s’unifie en une pensée collective, eut l’impression à ce moment d’une faute vis-à-vis de lui-même, d’une noblesse parjurée, d’une première fêlure au vase de son culte conjugal par où sa douleur, bien entretenue jusqu’ici, s’égoutterait toute.

Cependant l’orchestre venait d’entamer l’ouverture de l’œuvre qu’on allait représenter. Il avait lu, sur le programme de son voisin, le titre en gros caractère : Robert le Diable, un de ces opéras de vieille mode dont se compose presque infailliblement le spectacle en province. Les violons déroulaient maintenant les premières mesures.

Hugues se sentit plus troublé encore. Depuis la mort de sa femme, il n’avait entendu aucune musique. Il avait peur du chant des instruments. Même un accordéon dans les rues, avec son petit concert asthmatique et acidulé, lui tirait des larmes. Et aussi les orgues, à Notre-Dame et à Sainte-Walburge, le dimanche, quand ils semblaient draper par-dessus les fidèles des velours noirs et des catafalques de sons.



La musique de l’opéra maintenant lui noyait les méninges ; les archets lui jouaient sur les nerfs. Un picotement lui vint aux yeux. S’il allait pleurer encore ? Il songeait à partir quand une pensée étrange lui traversa l’esprit : la femme de tantôt qu’il avait, comme dans un coup de folie et pour le baume de sa ressemblance, suivie jusqu’en cette salle, ne s’y trouvait pas, il en était sûr. Pourtant elle était entrée au théâtre, presque sous ses yeux. Mais si elle ne se trouvait pas dans la salle, peut-être allait-elle apparaître sur la scène ?

Profanation qui, d’avance, lui déchirait toute l’âme. Le visage identique, le visage de l’Épouse elle-même dans l’évidence de la rampe et souligné de maquillages. Si cette femme, suivie ainsi et disparue brusquement sans doute par quelque porte de service, était une actrice et qu’il allait la voir surgir, gesticulant et chantant ? Ah ! sa voix ? serait-ce aussi la même voix, pour continuer la diabolique ressemblance — cette voix de métal grave, comme d’argent avec un peu de bronze, qu’il n’avait plus jamais entendue, jamais ?

Hugues se sentit tout bouleversé, rien que par la possibilité d’un hasard qui pourrait bien aller jusqu’au bout ; et plein d’angoisse, il attendit, avec une sorte de pressentiment qu’il avait soupçonné juste.

Les actes s’écoulèrent, sans rien lui apprendre. Il ne la reconnut pas parmi les chanteuses, ni non plus parmi les choristes, fardées et peintes comme des poupées de bois. Inattentif, pour le reste, au spectacle, il était décidément résolu à partir après la scène des Nonnes, dont le décor de cimetière le ramenait à toutes ses pensées mortuaires. Mais tout à coup, au récitatif d’évocation, quand les ballerines, figurant les Sœurs du cloître réveillées de la mort, processionnent en longue file, quand Helena s’anime sur son tombeau et, rejetant linceul et froc, ressuscite, Hugues éprouva une commotion, comme un homme sorti d’un rêve noir qui entre dans une salle de fête dont la lumière vacille aux balances trébuchantes de ses yeux.

Oui ! c’était elle ! Elle était danseuse ! Mais il n’y songea même pas une minute. C’était vraiment la morte descendue de la pierre de son sépulcre, c’était sa morte qui maintenant souriait là-bas, s’avançait, tendait les bras.

Et plus ressemblante ainsi, ressemblante à en pleurer, avec ses yeux dont le bistre accentuait le crépuscule, avec ses cheveux apparents, d’un or unique comme l’autre…

Saisissante apparition, toute fugitive, sur laquelle bientôt le rideau tomba.

Hugues, la tête en feu, bouleversé et rayonnant, s’en retourna au long des quais, comme halluciné encore par la vision persistante qui ouvrait toujours devant lui, même dans la nuit noire, son cadre de lumière… Ainsi le docteur Faust, acharné après le miroir magique où la céleste image de femme se dévoile !