Cécilia/4/5

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
(2p. 204-213).



CHAPITRE V.

Agitation.


Cécile était occupée de ces réflexions, lorsqu’en rentrant chez M. Harrel, elle trouva toute la maison dans le plus grand désordre, et son tuteur dans un désespoir effrayant ; elle le suivit pour savoir la cause de tout ce mouvement. M. Harrel saisissant brusquement une de ses mains, s’écria : miss Beverley, je suis ruiné !… je suis perdu !… je suis à jamais abîmé ! Non, non, répondit Cécile, dont l’agitation égalait presque la sienne, ne vous désespérez pas, je vous en conjure. Parlez-moi plus intelligiblement. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Comment ce malheur est-il arrivé ? Mes dettes, mes créanciers ! Une seule ressource, dit-il en se frappant le front de la main, me reste ! Ne dites pas cela, monsieur. Vous en trouverez plus d’une ; prenez courage, je vous prie. Parlez plus tranquillement ; et pourvu que vous soyez par la suite plus prudent, et que vous promettiez d’avoir plus de soin de vos affaires, j’entreprendrai moi-même… Elle s’arrêta à ces mots, au milieu de ce mouvement de compassion et d’épanchement de cœur, en pensant à l’indignité de celui qui en était l’objet, et se rappelant les exhortations de M. Monckton. Quoi ! qu’entreprendrez-vous ? s’écria-t-il avec feu : je sais que vous êtes un ange. Dites-moi, que voudriez-vous entreprendre ? Je voudrais, répondit Cécile en hésitant, je voudrais parler à M. Monckton… Je voudrais consulter… Vos créanciers sont-ils donc actuellement dans la maison ? Eh ! oui ; sans-doute ; et c’est pour cela qu’il est plus que temps que j’en sorte. Et à quelle somme ces demandes peuvent-elles bien monter ? Je l’ignore !… Je n’oserais m’en informer !… À quelques mille livres peut-être… En ce cas-là, s’écria Cécile en se retirant, je ne saurais vous être d’aucun secours. Si leurs demandes sont si considérables, je ne puis rien faire.

Elle le quittait alors aussi révoltée de la situation dans laquelle il se trouvait, qu’indignée des extravagances qui l’y avaient plongé.

Arrêtez, s’écria-t-il, et écoutez-moi. Alors baissant la voix : cherchez, continua-t-il, votre malheureuse amie… Allez joindre la pauvre Priscille… Préparez-la à entendre d’horribles nouvelles. Et quoique vous m’abandonniez, ne l’abandonnez pas !

Alors, passant devant elle d’un air désespéré, il fut s’enfermer dans sa chambre.

Cécile le suivit avec frayeur, parce qu’elle crut qu’il allait se tuer : elle lui cria avec toute la force que lui laissait son saisissement, qu’elle était disposée à faire tout ce qui dépendrait d’elle pour le secourir.

À ces mots, il lui ouvrit : son visage était extrêmement pâle et défait, et il tenait un rasoir à la main. Vous m’avez arrêté, dit-il d’une voix à peine intelligible, au moment où j’avais repris assez de force pour terminer mes peines : cependant si vous êtes réellement décidée à m’aider… J’y suis décidée ! j’y suis décidée ! s’écria Cécile ; je ferai tout ce que vous voudrez. M. Harrel profitant de la faiblesse et de l’effroi de Cécile, exigea d’elle une promesse solemnelle de délivrer sur le champ sa maison de ces barbares créanciers. Je le jure, s’écria-t-elle avec énergie, et je prends le ciel à témoin de ma sincérité. — Je vois, je vois que vous êtes un ange ! et c’est en cette qualité que je vous admire et vous adore. Ah ! vous m’avez rendu la vie. Votre bonté céleste me retire de l’abîme. Allez donc, et empêchez ces malheureux de venir ici… Envoyez tout de suite chercher le juif… Il vous avancera tout l’argent que vous voudrez ; mon domestique sait où le trouver ; consultez M. Arnott ; dites un mot consolant à Priscille… Mais non, ne faites rien du tout jusqu’à ce que vous ayez débarrassé ma maison de ces maudits coquins.

Cécile, étonnée de l’engagement qu’elle venait de contracter, et d’entendre nommer le juif, le quitta sans répliquer ; elle fit chercher M. Arnott pour concerter avec lui de quelle manière on pourrait appaiser ces créanciers.

