Cécilia/6/10

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 111-122).



CHAPITRE X.

Persécution.


Cécile resta dans ce lieu sauvage et solitaire, heureuse au moins d’y être en liberté jusqu’au moment où la cloche du dîner l’obligea à reprendre le chemin du château. Elle passa le reste du jour et les deux suivants dans la plus pénible contrainte : craignant de se trouver un instant seule, et voulant éviter que sa douleur n’éclatât par des larmes, consolation qui, toute triste qu’elle était, lui paraissait trop dangereuse pour s’y livrer. Toute la gaité de milady Pemberton fut incapable de la distraire ; les bontés même de madame Delvile, qu’elle regardait comme un effet de sa pitié, lui causaient moins de plaisir que de mortification. Le troisième jour, on reçut des lettres de Bristol ; mais elles ne contenaient rien de consolant. Quoique celle de Mortimer n’annonçât rien de fâcheux, son père marquait que la fièvre semblait menacer de revenir.

Madame Delvile était dans la plus grande inquiétude ; et le rôle de Cécile, qui était de paraître tranquille, devenait de plus en plus difficile. Les efforts de mylord Ernolf pour l’obliger étaient aussi infructueux pour lui, qu’ils étaient fatiguants pour elle. Milady Pemberton était la seule personne de la compagnie capable de trouver et de procurer quelque légère diversion. Tant que mylord Derfort restait, elle avait au moins quelqu’un, sur le compte duquel elle pouvait s’égayer, et toutes les fois que Cécile rougissait et paraissait embarrassée, elle devenait l’objet de ses malices ordinaires.

C’est ainsi que s’écoula une semaine entière, pendant laquelle les nouvelles de Bristol étant tous les jours moins rassurantes, madame Delvile témoigna un grand desir d’entreprendre elle-même ce voyage, et proposa, moitié en riant et moitié sérieusement, que toute la compagnie y vînt avec elle.

Le temps que milady Pemberton s’était proposé de passer au château était déjà expiré, et son père devait l’envoyer chercher au premier jour. Madame Delvile écrivit à son mari qu’elle ne tarderait pas à s’y rendre avec les deux lords, qui ne voulurent point qu’elle y allât seule, et assurèrent qu’ils étaient résolus à l’y accompagner.

Cécile se trouvait alors dans la situation la plus embarrassante ; elle savait que rester au château, c’était en éloigner Delvile ; aller avec sa mère à Bristol, c’était le forcer à la voir. Sa fierté et sa prudence lui interdisaient également ce dernier parti ; et madame Delvile même paraissait évidemment desirer qu’elle ne le prît pas, puisque toutes les fois qu’il était question de ce voyage, ce n’était jamais à elle qu’elle adressait la parole. Tout ce qu’elle put imaginer pour se tirer d’une position si pénible, fut de demander la permission de faire incessamment une visite à son ancienne amie de la province de Suffolk, madame Charlton.

Cette résolution une fois prise, elle s’adressa à madame Delvile : J’ai, lui dit-elle, une ancienne amie que je n’ai pas vue depuis plusieurs mois ; et comme ma santé n’exige point que je fasse le voyage de Bristol… si vous daigniez me faire la grace de communiquer mes intentions à monsieur Delvile, je crois que je pourrais profiter de l’occasion présente pour me rendre chez madame Charlton. Madame Delvile l’ayant regardée quelque temps sans parler, l’embrassa tendrement et s’écria : Charmante Cécile, vous êtes telle que je vous ai toujours crue, bonne, sage, discrète et sensible… Comment consentir à se séparer de vous. J’avoue que cela me paraît bien difficile… Mais vous ferez tout ce que vous jugerez à propos, et je suis sûre que tout ce que vous ferez sera bien ; vous en êtes absolument la maîtresse, je ne m’opposerai jamais à vos volontés. Cécile rougit et la remercia ; elle ne vit que trop clairement que madame Delvile pénétrait les raisons qui la portaient à prendre ce parti : elle se hâta donc d’écrire à madame Charlton, et de la prévenir de son arrivée.

