Cécilia/7/2

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (4p. 142-156).




CHAPITRE II.

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Huit jours s’étaient à peine écoulés depuis l’arrivée de Cécile, lorsque travaillant auprès de madame Charlton dans son cabinet de toilette, sa femme-de-chambre entra précipitamment, et avec un souris qui paraissait présager de bonnes nouvelles, lui dit : mon dieu, mademoiselle, voici Fidèle ! Et ce chien qui la suivait courut à Cécile avec toutes les démonstrations de la joie. — Juste ciel ! s’écria-t-elle. Qui est-ce qui l’a amené ? D’où vient-il ? — Un paysan l’a conduit ici, mademoiselle ; mais il s’est contenté de le remettre, et n’a pas voulu s’arrêter une minute. — Qui a-t-il demandé ? Qui l’a vu ? Qu’a-t-il dit ? — Il a vu Rodolphe, mademoiselle. On fit donc venir Rodolphe, et on lui répéta les mêmes questions. Mademoiselle, dit-il, je ne connais point cet homme ; c’est la première fois de ma vie que je l’ai vu ; il m’a seulement prié d’avoir soin de ne remettre ce chien qu’à vous, assurant que vous ne tarderiez pas à recevoir une lettre à ce sujet. Ensuite il s’est en allé ; je voulais qu’il attendît que je vous eusse prévenue, mais il s’est retiré à toutes jambes.

Cécile étonnée de ce récit, ne savait ce qu’elle devait en penser. Quant à madame Charlton, dès que les domestiques se furent retirés, elle demanda à qui le chien avait appartenu, soupçonnant par l’extrême agitation qu’elle appercevait chez Cécile, qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire et d’intéressant attaché à l’envoi de cet animal. — Il aurait été inutile de vouloir rien déguiser ; la confusion, la surprise de Cécile ne le lui permettaient pas. Après s’être échappée, et être revenue à plusieurs reprises, elle ne put se dispenser d’en venir à quelques éclaircissements relativement à Delvile, la manière dont il l’avait quittée, et ses motifs. Toutes ces circonstances se trouvaient tellement liées avec l’histoire de Fidèle, qu’il était impossible qu’elle rendît compte de l’une sans faire mention des autres.

Le ton ému de Cécile, la manière dont elle fit cet aveu, découvrirent bientôt à madame Charlton tout ce qu’elle lui avait caché jusqu’alors ; sa passion et les contre-temps qu’elle avait éprouvés intéressèrent vivement cette véritable amie ; elle avait toujours pensé qu’aucun mortel ne pouvait connaître Cécile sans l’aimer, et que si elle n’était pas encore mariée, la difficulté qu’elle avait eue à se décider en était la seule cause. Quel ne fut pas son étonnement, en apprenant qu’il y avait un homme capable de résister aux charmes de la beauté, unis à la douceur, aux talents, et à la fortune ! Elle le détestait, elle le plaignait, en se persuadant que l’extrême froideur de Cécile avait été la véritable cause de son éloignement.

Cécile était dans le plus grand embarras, ne sachant quelles conjectures former au sujet de l’envoi de ce chien ; elle savait que Delvile avait souhaité qu’il le suivît à Bristol ; sa mère, toujours empressée à l’obliger, aurait moins voulu alors que jamais en négliger l’occasion. Elle ne pouvait donc pas douter qu’elle ne le lui eût envoyé ; et c’était, suivant toutes les apparences, de Bristol qu’il venait. Était-il probable que Delvile eût osé prendre la liberté de lui faire ce présent ? Il n’y avait que très-peu de temps qu’il l’avait exhortée à l’oublier, et il aurait été singulier qu’il lui eût envoyé un animal si propre à lui rappeler son souvenir. Quelle pouvait être la lettre qu’on lui avait annoncée ? D’où et de qui devait-elle venir ? Tout ce qu’elle pouvait supposer avec une apparence de vraisemblance, était que ce serait un tour de milady Pemberton, qui aurait persuadé à Delvile de lui envoyer ce chien, en l’assurant peut-être qu’elle l’avait demandé.

