Bulletin bibliographique, 1850/08

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Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 1148-1150).
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BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

DICTIONNAIRE GÉOGRAPHIQUE ET STATISTIQUE, par Adrien Guibert[1]. — En un moment où les travaux bruyans et à effet, devenus si faciles, ont pris tant de place dans la société, on aime à rencontrer un savant modeste, assez attaché à une idée utile pour s’isoler entièrement, afin de la mieux poursuivre. C’est le sentiment que l’on éprouve en ouvrant le laborieux recueil où M. Guibert a rassemblé ses études géographiques, et, avant tout examen de détail, l’on est porté à lui reconnaître au suprême degré ce mérite de la conscience.

Depuis le succès de l’Encyclopédie, il n’est pas de science qui n’ait été analysée sous forme de dictionnaire, et ce n’est point à dire que tous les dictionnaires soient excellens. Le défaut général des dictionnaires de géographie en particulier, c’est de s’en tenir trop volontiers à des descriptions vagues, dans lesquelles l’auteur dépense toujours plus d’imagination que de science. La statistique est préférable à toutes les descriptions, et l’on peut dire qu’elle est l’ame de la géographie : M. Guibert l’a compris ainsi. Le trait caractéristique, le génie de chaque peuple est dans ses lois politiques et religieuses ; sa force relative est dans l’étendue et la fécondité de son territoire ou de son organisation économique : c’est là ce que l’on doit demander, avant tout autre renseignement, à la géographie, et particulièrement à un dictionnaire dont le but principal est de donner à la science sa forme la plus pratique. Hâtons-nous d’ajouter que ce genre de renseignemens n’est point aussi facile à découvrir que l’on pourrait le penser d’abord. Tous les pays n’ont point des institutions régulières et uniformes, tous ne possèdent point les moyens d’information qui existent sous le régime de la centralisation et de la publicité. D’ailleurs, si étrange que cela paraisse, la statistique est une science assez souvent passionnée ; elle n’a pas toujours le calme et l’impartialité qui permettent de représenter les objets tels qu’ils sont. La statistique, on peut donc le dire, est sujette à mille sortes d’erreurs. Par suite, on conçoit qu’il y ait encore, même en. Europe, des pays dont il est impossible de savoir au juste la législation, les ressources et l’ethnographie. La Russie, par exemple, est de ce nombre ; la Turquie de même, à plus forte raison. Admettons que le gouvernement russe connaisse, dans ses plus minces détails, sa constitution, le chiffre exact de son budget et de son armée assurément il n’en fait du moins connaître que ce qu’il a intérêt que l’on en sache et dans la forme qui convient à ses vues. Quant au gouvernement turc, il serait sans doute fort embarrassé de fournir des informations positives sur les produits de son sol et le mouvement de son commerce, et plus encore sur les coutumes très diverses des peuples disséminés dans le sein de l’empire ottoman.

Un des penchans auxquels la statistique cède le plus volontiers, c’est l’exagération ; l’on comprend que parfois le patriotisme des savans de chaque nation ou l’intérêt des gouvernemens les y pousse. M. Guibert l’avait sans doute remarqué. En effet, parmi les chiffres qui ont couru dans le monde officiel, il a choisi les plus modérés ; les données qu’il a recueillies résument et en quelques points même corrigent les derniers travaux de la statistique dans chaque pays.