M. Delvile, observant à l’ordinaire les formes et tout l’appareil qu’il mettait aux plus petites choses, envoya son consentement en bonne et due forme. Les préparatifs de son voyage pour la province de Suffolk causèrent à mylord Hernolf autant de surprise que de chagrin, et madame Delvile elle-même voulut alors parler à Cécile au sujet des prétentions de ce seigneur. — Dites-moi, miss Beverley, en peu de mots et franchement votre façon de penser sur le compte de mylord Derfort. — Je m’en occupe si peu, madame, répondit-elle, que je ne saurais que trop vous en dire : il ne me paraît pourtant pas qu’on ait rien à lui reprocher. Il est vrai, et je dois l’avouer, qu’il est du nombre de ces gens que j’oublierais le plus facilement d’avoir jamais vus. Ma façon de penser est si semblable à la vôtre, s’écria madame Delvile, qu’il m’est impossible de prendre son parti, quoique mylord Ernolf m’en ait fortement priée ; et je croirais faire tort à votre jugement, si j’entreprenais de solliciter votre consentement pour une pareille alliance.

Cécile fut très-satisfaite de l’espèce d’approbation que madame Delvile donnait à son refus ; mais cette dame ajouta : Il y a cependant une raison qui pourrait faire desirer ce mariage ; il est vrai que c’est la seule. — Quelle est-elle, madame ? — Son titre. — Et pourquoi cela ? Mon ambition ne me porte point à rien desirer de pareil. Non, ma chère dit madame Delvile en souriant ; je ne prétends point qu’il ait rien de bien flatteur pour votre vanité ; il ne le serait que pour la sienne, puisqu’un titre, en prenant la place d’un nom de famille, éloignerait la seule objection qu’on oserait former contre un mariage avec miss Beverley. Cécile, qui ne la comprit que trop bien, retint un soupir prêt à lui échapper, et mit la conversation sur un autre sujet.

Un jour lui suffit pour ses préparatifs ; et comme elle se proposait de partir le lendemain de bonne heure, elle prit congé dès la veille de milady Pemberton, de mylord Derfort et de son fils. Madame Delvile la suivit dans son appartement. Elle lui témoigna de la manière la plus tendre et la plus flatteuse le regret qu’elle avait de la perdre ; mais sans parler de son retour, ni la questionner sur le temps qu’elle comptait séjourner, elle la pria de lui donner souvent de ses nouvelles, et l’assura, qu’après sa propre famille, elle était la personne du monde dont elle faisait le plus de cas. Elles restèrent ensemble si long-temps, qu’il était presque jour quand elles se séparèrent ; alors madame Delvile se levant, voyez, lui dit-elle, avec quelle peine je vous quitte ; il n’y avait qu’un intérêt aussi cher que celui qui m’appèle, qui pût m’engager à consentir à votre absence, ne fût-ce que pour une heure : mais la vie est semée de peines et de chagrin ; les souffrir patiemment, ou s’en laisser abattre, est tout ce qui distingue la force et le courage, de la faiblesse et de la pusillanimité. J’ose hasarder ces réflexions avec vous. Si j’en disais autant à la plupart des personnes de votre âge, on m’accuserait de pédanterie. Vous êtes trop bonne, répondit Cécile en s’efforçant de cacher son trouble ; et si vous me faites réellement l’honneur de penser aussi avantageusement sur mon compte, je ferai en sorte de mériter toujours les mêmes éloges. Ah, ma chère ! s’écria madame Delvile avec chaleur, si ma façon de penser sur votre compte décidait du temps que nous resterions ensemble, nous ne nous séparerions jamais. Mais quel droit puis-je avoir à jouir à la fois seule de deux si grands biens ! La mère de Mortimer Delvile ne doit pas se plaindre ; il n’y a que celle de miss Beverley qui pût s’estimer aussi fortunée qu’elle.