Cette idée toute singulière qu’elle était la révolta d’abord, et lui fit naître celle de le renvoyer tout de suite au château ; mais espérant que la lettre qu’on lui avait annoncée contiendrait quelque explication, elle résolut, avant de prendre aucun parti, de l’attendre, ou d’avoir des nouvelles de madame Delvile : elles s’étaient déjà instruites de l’heureuse issue de leurs voyages, et elle s’attendait dans peu à recevoir une nouvelle lettre, bien convaincue, par toute la conduite de madame Delvile, que celle-ci n’avait aucun désir qu’elle revînt habiter son château, et que rien ne s’opposait à ce qu’elle passât le reste de sa minorité chez madame Charlton.

Cependant les jours s’écoulaient, et elle ne recevait pas le moindre éclaircissement, point de lettre. Elle conclut qu’on l’avait trompée en la lui annonçant, et elle se repentit d’avoir ajouté foi à cette promesse. Le silence de M. Delvile lui donnait des inquiétudes sur la santé de son fils ; et l’incertitude sur la manière dont elle devait se conduire, la tenait dans une continuelle irrésolution. Elle tâcha vainement de se comporter comme si cet événement n’eût point eu lieu ; mais son esprit n’était pas dans son assiette ordinaire. Toutes les fois qu’elle travaillait ou qu’elle lisait, la vue de Fidèle, toujours à ses côtés, détournait son attention : il en était de même lorsqu’elle se promenait ; Fidèle ne manquait jamais de la suivre, et lui rappelait la lettre qu’elle attendait, et qu’elle croyait devoir trouver à son retour chez madame Charlton.

Les gentilshommes de la province, qui pendant la vie du doyen avaient recherché Cécile, continuèrent à lui rendre leurs hommages, et renouvelèrent leurs empressements, mais les choses ne pouvaient pas aller bien loin. M. Biddulp fut de ce nombre ; néanmoins Cécile, sans s’en appercevoir, lui témoignait plus d’égards qu’à tous les autres, parce qu’elle savait qu’il était l’ami de Delvile. Après s’être entretenu en général de toutes les personnes qui composaient la maison qu’elle venait de quitter, il s’informa plus particulièrement de son ami, et ajouta : Je suis en vérité, bien affligé de voir, par tout ce que j’apprends de lui, que sa santé soit aussi mauvaise. Cette réflexion réveilla toutes ses craintes ; et plus le silence de madame Delvile, qui n’écrivait pas, devenait alarmant, plus son attachement pour Fidèle augmentait.

Cécile allait entrer dans sa majorité ; elle était occupée des arrangements que son établissement exigeait. Elle se proposait de prendre possession d’une grande maison qui avait appartenu à son oncle, et qui n’était éloignée que de trois milles de celle de madame Charlton. Elle donna ses ordres pour qu’on la réparât ; elle recevait dans cet intervalle les plaintes de ses fermiers, leur promettait d’y avoir égard, et de leur faire du bien. Elle commença à se conduire, comme on a droit de l’attendre d’un vrai père de famille.

Dans ce même temps, on lui apporta une lettre de madame Delvile, qui lui faisait des excuses de ce qu’elle avait tardé si long-temps à lui écrire ; ajoutant qu’elle en avait été empêchée par plusieurs embarras domestiques, qui ne l’étonneraient point, quand elle saurait que Mortimer persistait à vouloir sortir du royaume, et voyager chez l’étranger. Ils étaient tous actuellement de retour au château de Delvile ; elle ne lui disait pas un mot de la santé de son fils, ni de ses regrets ; le reste de sa lettre ne contenait que les nouvelles publiques, et des assurances d’amitié ; elle avait cependant ajouté par apostille : Nous avons perdu notre pauvre Fidèle. Cécile méditait sur le contenu de cette lettre, qui augmentait encore son embarras à se décider sur ce qu’elle devait faire, quand à son grand étonnement, on annonça milady Honora Pemberton. Elle pria aussi-tôt une des demoiselles Charlton d’emmener Fidèle, craignant que si milady ne l’avait pas envoyé elle-même, elle n’eût à essuyer beaucoup de plaisanteries.

