Cécilia/1/10

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière (1782)
Traduction par un homme de goût.
Devaux et Patris (1p. 154-170).



CHAPITRE X.

Une Provocation.


Le lendemain, après qu’on eut déjeûné, Cécile attendit impatiamment des nouvelles de la pauvre femme du charpentier. Mais, quoique M. Harrel qui déjeûnait ordinairement dans sa chambre, entrât chez sa femme à l’heure qu’il avait coutume de s’y rendre pour voir ce qui s’y passait, il n’en fit pas la moindre mention, en conséquence, elle descendit elle-même dans la salle, pour demander aux domestiques s’ils n’avaient point vu madame Hill. Oui, lui répondirent-ils ; elle a parlé à monsieur, et s’en est retournée. Elle rentra alors chez madame Harrel, où le desir qu’elle avait de s’instruire de ce qui s’était passé la retint, quoique l’arrivée du chevalier Floyer lui eût fait souhaiter de se retirer. Elle ne savait si elle devait imputer à un défaut de mémoire, ou au dessein formel d’éluder l’effet de sa promesse, le silence que M. Harrel affectait de garder à cet égard.

Ils eurent au bout de quelques minutes la visite de M. Morrice, qui venait, leur dit-il, pour prévenir les dames qu’il y aurait le lendemain matin à l’opéra une grande répétition d’un nouveau ballet, où, quoiqu’on eût assez de peine d’être admis, il tâcherait, pour peu que cela leur fit plaisir, de leur procurer l’entrée. Madame Harrel se trouvant engagée ailleurs, refusa son offre. Alors, s’adressant à Cécile, il lui dit : y a-t-il long-temps, Mademoiselle, que vous n’avez vu notre ami Monckton ? Je ne l’ai pas vu, monsieur, depuis le jour de la répétition.

Dans ce moment un domestique apporta une lettre à Cécile. Elle allait se retirer dans sa chambre pour la lire ; mais à la prière de M. Monckton qui entra dans le même instant, elle se contenta de s’approcher d’une fenêtre. Voici ce qu’elle contenait.


À Mademoiselle

« Très-honorée demoiselle,

» Celle-ci sera pour vous présenter mon humble respect. M. Harrel ne m’a rien donné. Je n’ai pas voulu me rendre importune, ayant de quoi pouvoir attendre ; ainsi je finis,

 » Très-honorée demoiselle,

» Votre très-humble servante, à vos ordres jusqu’à la mort, »

M. Hill.


Le déplaisir que lui causa cette lecture fut remarqué dans toute la compagnie ; et tandis que M. Arnott la regardait d’un air qui témoignait une curiosité qu’il cherchait vainement à déguiser, M. Monckton, sous l’apparence de ne prendre aucune part à ce qui se passait, cachait le plus vif intérêt. Morrice eut seul la hardiesse de l’interroger ; et s’avançant effrontément, il lui dit : celui qui a tracé ces lignes est un mortel fortuné ; car il a trouvé le secret de vous affecter, et sa lettre ne vous est pas indifférente. Je pense bien différemment, répliqua M. Arnott ; car il me semble qu’elle a produit du mécontentement et de l’inquiétude. Je vous assure, répondit Cécile, qu’elle est d’une personne de mon sexe.

Dès que Cécile fut en liberté, elle envoya son domestique chez le charpentier, pour savoir au vrai sa situation et celle de sa famille, et fit dire à la femme de venir lui parler le plutôt qu’il lui serait possible. Le rapport qu’il lui fit augmenta l’intérêt qu’elle prenait déjà à ces pauvres gens, et elle résolut de ne rien épargner pour les soulager. Elle apprit que ces malheureux occupaient un petit logement au second étage ; qu’ils avaient cinq filles ; que les trois ainées travaillaient sans relâche avec leur mère à rempailler des chaises ; que la quatrième, quoique très-jeune, avait soin de la dernière, tandis que le pauvre mari, couvert de contusions et de plaies occasionnées par une chûte en travaillant à Violet-Banck, était devenu un véritable objet de pitié.

