Bug-Jargal/éd. 1876/06

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Bug-Jargal (1826)
Hetzel (p. 10-11).

VI

Mon oncle avait fait construire, sur les bords d’une jolie rivière qui baignait ses plantations, un petit pavillon de branchages, entouré d’un massif d’arbres épais, où Marie venait tous les jours respirer la douceur de ces brises de mer qui, pendant les mois les plus brûlants de l’année, soufflent régulièrement à Saint-Domingue, depuis le matin jusqu’au soir, et dont la fraîcheur augmente ou diminue avec la chaleur même du jour.

J’avais soin d’orner moi-même tous les matins cette retraite des plus belles fleurs que je pouvais cueillir.

Un jour Marie accourt à moi tout effrayée. Elle était entrée comme de coutume dans son cabinet de verdure, et là elle avait vu, avec une surprise mêlée de terreur, toutes les fleurs dont je l’avais tapissé le matin arrachées et foulées aux pieds ; un bouquet de soucis sauvages fraîchement cueillis était déposé à la place où elle avait coutume de s’asseoir. Elle n’était pas encore revenue de sa stupeur, qu’elle avait entendu les sons d’une guitare sortir du milieu du taillis même qui environnait le pavillon ; puis une voix, qui n’était pas la mienne, avait commencé à chanter doucement une chanson qui lui avait paru espagnole, et dans laquelle son trouble, et sans doute aussi quelque pudeur de vierge, l’avaient empêchée de comprendre autre chose que son nom, fréquemment répété. Alors elle avait eu recours à une fuite précipitée, à laquelle heureusement il n’avait point été mis d’obstacle.

Ce récit me transporta d’indignation et de jalousie… Mes premières conjectures s’arrêtèrent sur le sang-mêlé libre avec qui j’avais eu récemment une altercation ; mais, dans la perplexité où j’étais jeté, je résolus de ne rien faire légèrement. Je rassurai la pauvre Marie, et je me promis de veiller sans relâche sur elle, jusqu’au moment prochain où il me serait permis de la protéger encore de plus près.

Présumant bien que l’audacieux dont l’insolence avait si fort épouvanté Marie ne se bornerait pas à cette première tentative pour lui faire connaître ce que je devinais être son amour, je me mis dès le même soir en embuscade autour du corps de bâtiment où reposait ma fiancée, après que tout le monde fut endormi dans la plantation. Caché dans l’épaisseur des hautes cannes à sucre, armé de mon poignard, j’attendais. Je n’attendis pas en vain. Vers le milieu de la nuit, un prélude mélancolique et grave, s’élevant dans le silence à quelques pas de moi, éveilla brusquement mon attention. Ce bruit fut pour moi comme une secousse : c’était une guitare ; c’était sous la fenêtre même de Marie. Furieux, brandissant mon poignard, je m’élançai vers le point d’où ces sons parlaient, brisant sous mes pas les tiges cassantes des cannes à sucre. Tout à coup je me sentis saisir et renverser avec une force qui me parut prodigieuse ; mon poignard me fut violemment arraché, et je le vis briller au-dessus de ma tête. En même temps deux yeux ardents étincelaient dans l’ombre tout près des miens, et une double rangée de dents blanches, que j’entrevoyais dans les ténèbres, s’ouvrait pour laisser passer ces mots, prononcés avec l’accent de la rage : Te tengo ! te tengo ! [1]

Plus étonné encore qu’effrayé, je me débattais vainement contre mon formidable adversaire, et déjà la pointe de l’acier se faisait jour à travers mes vêtements, lorsque Marie, que la guitare et ce tumulte de pas et de paroles avaient éveillée, parut subitement à sa fenêtre. Elle reconnut ma voix, vit briller un poignard, et poussa un cri d’angoisse et de terreur… Ce cri déchirant paralysa en quelque sorte la main de mon antagoniste victorieux ; il s’arrêta, comme pétrifié par un enchantement, promena encore quelques instants avec indécision le poignard sur ma poitrine, puis le jetant tout à coup : « Non ! dit-il cette fois en français, non ! elle pleurerait trop ! » En achevant ces paroles bizarres, il disparut dans les touffes de roseaux ; et avant que je me fusse relevé, meurtri par cette lutte inégale et singulière, nul bruit, nul vestige ne restait de sa présence et de son passage.

Il me serait fort difficile de dire ce qui se passa en moi au moment où je revins de ma première stupeur entre les bras de ma douce Marie, à laquelle j’étais si étrangement conservé par celui-là même qui paraissait prétendre à me la disputer. J’étais plus que jamais indigné contre ce rival inattendu, et honteux de lui devoir la vie. « Au fond, me disait mon amour-propre, c’est à Marie que je la dois, puisque c’est l’empire de sa voix qui a fait tomber le poignard. » Cependant je ne pouvais me dissimuler qu’il y avait bien quelque générosité dans le sentiment qui avait décidé mon rival inconnu à m’épargner. Mais ce rival, quel était-il donc ? je me confondais en soupçons, qui tous se détruisaient les uns les autres. Ce ne pouvait être le planteur sang-mêlé, que ma jalousie s’était d’abord désigné. Il était loin d’avoir cette force extraordinaire, et d’ailleurs ce n’était pas sa voix. L’individu avec qui j’avais lutté m’avait paru nu jusqu’à la ceinture. Les esclaves seuls dans la colonie étaient ainsi à demi vêtus. Mais ce ne pouvait être un esclave : des sentiments comme celui qui lui avait fait jeter le poignard ne me semblaient pas pouvoir appartenir à un esclave ; et d’ailleurs tout en moi se refusait à la révoltante supposition d’avoir un esclave pour rival. Quel était-il donc ? Je résolus d’attendre et d’épier.

  1. Je te tiens I je te tiens !