Milady, qui était accompagnée de sa gouvernante, lui fit l’histoire succincte de son départ du château de Delvile, et lui dit qu’elle était actuellement en chemin avec son père pour se rendre dans la province de Norfolk, où ils allaient passer quelque temps chez un seigneur de leur connaissance ; qu’il lui avait permis de le laisser à l’auberge où ils avaient couché, et de venir jusqu’à Bury lui faire une petite visite. C’est pourquoi, dit-elle, je ne puis rester qu’une demi-heure avec vous : ainsi rendez-moi compte, aussi vîte qu’il vous sera possible, de tout ce qui vous concerne. Quel compte voulez-vous, milady, que je vous rende ? — Mais, d’abord des gens avec lesquels vous vivez ici, de ceux que vous voyez ; enfin de tout ce que vous faites. — Eh bien, je vous dirai que je vis chez madame Charlton. Quant à mes connaissances, j’ai au moins ses deux petites filles, madame et mademoiselle… Bon, bon ! dit milady en l’interrompant, il est bien question de pareilles connaissances ! Vous allez, sans doute, encore me nommer le curé, sa femme, leurs trois filles, toutes leurs tantes et toutes leurs cousines. J’abhorre ces sortes de gens. Ce que je veux savoir, c’est qui sont vos intimes amis, et si vous faites ici d’aussi longues promenades que celles que vous faisiez au château, et qui est-ce qui vous accompagne. Ensuite, la regardant malignement, elle ajouta : J’imagine qu’un joli petit chien serait bien à sa place dans un pays comme celui-ci… Ah ! miss Beverley ! je vois que vous avez conservé votre ancienne habitude de rougir. Milady se contenta, pendant quelque temps, de rire et de plaisanter ; mais lorsqu’elle eut épuisé tout ce qui pouvait se dire à ce sujet, elle lui avoua franchement que c’était elle qui l’avait fait voler secrètement, et le lui avait envoyé par un paysan.

Vous savez, continua-t-elle, que j’avais de la rancune contre vous, pour avoir eu la méchanceté de vous sauver après que j’avais envoyé chercher Mortimer pour qu’il vînt vous consoler, et prendre congé. — Rêvez-vous, milady ? Quand vous ai-je envoyé ?… Écoutez donc ; n’aviez-vous pas l’air de le souhaiter, et n’était-ce pas la même chose que si vous m’en aviez priée ? Mais vraiment, cela me fit paraître tout-à-fait ridicule après l’avoir obligé de venir avec moi, et l’avoir assuré que vous l’attendiez… Ne plus vous retrouver, et ne point savoir ce que vous étiez devenue ! Il a cru que tout cela n’était qu’une invention de ma part. — Et ne l’était-ce pas réellement ? — Qu’importe ? je voulais qu’il crût que vous m’aviez envoyée ; car sans cela j’étais bien sûre qu’il ne viendrait pas. — Vous êtes certainement trop bonne. Eh bien, supposons que je fusse parvenue à vous faire rencontrer ; quel mal en serait-il arrivé ? Cela n’aurait servi qu’à vous donner à l’un et à l’autre une idée des effets d’un accès de fièvre ; car vous auriez d’abord commencé par avoir chaud, ensuite froid ; après quoi vous seriez devenue rouge, et puis vous auriez été pâle, vous auriez paru rire du tour que je vous aurais joué ; et voilà à quoi tout cela aurait abouti.