Vous voulez absolument, madame, dit Cécile en feignant de sourire, me rendre digne de votre estime, puisque vous m’offrez par vos éloges le motif le plus flatteur pour les mériter. Elle la pria ensuite de présenter ses respects à M. Delvile, et ajouta d’une voix émue : Vous trouverez, j’espère, tout le monde à Bristol beaucoup mieux que vous ne vous y attendez.

Je m’en flatte, repartit-elle ; j’espère aussi que vous trouverez madame Charlton en bonne santé, heureuse, et telle que vous l’avez laissée ; mais qu’elle ne m’efface pas de votre souvenir, et n’imaginez jamais que parce qu’elle vous a connue avant moi, elle vous aime davantage. Je doute qu’elle puisse avoir des raisons de vous être aussi tendrement attachée que je le suis. Ah ! madame, s’écria Cécile, ses yeux se remplissant de larmes, séparons-nous ; que deviendra cette force d’esprit, que vous attendez de moi, si je vous écoute plus long-temps ! Vous avez raison, ma chère amie, reprit madame Delvile, trop de tendresse amollit le courage. Après quoi, l’embrassant affectueusement : Adieu, s’écria-t-elle, charmante Cécile, douce, vertueuse et aimable créature, adieu !… Vous emportez avec vous mes regrets, mon amour, mon estime, mes vœux les plus sincères, et, dois-je vous le dire ! oui, généreuse fille, ma plus vive reconnaissance ! Elle prononça à peine ce dernier mot, l’embrassa encore, et se hâta de la quitter.

Cécile, surprise, satisfaite, mais extrêmement émue, fut assez long-temps sans avoir la force de se mettre au lit. Elle voyait dans toute la conduite de madame Delvile, des preuves de la plus parfaite estime, qui la portait à favoriser le mariage même qu’elle se croyait obligée de traverser ; elle voyait aussi que c’était avec la plus grande difficulté qu’elle conservait la fermeté nécessaire pour persister dans son opposition. Cécile était sur-tout frappée qu’elle eût employé d’une manière si expressive le mot de reconnaissance. De quoi serait-elle reconnaissante, disait-elle ? qu’ai-je fait, ou que pouvais-je faire ? Elle se trompe beaucoup, si elle suppose que son fils se soit conduit par mes conseils ; mon crédit sur son esprit est bien faible ; et me fût-il tout-à-fait indifférent, il ne serait pas plus maître de lui-même, qu’il ne l’est actuellement. Tous mes efforts se sont bornés à dissimuler mon mécontentement ; et peut-être ne pense-t-elle si avantageusement de moi, que parce qu’elle suppose que son fils n’est redevable de sa fermeté et de son courage qu’à ma prudence et à ma circonspection. Ah, elle le connaît peu ! S’il pénétrait actuellement mes sentiments !… s’il voyait toute ma faiblesse, toute ma prévention pour lui, il redoublerait de vigilance pour m’éviter et m’oublier. Moins il m’estimerait, et plus cette tâche serait facile. Étrange attachement à un préjugé invincible ! Il préférera le sacrifice de sa vie à celui de son nom ; et encore quel serait le sacrifice de cette prétendue grandeur, et tandis que ses tourments et ses combats intérieurs le menacent d’une mort prochaine, il dédaigne une alliance à laquelle il ne trouve qu’un seul et faible obstacle, qui peut être levé si aisément. Ces réflexions, le peu d’espoir qu’elle avait de revenir au château de Delvile, l’empêchèrent de fermer les yeux. Elle se leva à cinq heures, extrêmement accablée. En traversant une longue galerie qui conduisait au grand escalier, et passant devant la porte de l’appartement de Mortimer, l’idée de sa mauvaise santé, du long voyage qu’il se proposait d’entreprendre, et la crainte qu’elle ne le reverrait jamais, l’affectèrent au point qu’à peine eut-elle la force d’avancer sans s’arrêter, pour pleurer et prier pour lui. Environnée cependant de domestiques, et forcée de gagner sa voiture, elle y monta rapidement, s’y enfonça, mit son chapeau sur ses yeux, et fut persuadée, au moment où les chevaux partirent, que tout espoir de bonheur lui était enlevé pour jamais.



Fin du sixième livre.