Aussi-tôt que Cécile eut appris l’arrivée de madame Hill, elle la fit monter dans son appartement, où elle la reçut avec toute la bonté possible, et la pria de lui dire le temps auquel M. Harrel avait promis de la payer. Demain, madame, répondit-elle en secouant la tête : c’est toujours la même réponse, j’attendrai cependant aussi long-temps que je le pourrai. À la fin, pourtant, quoique je n’aie pas osé le lui dire, s’il persiste à refuser de me satisfaire, je serai forcée à le traduire en justice — Vous proposeriez-vous donc de le faire assigner ? — Je ne devrais pas vous l’avouer, madame. Il est vrai que nous y avons pensé plusieurs fois. Tant qu’il nous a été possible de nous passer de cet argent, nous avons cru devoir prendre patience, et éviter de nous faire des ennemis. Mais, madame, M. Harrel m’a traitée si durement ce matin, que si je ne craignais de vous fâcher, j’aurais bien de la peine à ne pas en témoigner tout mon ressentiment ; car, lorsque je lui ai dit que je n’avais plus aucun soutien depuis la mort de mon pauvre Guillaume, il a eu la cruauté de me répondre : Tant mieux ! c’est toujours un gueux de moins. Comment ! s’écria Cécile extrêmement choquée d’une réponse aussi barbare, est-ce là la raison qu’il vous a donnée pour justifier ses fréquents renvois et son manque de parole ? — Il m’a assuré, madame, et cela est réellement vrai, qu’aucun des autres ouvriers n’avait encore été payé : mais ils sont plus en état d’attendre que nous ; car nous sommes les plus pauvres, et nous avons toujours été malheureux. M. Harrel ne s’est servi de nous, que parce qu’il devait une somme si considérable à son architecte, que celui-ci avait refusé de rien entreprendre pour lui, qu’après qu’il aurait été payé de ce qu’il avait déjà fait. Il nous avait bien prévenus que nous ne recevrions jamais d’argent ; mais nous nous flattions qu’il se prêterait à notre situation. Nous étions sans ouvrage, on nous persécutait ; jamais on ne nous avait offert d’entreprise aussi avantageuse ; nous avions un grand nombre d’enfants à nourrir, bien des pertes à réparer et des maladies fréquentes… Ah, madame, si vous saviez tout ce que le pauvre souffre !

Ce discours présenta une foule d’idées toutes nouvelles à l’esprit de Cécile ; elle avait peine à concevoir qu’un homme pût conserver cet extérieur libre et avantageux qui annonçait le bonheur, et se rendre en même temps coupable d’une pareille injustice et de tant d’inhumanité, et qu’il eût le front de tirer vanité d’ouvrages dont la main-d’œuvre n’était point encore payée. Elle voyait avec étonnement, qu’il continuait toujours à vivre avec le même faste, et que, quoique son crédit commençât à tomber, il ne diminuait en rien sa dépense. Cette conduite lui paraissait si extraordinaire, qu’elle avait peine à croire, malgré ce qu’elle voyait, qu’une telle inconséquence n’eût pas un motif qu’elle ignorait encore. Elle demanda alors à madame Hill, si elle avait eu soin de procurer un médecin à son mari. Oui, madame ; recevez mes très-humbles remercîments, pour m’en avoir fourni les moyens. Il est vrai que je n’en suis pas plus pauvre pour cela ; car cet honnête docteur a refusé de recevoir mon argent. — Et vous donne-t-il quelque espérance ? Que vous a-t-il dit ? — Il m’a dit, madame, qu’il ne pouvait en réchapper ; et c’est ce que je ne savais déjà que trop. — Pauvre femme ! quand vous l’aurez perdu, que ferez-vous ? — Ce que j’ai fait, madame, après la mort de mon pauvre Guillaume ; je travaillerai encore plus assiduement. — Grand dieu ! quel triste sort ! Mais quelle raison avez-vous pour montrer plus d’attachement à votre pauvre Guillaume, que vous ne paraissez en avoir pour tout le reste de votre famille ? C’était, madame, notre seul fils, et c’est sur lui qu’étaient fondées toutes nos espérances. Il avait dix-sept ans, il était grand, bien fait, d’un si bon naturel… Je voyais en lui le soutien et le père de ses cinq sœurs, quand elles n’auraient plus leurs parents ; jamais il ne m’a coûté d’autres larmes que celles que j’ai versées à sa mort. Ici, la pauvre mère s’abandonna à sa douleur ; et Cécile, pénétrée de sa situation, mêla ses larmes aux siennes. Ensuite, par de tendres exhortations, elle s’efforça de la consoler. Souvenez-vous, lui disait-elle, qu’il a quitté un monde où tout est corrompu, pour aller habiter le séjour de la félicité. Elle lui promit ensuite ses sollicitations auprès de M. Harrel, et l’assura qu’elle toucherait bientôt l’argent qui lui était dû. Ô madame ! s’écria cette pauvre femme, vous n’imagineriez pas combien je suis attendrie d’entendre une dame de votre condition me parler avec tant de douceur, tandis que je n’ai éprouvé que des duretés de la part de M. Harrel. Ce que je redoute le plus, madame, c’est que, lorsque j’aurai perdu mon mari, il ne me soit encore plus difficile de lui faire entendre raison. Une pauvre veuve a bien de la peine à se faire rendre justice : d’ailleurs, je n’espère pas lui survivre long-temps ; la maladie et le chagrin abrégent nos jours. Et quand nous serons morts, mon mari et moi, qui aura soin de nos pauvres enfants ? Ce sera moi, repartit la généreuse Cécile. Vous verrez que tous les gens riches ne sont pas impitoyables : je tâcherai de réparer, en quelque façon, les torts que vous avez essuyés.

