Cécilia/5/1

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 34-42).



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LIVRE V.


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CHAPITRE PREMIER.

Avis.


Le jeune Delvile avait paru à la fête, et s’était présenté à Cécile, avec cette politesse aisée et insignifiante que la bonne éducation donne, mais dont le cœur s’accommode peu ; il avait disparu avant le souper. Cécile avait peine à concevoir la singularité de cette conduite ; si son absence l’avait affligée, sa présence l’avait révoltée ; il l’avait visiblement évitée, tandis qu’il ne dépendait que de lui de la voir, et lorsqu’il s’était enfin cru obligé de l’aborder, il avait paru gêné, affecté, réservé. Ce changement qu’elle ne pouvait expliquer, lui fit passer une nuit pénible ; pour se distraire, elle alla chercher, le lendemain, mademoiselle Belfield, qu’elle trouva occupée à quitter son logement. Henriette lui apprit que son frère était rétabli, et qu’il voulait quitter une demeure aussi désagréable. Elle parla de ses affaires avec sa franchise ordinaire, et l’intérêt que Cécile y prenait contribua à diminuer le chagrin que les siennes lui causaient. Elles s’entretenaient, à cœur ouvert, de la vanité de M. Belfield, de ce que le bon ami de son frère voulait faire pour lui, du projet qu’il avait de le faire voyager avec un jeune seigneur, des obstacles que l’amour aveugle de madame Belfield y mettrait, par la peine qu’elle aurait à se séparer de son fils, lorsque la conversation fut interrompue par madame Belfield, qui dit elle-même familièrement qu’elle venait avouer à Cécile qu’elles avaient toutes deux eu tort de parler à son fils du billet de banque de dix livres que mademoiselle Beverley avait remis à Henriette dans sa dernière visite ; car, ajouta-t-elle, sa fierté honorerait un duc, et il ne se ressent de ses peines, qu’autant que les autres en sont instruits. Ainsi, une autre fois, il faudra prendre mieux nos précautions ; lorsque que nous lui ferons quelque bien, nous arrangerons cela entre nous, et un jour il nous en remerciera.

Cécile, qui s’apperçut que mademoiselle Belfield rougissait de cette indiscrétion, se leva pour s’en aller ; mais madame Belfield la pria de ne pas encore les quitter, et la pressa si fort de se rasseoir, qu’elle fut obligée de céder. Elle commença alors à faire l’éloge de son fils, exaltant toutes ses bonnes qualités, et louant même jusqu’à ses défauts. Elle finit par dire : mais mademoiselle, quoiqu’il sache aussi bien vivre que personne, et qu’on en fasse un si grand cas, il a été si peu entreprenant, que je n’ai pu le résoudre à se montrer, et vous remercier du présent que vous lui aviez fait. Cependant je l’en avais prié presque à genoux, la dernière fois qu’il est sorti pour prendre l’air. Malgré tout son mérite, il est modeste, et il faut l’encourager comme on encourage une jeune demoiselle.

Cécile, confondue de ce discours singulier, regarda mademoiselle Belfield pour tâcher de découvrir ce qu’elle voulait faire entendre. La première ne tarda pas à se rendre plus intelligible : que son trop de réserve n’aille pas vous faire croire qu’il soit ingrat, mademoiselle. Les personnes aussi distinguées dans le monde que vous l’êtes, doivent user de beaucoup de condescendance, avant qu’un jeune homme se sente assez de courage pour leur parler ; et quoique j’aye déjà dit et redit à mon fils, qu’un homme n’en est pas plus désagréable aux femmes, pour être un peu hardi ; il est si timide, que cette exhortation n’a produit aucun effet. Tout cela vient de ce qu’il a été élevé à l’université. Il croit en savoir plus que je ne peux lui en apprendre. J’espère, mademoiselle, que vous l’excuserez, car il ne faut attribuer sa conduite qu’à son trop de modestie.

