Bug-Jargal/éd. 1876/07

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 11-12).

VII

Marie avait éveillé la vieille nourrice qui lui tenait lieu de la mère qu’elle avait perdue au berceau. Je passai le reste de la nuit auprès d’elle, et, dès que le jour fut venu, nous informâmes mon oncle de ces inexplicables événements. Sa surprise en fut extrême ; mais son orgueil, comme le mien, ne s’arrêta pas à l’idée que l’amant inconnu de sa fille pourrait être un esclave. La nourrice reçut ordre de ne plus quitter Marie ; et comme les séances de l’assemblée provinciale, les soins que donnait aux principaux colons l’attitude de plus en plus menaçante des affaires coloniales, et les travaux des plantations, ne laissaient à mon oncle aucun loisir, il m’autorisa à accompagner sa fille dans toutes ses promenades jusqu’au jour de mon mariage, qui était fixé au 22 août. En même temps, présumant que le nouveau soupirant n’avait pu venir que du dehors, il ordonna que l’enceinte de ses domaines fût désormais gardée nuit et jour plus sévèrement que jamais.

Ces précautions prises, de concert avec mon oncle, je voulus tenter une épreuve. J’allai au pavillon de la rivière, et, réparant le désordre de la veille, je lui rendis la parure de fleurs dont j’avais coutume de l’embellir pour Marie.

Quand l’heure où elle s’y retirait habituellement fut venue, je m’armai de ma carabine, chargée à balle, et je proposai à ma cousine de l’accompagner à son pavillon. La vieille nourrice nous suivit.

Marie, à qui je n’avais point dit que j’avais fait disparaître les traces qui l’avaient effrayée la veille, entra la première dans le cabinet de feuillage.

« Vois, Léopold, me dit-elle, mon berceau est bien dans le même état de désordre où je l’ai laissé hier ; voilà bien ton ouvrage gâté, tes fleurs arrachées, flétries ; ce qui m’étonne, c’est que ce vilain bouquet ne se soit pas fané depuis hier. Vois, cher ami, il a l’air d’être tout fraîchement cueilli. »

J’étais immobile d’étonnement et de colère.

En effet, mon ouvrage du matin même était déjà détruit ; et ces tristes fleurs, dont la fraîcheur étonnait ma pauvre Marie, avaient repris insolemment la place des roses que j’avais semées.

« Calme-toi, me dit Marie, qui vit mon agitation, calme-toi ; c’est une chose passée, cet insolent n’y reviendra sans doute plus ; mettons tout cela sous nos pieds, comme cet odieux bouquet. »

Je me gardai bien de la détromper, de peur de l’alarmer ; et sans lui dire que celui qui devait, selon elle, n’y plus revenir, était déjà revenu, je la laissai fouler les soucis aux pieds, pleine d’une innocente indignation. Puis, espérant que l’heure était venue de connaître mon mystérieux rival, je la fis asseoir en silence entre sa nourrice et moi.

À peine avions-nous pris place, que Marie mit son doigt sur ma bouche : quelques sons, affaiblis par le vent et par le bruissement de l’eau, venaient de frapper son oreille. J’écoutai ; c’était le même prélude triste et lent qui la nuit précédente avait éveillé ma fureur. Je voulus m’élancer de mon siège ; un geste de Marie me retint.

« Léopold, me dit-elle à voix basse, contiens-toi, il va peut-être chanter, et sans doute ce qu’il dira nous apprendra qui il est. »

En effet, une voix dont l’harmonie avait quelque chose de mâle et de plaintif à la fois sortit un moment après du fond du bois, et mêla aux notes graves de la guitare une romance espagnole, dont chaque parole retentit assez profondément dans mon oreille pour que ma mémoire puisse encore aujourd’hui en retrouver presque toutes les expressions.

« Pourquoi me fuis-tu, Maria[1] ? pourquoi me fuis-tu, jeune fille ? pourquoi cette terreur quand tu m’entends ? Je suis en effet bien formidable ! je sais aimer, souffrir et chanter !

« Lorsqu’à travers les tiges élancées des cocotiers de la rivière je vois glisser ta forme légère et pure, un éblouissement trouble ma vue, ô Maria ! et je crois voir passer un esprit !

« Et si j’entends, ô Maria ! les accents enchantés qui s’échappent de ta bouche, comme une mélodie, il me semble que mon cœur vient palpiter dans mon oreille et mêle un bourdonnement plaintif à ta voix harmonieuse.

« Hélas ! ta voix est plus douce pour moi que le chant même des jeunes oiseaux qui battent de l’aile dans le ciel, et qui viennent du côté de ma patrie ;

« De ma patrie où j’étais roi, de ma patrie où j’étais libre !

« Libre et roi, jeune fille ! j’oublierais tout cela pour toi ; j’oublierais tout, royaume, famille, devoirs, vengeance, quoique le moment soit bientôt venu de cueillir ce fruit amer et délicieux, qui mûrit si tard ! »

La voix avait chanté les stances précédentes avec des pauses fréquentes et douloureuses ; mais en achevant ces derniers mots, elle avait pris un accent terrible.

« Ô Maria ! tu ressembles au beau palmier, svelte et doucement balancé sur sa tige, et tu te mires dans l’œil de ton jeune amant, comme le palmier dans l’eau transparente de la fontaine.

« Mais, ne le sais-tu pas ? il y a quelquefois au fond du désert un ouragan jaloux du bonheur de la fontaine aimée ; il accourt, et l’air et le sable se mêlent sous le vol de ses lourdes ailes ; il enveloppe l’arbre et la source d’un tourbillon de feu ; et la fontaine se dessèche, et le palmier sent se crisper sous l’haleine de mort le cercle vert de ses feuilles, qui avait la majesté d’une couronne et la grâce d’une chevelure.

« Tremble, ô blanche fille d’Hispaniola[2] ! tremble que tout ne soit bientôt plus autour de toi qu’un ouragan et qu’un désert ! Alors tu regretteras l’amour qui eût pu te conduire vers moi, comme le joyeux katha, l’oiseau de salut, guide à travers les sables d’Afrique le voyageur à la citerne.

« Et pourquoi repousserais-tu mon amour, Maria ? je suis roi, et mon front s’élève au-dessus de tous les fronts humains. Tu es blanche, et je suis noir ; mais le jour a besoin de s’unir à la nuit pour enfanter l’aurore et le couchant, qui sont plus beaux que lui ! »

  1. On a jugé inutile de reproduire ici en entier les paroles du chant espagnol Porque me huyes, Maria ? etc.
  2. Nos lecteurs n’ignorent pas sans doute que c’est le premier nom donné à Saint-Domingue par Christophe Colomb à l’époque de la découverte, en décembre 1492.