Après avoir constaté, dans le Dictionnaire de M. Guibert, ce mérite rare d’une exactitude scrupuleuse, nous devons reconnaître aussi les innovations heureuses que l’auteur a introduites dans le plan de son ouvrage et spécialement dans l’orthographe des noms. D’habitude, on le sait, chaque nation traduit dans sa langue le nom des contrées ou des villes étrangères. Quelquefois cette traduction est logique, c’est-à-dire qu’elle reproduit exactement le sens du mot étranger, lorsque nous disons, par exemple, Angleterre pour England. Quelquefois elle l’altère légèrement ; c’est ainsi que nous écrivons Allemagne pour Deutschland, littéralement pays des Teutons. En d’autres occasions, elle n’est qu’une reproduction imparfaite des sons comme dans le mot Autriche, qui, présente une similitude manifeste avec celui d’OEsterreich (empire d’Orient), mais qui n’en fait nullement soupçonner le sens. Quant aux noms de ville en particulier, tantôt, nous la revêtons d’une terminologie française, tantôt nous leur conservons leur dénomination étrangère. Si, par exemple, pour London nous disons Londres, nous écrivons d’autre part avec les Anglais Manchester et Liverpool. M Guibert a adopté sagement une orthographe uniforme, et il s’est décidé, quant aux noms étrangers, en faveur de l’orthographe originale ; son système n’a pas seulement l’avantage de la logique et de l’uniformité ; il en a un autre, en quelque sorte politique. Les questions de races dont on connaît aujourd’hui la vivacité se réduisent à des questions d’idiomes ; les idiomes opprimés réclament contre les idiomes conquérans l’égalité des langues. Ceux-ci généralement ont dénaturé, de manière à les rendre entièrement méconnaissables, les noms des villes et des contrées soumises. Le nom imposé par les vainqueurs a prévalu dans la science officielle. Le nom primitif, aborigène, est resté en usage dans le peuple, qui, le plus souvent, n’en connaît point et quelquefois ne veut point en reconnaître d’autre : Vous voyagez, je suppose, en Hongrie, vous parlez de la ville d’Ofen ; aucun paysanne saura vous comprendre, et tout lettré magyar vous tournera le dos avec mépris : Ofen n’est que le nom officiel et odieux, le nom allemand de Buda ; le peuple et les traditions magyares ne donnent point d’autre nom à la capitale de la Hongrie. La confusion sera plus grande encore si vous parcourez la Transylvanie, où plusieurs races vivent pêle-mêle et néanmoins dans un isolement respectif qui a été jusqu’à ce jour presque absolu. Il y a, dans cette principauté, très peu de villes qui ne portent quatre ou cinq noms très distincts, autant qu’il y a de races. On raconte l’histoire d’un voyageur qui visita trois fois Hermanstadt, croyant voir trois villes différentes, et, en effet, la ville, que les Allemands des colonies saxonnes désignent sous le nom d’Hermanstadt n’est connue des Magyars que sous celui de Nagy-Szében, tandis que les Valaques lui donnent celui de Tchibii, du latin Cibinium. M. Guibert a conservé en première ligne pour ces villes la dénomination qu’elles tiennent de la race gouvernante, c’est-à-dire de la race allemande. Jusqu’à ce que les idiomes vaincus aient repris leurs droits, rien de plus naturel mais M. Guibert n’a pas oublié de nous donner les divers noms de chacune de ces villes. Les gens qui, lisant par exemple un livre en langue slave, rencontreraient sur leur chemin le mot de Dubrovnick sauraient, en consultant le Dictionnaire de M. Guibert, que c’est le nom de Raguse et que c’est à ce mot qu’ils doivent recourir pour de plus amples informations.

Nous avons dit que cette restitution de la véritable orthographe des mots peut avoir quelquefois une sorte d’importance politique. Rien ne le prouve mieux que la contestation encore aujourd’hui pendante que l’on est convenu d’appeler la question du Schleswig-Holstein. Le mot de Schleswig est la dénomination allemande du duché danois de Slesvig. En France, c’est la première qui est en usage, et ici l’usage est répréhensible, car il donne d’une certaine manière raison à l’Allemagne : il tend à faire croire que le Slesvig est allemand et non danois, et que les Allemands ont ainsi le droit d’en réclamer la possession les armes à la main. M. Guibert s’est placé dans la vérité historique et politique en rétablissant l’orthographe danoise qui est ici l’orthographe primitive et traditionnelle.

En résumé, M. Guibert a adopté un plan nouveau et suivi une méthode intelligente. On pourra lui reprocher sans doute quelques inexactitudes ; car il a eu souvent à parler sur le témoignage d’autrui de choses peu connues. On regrettera peut-être qu’il n’ait pas multiplié davantage encore les données statistiques. Il est fâcheux par exemple que, dans les villes habitées par des populations de race ou de religions différentes, il n’en ait pas toujours fait connaître le chiffre respectif ; mais on n’atteint pas du premier coup à la perfection. M. Guibert a du moins fait mieux que ceux qui avaient tenté la même entreprise avant lui, et l’on doit d’autant plus d’intérêt a ce consciencieux, travail que l’auteur est mort à la peine avant de recevoir les éloges dus à un labeur aussi éclairé que persévérant.




V. DE MARS.
  1. Paris, chez Renouard ; un très fort volume in-8o.