Cécilia/6/1

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Traduction par anonyme.
(3p. 175-187).



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LIVRE VI.


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CHAPITRE PREMIER.

Débat.


Cécile ne voulut pas quitter Londres sans voir Mlle. Belfield ; elle se fit conduire dans la rue de Portland. Elle était indécise sur le parti qu’elle prendrait vis-à-vis d’Henriette ; elle ne savait si elle devait persister dans la réserve qu’elle avait observée jusqu’alors, ou si elle chercherait à sortir tout-à-coup d’inquiétude en découvrant la vérité ; elle était dans cette indécision, lorsqu’elle arriva chez cette jeune personne : elle la trouva occupée de la lecture d’une lettre qui paraissait l’intéresser beaucoup : Cécile se persuada aisément qu’elle était de Delvile, et ses soupçons furent presque confirmés par le trouble d’Henriette et par son empressement à cacher la lettre.

Cécile, surprise et alarmée, s’arrêta sans le vouloir, à la porte ; mais Mlle Belfield ayant mis en sûreté ce qui paraissait lui être si précieux, s’avança en rougissant, et lui prenant la main, lui dit : Que vous êtes bonne, mademoiselle, de venir me chercher dans un temps où je ne savais où vous trouver, et où je craignais presque de ne jamais vous revoir ! Elle lui apprit ensuite que la première nouvelle qu’on leur avait dite dans la matinée du jour précédent, avait été la mort violente de M. Harrel avec toutes ses circonstances. J’ai été si fâchée, mademoiselle, continua-t-elle, que vous fussiez exposée à de pareils événements. Je crains que la mauvaise action de M. Harrel ne vous ait rendue malheureuse. Je vous trouve triste et mélancolique. Ah ! vous êtes trop vertueuse pour ce monde pervers. Votre libéralité et votre bon cœur empêcheront que vous y soyez jamais tranquille.

Cécile, touchée de la voir se méprendre ainsi sur la véritable cause de son inquiétude, l’embrassa et lui répondit avec beaucoup de douceur : non, charmante Henriette, c’est vous qui êtes réellement bonne, vertueuse ; j’ose croire que vous êtes heureuse ! Et ne l’êtes-vous pas, vous, mademoiselle ? s’écria Henriette. Ah ! si vous ne l’étiez pas, qui mériterait jamais de l’être ? Il me semble que j’aimerais mieux être malheureuse moi-même, que de souffrir que vous le fussiez ; car votre félicité intéresse le genre humain, et pour la mienne, qui s’embarrassera de ce que je deviendrai. Ah ! Henriette, s’écria Cécile, parlez-vous, sincèrement ? croyez-vous réellement qu’on fasse si peu cas de vous ? Je ne dis pas absolument, répondit-elle, que personne ne daigne penser à moi ; s’il ne me restait pas quelque espérance à cet égard, je désirerais la mort. Mais qu’est-ce que ce sentiment, comparé à l’amour et au respect dont ceux qui vous connaissent sont pénétrés pour vous ? Supposé, lui dit Cécile avec un sourire forcé, que je misse votre amour et votre respect à l’épreuve, croyez-vous qu’ils pussent la soutenir ? Oui, réellement, je le crois. J’ai souhaité mille et mille fois de pouvoir vous prouver mon attachement, et vous montrer que si je vous aime, ce n’est pas à cause de votre naissance, du rang que vous tenez dans le monde, et de la faculté que vous avez de me faire du bien ; mais parce que vous êtes si bonne, si douce, si tendre pour les malheureux, et si honnête avec tout le monde ! arrêtez, arrêtez, s’écria Cécile ; laissez moi essayer si vous répondrez franchement et sincèrement à ce que je me propose de vous demander. Oh ! oui, s’écria-t-elle vivement, fût-ce même le secret le plus cher que j’eusse au monde. Il n’est rien que je voulusse vous taire ; je vous ouvrirai mon cœur, et je m’estimerai heureuse que vous le permettiez ; car je suis sûre que, si vous ne vous intéressiez pas un peu à moi, vous ne prendriez pas la peine de m’écouter.