Cette pauvre femme, étonnée et hors d’elle-même d’une promesse si consolante, se mit de nouveau à fondre en larmes et exprima en sanglottant sa gratitude avec tant de vivacité, que Cécile en fut pénétrée. Elle tâcha de la calmer par des assurances réitérées de ne jamais l’abandonner ; elle lui promit solemnellement, qu’elle serait payée le samedi suivant, c’est-à-dire, au bout de trois jours.

Lorsque madame Hill fut un peu remise de son émotion, elle pria humblement Cécile de lui pardonner un transport dont elle n’avait pas été la maîtresse ; elle lui rendit graces de l’engagement qu’elle avait daigné prendre, l’assurant qu’elle se garderait bien d’abuser de ses bontés. J’ose même espérer, continua-t-elle, que, pourvu que M. Harrel me satisfasse à peu près au moment de la mort de mon pauvre mari, ce que j’ai nous suffira jusqu’alors.

Cécile résolut de faire un nouvel effort auprès de M. Harrel pour l’engager à payer cette dette ; et dans le cas où elle ne réussirait pas à l’y déterminer dans deux jours, de l’acquiter elle-même. Piquée cependant des refus qu’elle avait déjà essuyés de la part de M. Harrel, et découragée par tout ce qu’elle avait ouï dire de sa nonchalance et de son peu d’ordre, elle ne savait trop comment s’y prendre, et eut recours une seconde fois à M. Arnott, qui avait déjà connaissance de l’affaire. Et elle le pria de l’aider et de la conseiller. Celui-ci, quoique enchanté de ce qu’elle daignait le consulter, lui répondit d’un air à lui faire entrevoir qu’il désespérait de réussir. Il promit néanmoins de parler à M. Harrel à ce sujet ; mais il ne fit cette promesse que pour l’obliger, lui donnant fort bien à entendre que ses sollicitations seraient infructueuses.

Madame Hill revint dès le lendemain matin, et fut encore renvoyée sans argent. Alors M. Arnott, à la prière de Cécile, suivit M. Harrel dans son appartement pour lui demander la raison qui l’avait porté à manquer à sa promesse. Ils restèrent quelque temps ensemble ; et lorsqu’il rejoignit Cécile, il lui apprit que son beau-frère l’avait assuré qu’il chargerait son homme d’affaire Davison de la payer le jour suivant. Il en fut cependant de même le lendemain que les autres jours. Madame Hill vint, vit Davison, et ne fut point payée. Cécile, à qui elle en fit part, alla sur le champ trouver M. Arnott, et le pria de s’informer de Davison, pourquoi il avait encore renvoyé cette femme sans la satisfaire. Il apprit que Davison n’avait reçu aucun ordre à cet égard de son maître. Je vous prie donc, s’écria-t-elle avec autant de vivacité que de chagrin, de vouloir bien retourner pour la dernière fois auprès de M. Harrel. Je suis mortifiée de vous charger d’une commission aussi désagréable ; mais je suis sûre que vous prenez quelqu’intérêt à ces pauvres gens, et que vous ne refuserez pas dans ce moment de les servir de votre crédit, comme vous l’avez fait de votre bourse. Je voudrais seulement savoir s’il n’y a point eu d’erreur, ou si ces délais ne tendent qu’à me lasser, et m’empêcher de solliciter davantage.