Voudriez-vous bien, monsieur, lui dit-elle dès qu’elle l’apperçut, aller trouver ces gens, et les assurer que s’ils consentent à se retirer immédiatement, tout s’arrangera, et que M. Harrel les satisfera ? ah ! mademoiselle, s’écria tristement M. Arnott. Eh ! comment ? Il n’a aucun moyen de les payer ; et je n’ai pas la faculté de le tirer de ce pas sans me ruiner entièrement. Renvoyez-les seulement, dit Cécile, et je vous serai moi-même caution que votre promesse ne sera pas vaine. Hélas ! mademoiselle, qu’allez-vous faire ? Malgré l’intérêt que je prends à M. Harrel, et le chagrin que me cause la situation de mon infortunée sœur, je ne saurais pourtant souffrir que l’on abuse de tant de générosité.

Cet avertissement ne fut pas capable d’altérer la résolution de Cécile ; elle persista, et il lui obéit avec le regret le plus marqué.

Il revint sans avoir rien pu obtenir. Dites-leur donc, monsieur, ajouta Cécile, qu’ils m’envoient leurs comptes, et que, s’il m’est possible, je les acquitterai sur le champ. Les yeux de M. Arnott se remplirent de larmes à cette déclaration, et il protesta que, plutôt que de souffrir une pareille injustice, il aimait mieux, quelles que pûssent être les conséquences pour lui, donner jusqu’à son dernier schelling. Non, répondit Cécile, témoignant d’autant plus de courage qu’elle voulait moins l’attendrir ; je n’ai point sauvé M. Harrel pour consentir à la ruine d’un homme qui vaut beaucoup mieux que lui ! Vous n’avez déjà que trop souffert. Le mal présent me regarde, et j’espère du moins qu’il ne s’étendra pas jusqu’à vous.

Informée que les dettes qu’elle avait promis d’acquitter étaient de plus de sept mille livres, elle fut interdite et même fâchée d’avoir pris un engagement qui allait absorber une somme considérable dont elle aurait pu secourir bien des malheureux ; mais les créanciers devenaient plus insolents. M. Harrel et son juif l’attendaient avec impatience ; elle se détermina à un sacrifice que la crainte d’un grand malheur l’avait déterminée à faire.

Quoique la somme fût très-considérable, elle approchait si fort de sa majorité, et il y avait si peu de risque à courir avec elle, que l’arrangement fut bientôt terminé. Le juif compta sept mille cinq cents livres ; M. Harrel remit à Cécile son obligation pour le remboursement ; les créanciers furent satisfaits, les huissiers renvoyés, et la maison reprit bientôt son air de faste et d’opulence ordinaire.

Madame Harrel qui, pendant cette scène, s’était renfermée dans sa chambre pour pleurer tout à son aise, s’empressa de joindre Cécile ; et dans le transport de sa joie et de sa reconnaissance, elle la remercia à genoux d’avoir prévenu leur ruine totale. Le vertueux M. Arnott paraissait incertain s’il devait s’en affliger ou s’en réjouir, et M. Harrel protestait que désormais il ne se conduirait que par ses seuls conseils. Cette promesse, l’espérance qu’il se réformerait, et la satisfaction qu’elle avait procurée à toute la maison, ranimèrent un peu les esprits de Cécile, qui cependant très-affectée de ce qui venait de se passer, se hâta de les quitter pour se livrer aux tristes réflexions que cet événement lui présentait. Elle s’occupa en même-temps à former un plan propre au moins à rendre son dernier sacrifice utile et durable. Le service signalé qu’elle venait de rendre, lui donnait alors un ascendant sur M. et Mme Harrel dont elle se proposa de se servir pour tâcher de prévenir un nouveau malheur, en les engageant l’un et l’autre à changer de conduite. Elle était encore occupée de toutes ces idées, lorsqu’ils voulurent l’engager à les accompagner le soir même au Panthéon.

À cette proposition, Cécile, saisie d’indignation, eut peine à concevoir qu’un homme qui avait été sur le point, dans la matinée, de voir saisir tout ce qu’il possédait, pût désirer, le soir même, participer à des amusements publics ; que celui qui, peu d’heures auparavant, allait se précipiter volontairement dans le gouffre immense de l’éternité, pût, tandis que l’instrument de destruction lui était à peine échappé de la main, chercher à oublier la situation d’où il était sorti. Elle en fut si fort choquée et irritée, que ne cherchant pas même à déguiser son mécontentement, après un moment de silence, elle refusa froidement de faire ce qu’il desirait.

M. Harrel voulut justifier cette démarche en disant, que si la malheureuse situation dans laquelle il venait de se trouver, était connue du public, c’était la seule manière d’empêcher qu’on ne la crût ; que dans cette conjoncture critique, c’était l’unique moyen de conserver le crédit dont il avait besoin pour éloigner de nouvelles demandes qui le mettraient dans l’embarras d’où elle avait eu l’humanité de l’arracher. Cécile, quoique indignée, se laissa vaincre plus par la crainte de voir renouveller une scène aussi affreuse, que par la solidité de ses raisons.


Fin du second Volume.