Vous êtes, en vérité, une aimable personne, dit Cécile ; chaque fois que je vous vois, il me semble que je vous aime davantage. Je ne voudrais pas vous faire la moindre peine… Et peut-être votre confidence… Je ne sais pas réellement si j’ai droit ou raison de l’exiger… Ici elle s’arrêta très-embarrassée ; et tandis qu’Henriette attendait qu’elle la questionnât de nouveau, elles furent interrompues par l’arrivée de madame Belfield. Mon enfant, s’écria-t-elle, en s’adressant à sa fille, vous auriez bien dû m’avertir plutôt que mademoiselle était ici, sachant combien je souhaitais trouver l’occasion de l’entretenir. Vous descendez sous prétexte de voir votre frère, et puis vous ne revenez plus de toute la matinée ; vous vous amusez à je ne sais quoi. Se tournant ensuite vers Cécile : mademoiselle, continua-t-elle, j’ai été très-inquiète du petit accident qui est arrivé la dernière fois que je vous ai vue ; car je pensais, et certainement personne ne me persuadera le contraire, qu’il était assez singulier qu’une jeune demoiselle, telle que vous, vînt si souvent visiter Henriette, sans qu’il y eût quelque motif pour cela, sur-tout lorsqu’il est certain qu’il n’y a pas plus de comparaison entre elle et mon fils, qu’entre les deux choses du monde qui ont le moins de rapport. Cependant, s’il en est ainsi, j’y consens, et je n’en parlerai plus : pour lui, il le croit aussi facilement que s’il était le dernier et le plus mal fait des hommes.

Il y a si long-tems, madame, lui répondit Cécile, qu’il n’est plus question de cela, que je suis fâchée de vous voir prendre la peine de vous en occuper de nouveau. — Oh ! mademoiselle, je n’en parle seulement que dans le dessein de vous faire les excuses convenables ; car j’ai entièrement renoncé à m’en occuper davantage, quoiqu’il soit certain que ce que je pensais je le pense encore. Quant à mon fils, il a si bien pris le dessus, que lorsque je veux lui dire quelque chose, c’est tout comme si je me taisais, et je ferais aussi bien. Ce n’est pas cependant que je pense à le blâmer : ainsi, mademoiselle, je vous prie que ceci ne tourne pas à son préjudice.

Henriette, pendant ce discours, était extrêmement confuse, craignant que la grossièreté de sa mère ne fît encore partir Cécile de mauvaise humeur. Celle-ci s’étant apperçue de son inquiétude, et plus charmée que jamais de son caractère, de sa franchise et de sa simplicité, voulut lui sauver cette peine en écoutant tranquillement ces propos ridicules, et s’en allant ensuite sans témoigner le moindre mécontentement, quoique très-piquée, et jugeant, par les insinuations qu’elle avait soin de mêler continuellement à ses plaintes, que madame Belfield était toujours persuadée que la timidité de son fils était le seul obstacle qui l’empêchât de se prévaloir de l’inclination qu’elle supposait que Cécile avait pour lui.

Cécile, à qui cette conversation ne pouvait plaire, voulut se retirer ; madame Belfield la pria alors de vouloir bien venir prendre, un jour, le thé avec elle, l’assurant que son fils serait charmé de s’y trouver ; Cécile répondit froidement qu’elle quittait la ville le lendemain, et qu’elle n’aurait de long-temps le plaisir de revoir mademoiselle Belfield.

L’aimable Henriette, les yeux baignés de larmes, l’accompagna jusqu’à sa chaise ; mais elle ne la suivit pas seule, sa mère en fit autant, regrettant à haute voix la malheureuse absence de son fils.

