Cécilia/3/7

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 141-145).



CHAPITRE VII.

Expédient.


Elle résolut de secourir M. Belfield malgré lui, d’engager le chirurgien qui l’avait déjà soigné de se rendre dans sa nouvelle demeure, et pour éviter les plaisanteries du jeune Delvile, et les observations de la médisance de cacher soigneusement d’où pouvaient venir ces généreux secours. Elle savait, à n’en pouvoir douter, que, quelles que fussent ses précautions, ce fier et malheureux jeune homme était extrêmement affligé de se voir ainsi découvert et poursuivi : mais sa vie lui paraissait trop précieuse pour permettre qu’il la sacrifiât à sa vanité ; et la persuasion où elle était intérieurement d’avoir été la cause de la situation dangereuse dans laquelle il se trouvait, lui faisait desirer avec autant d’inquiétude que d’impatience de lui procurer les moyens de s’en tirer. S’étant informée de la demeure du chirurgien, elle sut que c’était dans la maison où elle s’était arrêtée pour éviter la foule qui remplissait les rues, lorsqu’on conduisait des criminels à Tyburn. Alors, elle comprit le sens de ce que M. Delvile lui avait dit quand il la surprit à la porte de cette maison. Elle sentit que, l’en voyant sortir, il en avait conclu naturellement qu’elle n’y était entrée que pour demander au chirurgien des nouvelles de M. Belfield ; quoiqu’elle fût fâchée qu’on pût croire qu’elle prît un trop vif intérêt à M. Belfield, elle suivit son projet, se reposant sur la pureté de ses intentions ; elle écrivit au chirurgien, en le priant de ne se présenter chez M. Belfield que comme si le hasard l’y conduisait, et en l’assurant que ses soins seraient exactement récompensés. Elle ne voulut pas que sa lettre fût rendue par son domestique dans la crainte de se trahir elle-même ; elle eut recours à madame Hill, de laquelle elle savait pouvoir disposer ; elle se rendit aussi-tôt chez cette veuve, et lui recommanda fort de ne point laisser soupçonner d’où et de quelle part elle venait.

Madame Hill, à son retour, dit qu’elle avait trouvé le chirurgien chez lui ; et comme elle n’avait pas voulu remettre le billet à son domestique, qu’on l’avait fait entrer dans une chambre où il s’entretenait avec un monsieur, auquel, aussi-tôt qu’il l’eut lu, il dit en riant : voici encore une personne qui me fait la même prière que vous. Ce qu’il y a de certain, c’est que j’en agirai avec tous deux de la même manière. Ensuite il écrivit sa réponse qu’il cacheta, et la lui remit. Cécile s’informait plus en détail de tout ce qui s’était passé, lorsque madame Hill lui dit à demi-voix : voilà, mademoiselle, le monsieur qui était avec le chirurgien, lorsque je lui ai remis le billet. Il m’a semblé qu’il me suivait ; car, malgré tous les détours que j’ai pu faire, dès que je regardais derrière moi ; je le voyais toujours sur mes talons. Cécile se leva alors, et apperçut le jeune Delvile qui, après s’être arrêté un moment à la porte, entra dans la boutique, et demanda à voir des gants qu’on avait exposés en vue avec quelques autres marchandises. Elle fut extrêmement déconcertée par sa présence, et elle eut peine à ne pas imaginer que quelque fatalité fût attachée à sa personne, puisqu’elle était toujours sûre de le rencontrer toutes les fois qu’elle avait des raisons de chercher à l’éviter. Aussi-tôt qu’il s’apperçut qu’elle le regardait, il la salua avec le plus profond respect ; elle rougit en lui rendant son salut, et se prépara, non sans beaucoup de déplaisir, à une nouvelle attaque et à des plaisanteries semblables à celles qu’elle avait déjà essuyées de sa part ; mais dès qu’il eut fini son marché, il lui fit une seconde révérence, et sortit sans lui dire un seul mot.

Un silence aussi inattendu l’étonna, et la troubla tout-à-la-fois ; elle souhaita que madame Hill lui répétât encore tout ce qui s’était passé, et elle comprit d’après ce récit, que M. Delvile s’était lui-même chargé du soin de récompenser les soins que le chirurgien donnerait à M. Belfield.

Cette générosité, si conforme à sa propre manière de penser, lui inspira la plus parfaite estime pour ce jeune homme ; mais elle servit plutôt à augmenter qu’à diminuer la peine qu’elle ressentait en réfléchissant à ces deux rencontres ; elle ne douta pas qu’il n’en eût conclu que c’était elle qui s’était adressée au chirurgien, et qu’il n’avait suivi la messagère uniquement que pour s’assurer du fait. Elle croyait ne devoir attribuer le silence qu’il avait gardé après cette découverte, qu’à la persuasion où il était que son attachement pour M. Belfield était trop sérieux pour souffrir la moindre plaisanterie.