M. Arnott, avec une répugnance qu’il eut autant de peine à déguiser que son admiration pour celle qui daignait avoir recours à lui, fit encore un effort, et fut chez M. Harrel. Il ne tarda pas à revenir ; et Cécile vit bien, lorsqu’il rentra, qu’il était choqué et déconcerté. Dès qu’il se trouvèrent seuls, elle le pria de lui communiquer ce qui s’était passé entre eux. Rien, répondit-il, qui puisse vous satisfaire. Lorsque j’ai prié mon beau-frère d’entrer en matière avec moi, il m’a assuré que son intention était de satisfaire tous ses ouvriers à la fois, parce que, s’il en payait un seul de préférence, tous les autres seraient mécontents. Cela me paraît bien singulier, s’écria Cécile ; ne veut-il donc payer personne ? Il promet qu’il les payera tous à la fin du quartier, mais qu’il ne saurait dans ce moment, se dessaisir de son argent.

Cécile n’osa pas dire tout ce qu’elle pensait ; elle se contenta de le remercier de la peine qu’il s’était donnée, et résolut, sans faire d’autres démarches, de prier le lendemain matin M. Harrel de lui avancer vingt-deux livres sterling, et de lui payer elle-même avec cet argent le charpentier, malgré le risque qu’elle courait de n’en être jamais remboursée.

Dès le samedi matin, jour qu’elle avait fixé à madame Hill pour recevoir ce qui lui était dû, elle se rendit à l’appartement de M. Harrel ; avant qu’elle eût eu le temps de lui exposer le sujet de sa visite, il lui dit du ton du monde le plus dégagé et le plus satisfait : Eh bien, miss Beverley, donnez-moi des nouvelles de votre protégée ; je me flatte qu’elle doit être contente. Je vous prie de lui recommander de ne dire à personne qu’on l’a payée ; car autrement elle me mettrait dans un embarras dont je ne lui saurais pas bon gré. L’auriez-vous donc payée ? s’écria Cécile tout étonnée. Oui, vous savez que je vous l’avais promis.

Cette nouvelle la charma autant qu’elle la surprit ; elle le remercia plusieurs fois des égards qu’il avait eu à sa prière ; et très-empressée de faire part à M. Arnott de cette nouvelle, elle courut promptement le chercher. Elle s’écria, aussi-tôt qu’elle l’apperçut : À présent, monsieur, je ne vous tourmenterai plus par mes commissions fâcheuses ; la famille Hill est à la fin satisfaite. De votre part, madame, aucune commission ne saurait m’être désagréable. Comment la chose s’est-elle passée ? M. Harrel a-t-il reconnu de lui-même l’injustice de son procédé ? ou avez-vous été dans le cas de lui en parler ?

Il hésita un instant avant de lui répondre, et cette circonstance ne lui permit plus de douter qu’il n’y eût quelque mystère là-dessous. Elle commença à craindre qu’on ne l’eût abusée ; et sortant tout de suite de l’appartement, elle envoya chercher madame Hill. Cette pauvre femme parut à peine, que Cécile fut convaincue du contraire ; car ne se possédant plus, et pouvant difficilement contenir sa joie et sa reconnaissance, elle se précipita aux pieds de sa bienfaitrice pour lui rendre grâces de la justice qu’elle venait d’obtenir par son moyen.

Cécile lui donna alors quelques conseils, promit de lui continuer ses bontés, et offrit de s’intéresser en faveur de son mari pour le faire recevoir dans un des hôpitaux de la ville ; mais elle lui dit qu’il avait déjà demeuré plusieurs mois dans l’une de ces maisons, où l’on avait décidé que sa maladie était incurable ; et qu’il avait souhaité passer ses derniers moments au sein de sa famille. Eh bien ! répliqua Cécile, rendez-les lui aussi supportables que vous le pourrez, et revenez me trouver la semaine prochaine ; je tâcherai de vous mettre à même de gagner votre vie d’une manière moins pénible que vous ne le faites à présent. Elle s’empressa ensuite de rejoindre M. Arnott ; et après plusieurs conjectures et quelques questions qu’elle lui fit, elle l’amena enfin au point de lui avouer qu’il avait prêté à son beau-frère l’argent avec lequel il avait payé madame Hill.

Frappée de ce trait de générosité, elle l’en remercia, et l’en loua avec cette chaleur que donne aux âmes sensibles la vue d’une belle action ; et flatté des éloges de la personne qu’il aimait, et qu’il considérait le plus, M. Arnott fit dans son cœur le vœu solemnel de consacrer à la vertu, ses biens, son temps et toutes ses facultés.



Fin du premier livre.