Cécile la fixa d’un air si surpris et si fâché, que madame Belfield soupçonnant qu’elle avait été trop loin, ajouta : Je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part ce que je viens de vous dire ; car nous autres mères de famille, parlons ordinairement plus franchement que les demoiselles. Je me serais bien gardée d’en dire autant, si je n’avais pas craint que vous interprétâssiez la négligence ou la lenteur de mon fils à son désavantage, et qu’il ne vînt à la fin à perdre vos bontés, et cela uniquement pour avoir eu trop d’égards et de respect pour vous. Oh, ma chère mère ! s’écria mademoiselle Belfield, dont le visage était tout en feu, je vous prie……

De quoi s’agit-il donc ? s’écria madame Belfield ; vous êtes toute aussi craintive et réservée que votre frère ; et si nous l’étions tous autant, quand parviendrions-nous à nous entendre ? Pas de si-tôt, à ce que je crois, dit Cécile en se levant. Non, mademoiselle, s’écria madame Belfield en l’arrêtant, je vous prie, ne partez pas encore ; car j’ai beaucoup de choses à vous dire. Premièrement, mademoiselle, quel est votre sentiment relativement au projet de faire voyager mon fils chez l’étranger ? J’ignore ce que vous pouvez en penser ; quant à moi, il s’en faut peu que je n’en perde l’esprit, en voyant qu’à la fin l’on veut me l’enlever avec tant de cruauté. Je suis sûre, mademoiselle, que si vous vouliez dire un seul mot pour vous y opposer, il y renoncerait tout de suite. Moi, s’écria Cécile en se dégageant de madame Belfield ? Non, madame, il faut vous adresser à ses amis, qui connaissent mieux ses affaires que moi, et qui sont plus capables, en usant du crédit qu’ils ont sur son esprit, de l’arrêter. Voyez, s’écria madame Belfield, pouvant à peine étouffer son dépit, qu’il est difficile de réduire à la raison ces jeunes demoiselles de condition ! Quant aux autres amis de mon fils, que lui en reviendra-t-il de faire attention à ce qu’ils diront ? Qui pourrait exiger qu’il renonçât à son voyage, sans savoir comment il en sera récompensé ? C’est une affaire que vous devez arranger avec lui, répartit Cécile. Il m’est impossible de m’arrêter plus long-temps.

Cécile, dont la pitié pour la pauvre Henriette, qui rougissait de honte, l’empêchait de réprimer plus sérieusement la familiarité et l’étourderie de sa mère, se contenta, pour toute réponse, de prendre congé de la timide Henriette, en lui faisant mille amitiés. Madame Belfield ajouta encore : quant au présent, mademoiselle, dont vous avez bien voulu nous gratifier, ma fille pourra vous certifier qu’il sera employé tout entier aux besoins de mon fils. Je l’avais plutôt destiné à ceux de votre fille, reprit Cécile ; mais pourvu qu’il puisse être utile à l’un de vous, mon but sera suffisamment rempli.

Cette conversation qui fit connaître à Cécile que madame Belfield était fermement persuadée qu’elle avait de l’inclination pour son fils, lui donna beaucoup d’inquiétude ; elle craignit qu’il n’eût lui même cette idée ainsi que la sœur, et que sans la familiarité et la pétulance grossière de la mère, l’un et l’autre auraient eu soin de ne pas la manifester si-tôt. Elle se trouvait obligée par-là, malgré la pureté de ses intentions, de restreindre à leur égard une libéralité qu’elle aurait désiré pouvoir exercer dans toute son étendue. Il ne lui était même plus libre comme auparavant, de faire des visites à mademoiselle Belfield ; la prudence et le soin de sa réputation semblaient lui interdire tout commerce avec cette famille. Est-il donc si difficile, s’écriait-elle, de faire un bon usage des richesses, tandis que ceux qui en sont privés, imaginent qu’il n’est rien de si aisé que d’en disposer à propos !

On lui remit, aussi-tôt qu’elle fut rentrée chez elle, une lettre de la part de M. Marriot, jeune homme riche, simple et sans prétention, qui lui avait été présenté le jour de la fête. Cette lettre contenait une déclaration de la passion qu’elle lui avait inspirée la veille, et des plaintes amères de ce que M. Harrel avait refusé d’écouter ses propositions. Il la priait de daigner lui accorder cinq minutes d’audience, et finissait par les assurances de son respect et de son dévouement.

Cette déclaration indiscrète ne servit qu’à confirmer l’opinion qu’elle s’était déjà faite du peu de sens de celui qui en était l’auteur ; mais l’opiniâtreté de M. Harrel fut pour elle un sujet de mécontentement et de chagrin. Ennuyée cependant de faire tous les jours de nouvelles représentations à un homme que ni la raison ni la reconnaissance ne pouvaient détourner de ses projets, sa réponse fut courte ; elle refusa, avec les compliments d’usage, les offres de M. Marriot.