Cécile arriva très-inquiète chez madame Delvile, la lettre qu’elle avait vue entre les mains d’Henriette, semblait confirmer ses premiers soupçons, puisque, si elle n’était pas d’une personne qui lui fût extrêmement chère, elle n’en aurait pas témoigné tant de satisfaction, et elle ne l’aurait pas cachée, si sa passion n’eût été secrette. Quelle apparence qu’un autre que Delvile l’eût écrite ? elle ne pouvait pas en aimer deux. L’ingénuité de son caractère ne lui permettait pas de cacher que Delvile l’était tendrement. Pourquoi lui aurait-il écrit ? que pouvait-il prétendre ? Elle avait plus de peine qu’auparavant à croire qu’il en fût amoureux, puisque la conduite qu’il avait tenue en dernier lieu avec elle, quoiqu’embarrassée, démontrait au moins un penchant qui ne pouvait s’accorder avec la passion qu’il aurait eue pour miss Belfield. Que devait-elle donc en conclure ? qu’il l’avait trompée, uniquement par vanité. Et s’il en est ainsi, s’écria-t-elle, s’il cache tant de noirceur et de bassesse sous des dehors si nobles ; si la vanité ou l’ambition seule l’engage à me rendre des soins, avertie comme je le suis, me laisserais-je éblouir facilement, deviendrais-je aussi sa dupe ? Non, il faut que j’aye des preuves plus convaincantes de la droiture de sa conduite, avant que je lui accorde la moindre confiance ; je chercherai à découvrir quelles peuvent avoir été ses vues en s’adressant à moi, et je vengerai les droits de l’innocence trahie, si je découvre qu’il en ait abusé. Sa fausseté me faisant oublier ses belles qualités, je me détacherai de lui pour toujours. Telles étaient les réflexions qui diminuaient la satisfaction qu’elle se promettait depuis si long-tems de son changement d’habitation ; elle ne se trouvait guères plus heureuse chez M. Delvile, qu’elle ne l’avait été chez M. Harrel. Elle dîna encore seule avec M. et Mme Delvile, ne vit point leur fils de toute la journée ; et dans l’incertitude où elle se trouvait sur son compte, à peine regretta-t-elle son absence.

M. Delvile lui apprit qu’il avait reçu dans la matinée deux visites à son sujet, de deux personnes qui aspiraient à sa main, qui se prétendaient l’un et l’autre autorisés par M. Harrel à lui rendre des soins. Il lui nomma le chevalier Floyer et M. Marriot. Je crois, dit Cécile, qu’ils ont peu de raison de se louer de M. Harrel ; au reste, leur conduite, à mon égard, n’a pas été sensée, toutes les fois qu’on s’est adressé à moi, je me suis expliquée clairement ; après cela, si les expédients auxquels ils ont eu recours n’ont pas réussi, je ne vois pas que cela soit fort extraordinaire ; ils ont tort de s’en plaindre. Je leur ai répondu, dit M. Delvile, que puisque vous demeuriez chez moi, je ne pouvais refuser de recevoir leurs propositions ; que l’alliance qu’ils proposaient l’un et l’autre me paraissait honorable ; mais qu’ils ne devaient point s’attendre que je secondasse leurs prétentions ; que si une pareille démarche n’avait rien eu d’humiliant pour M. Harrel, il n’en était pas de même pour moi, et qu’elle me paraîtrait tout-à-fait déplacée.

Rien de plus certain, répartit Cécile, et permettez, monsieur, que je vous supplie, s’ils s’adressent encore à vous, de vouloir bien les dissuader de répéter leurs visites, et les assurer que, loin d’avoir cherché à les tenir dans l’incertitude, j’ai fait tout ce qui convenait pour leur faire connaître que ma résolution a toujours été la même et ne variera jamais.

Je suis enchantée, dit madame Delvile, de voir autant d’esprit que de discernement dans une jeune personne contre laquelle on emploie toutes sortes de ruses. La fortune et l’indépendance n’ont jamais été plus sûrement placées que chez miss Beverley ; et je suis persuadée que lorsqu’elle aura fait un choix, il fera autant d’honneur à son cœur, que la difficulté qu’elle a eue à se décider en fait à son jugement. M. Delvile lui demanda ensuite si elle avait quelqu’un en vue pour remplacer M. Harrel. Non, répondit-elle ; et à moins que cela ne soit absolument nécessaire, je ne le remplacerai point. Il est aisé de croire, ajouta madame Delvile, que vos intérêts n’ont point souffert de sa mort ; car j’ai ouï parler de sa prodigalité et de ses extravagances ; et c’est avec bien de la satisfaction que j’ai vu comment sa belle pupille, par une prudence, une sagacité peu communes, a évité les mauvaises affaires dans lesquelles toute autre qu’elle aurait peut-être perdu la meilleure partie de sa fortune.

Cécile, peu flattée d’un compliment qu’elle ne méritait pas, était trop timide pour oser faire l’aveu qu’elle avait projetté : elle comprit qu’il ne servirait qu’à lui attirer des reproches, et résolut de ne rien découvrir que lorsqu’il serait question de quelque établissement qui rendrait une explication nécessaire. Elle gémissait cependant qu’un acte aussi désintéressé de sa part, que son cœur généreux lui avait présenté comme indispensable, parût maintenant être une imprudence si étrange, qu’elle n’osât pas en faire l’aveu.