Cette façon d’arranger la chose est on ne peut pas plus naturelle, s’écria Cécile en riant : il faut cependant que vous preniez votre parti d’avouer le vol ; car vous ne sauriez exiger en conscience que je m’en charge. Vous êtes bien ingrate, à ce que je vois, dit milady, après toutes les peines, toutes les ruses et toute la dépense auxquelles j’ai été forcée pour vous obliger ; tandis que pendant ce temps, le pauvre Mortimer a donné dans toutes les gazettes le signalement de son chien favori, et l’a fait crier dans tous les bourgs du royaume. Cécile qui n’avait pas oublié ce que madame Delvile lui avait assuré de son étourderie, ne répondit rien. — Ah ! si vous aviez vu, continua-t-elle, la figure niaise de Mortimer, lorsque je lui ai dit que vous mouriez d’envie de le voir avant son départ ! Il a rougi… précisément comme vous rougissez actuellement… Vous vous ressemblez furieusement, bonnes gens. Je crains donc, cria Cécile peu fâchée de cette observation, que vous n’aimiez jamais ni l’un ni l’autre. — Oh ! pardonnez-moi ; personne au monde n’aime autant que moi les gens singuliers. Les gens singuliers ! Et en quoi le sommes nous ? — En mille choses. Vous savez que vous êtes si bonne, si sérieuse et si circonspecte ! Comment ? Mais, oui, vous ne vous moquez jamais des vieilles gens, vous ne vous emportez point contre vos domestiques ; vous ne tournez personne en ridicule ; vous êtes si polie avec les plus plats originaux, qu’on croirait que vous en êtes enchantée. Et à propos d’originaux, je n’ai pu tirer aucun parti de mylord Derfort ; il a prétendu qu’il voyait bien que je plaisantais ; il n’a plus fait attention à ce que j’ai pu lui dire. Je suis pourtant bien sûre qu’il a été redevable de cette découverte à son père ; car sans lui il n’aurait jamais eu l’esprit de s’en appercevoir. Cécile alors la pria très-sérieusement de vouloir bien renvoyer le chien en convenant que c’était elle qui l’avait fait enlever ; elle lui fit connaître de la manière la plus forte, les conséquences fâcheuses que pourrait avoir une pareille étourderie.

Fort bien ! s’écria-t-elle en se levant, tout cela est très-vrai ; malheureusement je n’ai pas le temps à présent d’en entendre davantage ; d’ailleurs, ce serait anticiper sur la première leçon de madame Delvile : vous parlez si parfaitement le même langage qu’elle, que ce n’est pas sans beaucoup de peine que je parviens à distinguer les réprimandes de l’une d’avec celles de l’autre. Elle partit après cela précipitamment, en protestant qu’elle n’avait déjà que trop mis à l’épreuve la patience de son père, et que si elle tardait encore une minute, il ne manquerait pas d’envoyer une demi-douzaine d’exprès pour s’informer si elle avait pris la route d’Écosse ou celle de Flandre.

Cette visite fut cependant agréable et consolante pour Cécile, qui se trouva délivrée de son incertitude, et vit avec plaisir que Delvile ne lui avait point fait ce présent, qui, venant de sa part, aurait été aussi humiliant que déplacé. Elle se reprochait de ne l’avoir pas renvoyé sur le champ au château. Pour réparer cette faute le mieux qu’il lui serait possible, elle résolut de faire partir son laquais, et de lui donner une lettre pour madame Delvile, par laquelle elle l’informerait de ce qui était arrivé. Elle crut ne devoir pas se faire un scrupule de lui apprendre la part que milady Pemberton avait eue dans toute cette affaire, puisqu’elle s’exposerait sans cela aux soupçons les plus fâcheux, et que cette jeune étourdie ne lui saurait pas le moindre gré de sa discrétion.

Lorsqu’elle communiqua ces petits événements à madame Charlton, cette vieille amie, connaissant son attachement pour Fidèle, lui conseilla d’attendre encore quelque temps avant de s’en séparer, et de se contenter de faire savoir à madame Delvile où il était, et ce que milady Pemberton avait fait, en lui laissant le soin de prendre des arrangements pour son retour. Cécile rejetta absolument un pareil expédient ; et puisque Delvile persistait dans sa résolution de l’éviter, elle sentit qu’il était prudent et convenable de renvoyer un animal qu’elle ne pouvait garder que pour se rappeler le souvenir d’un homme qu’elle devait s’efforcer d’oublier.