Cécilia/8/3

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Cécilia, ou Mémoires d’une héritière
Devaux et Patris (5p. 89-110).



CHAPITRE III.

Consternation.


Le voyage fut triste. Madame Charlton, extrêmement harassée par la précipitation extraordinaire avec laquelle elles avaient fait la route, et la fatigue de corps et d’esprit qu’elle venait d’essuyer, ne put continuer à voyager aussi vîte. Cécile était aussi beaucoup moins pressée qu’en allant ; elle n’espérait point, à son retour, rencontrer rien qui pût lui causer le moindre plaisir. La malheureuse course qu’elle venait de faire ne lui laissait que le regret de l’avoir entreprise, et ne lui présageait pour la suite que du chagrin et des mortifications. L’indisposition de madame Charlton, loin de diminuer après son retour, ne fit qu’augmenter ; et Cécile qui ne la quittait pas, eut encore le chagrin de croire qu’elle en était la cause. Elle imaginait que tout conspirait à la punir de sa faute. Ses démarches avaient été découvertes ; la famille Delvile ne pouvait manquer d’être instruite de son projet, qu’elle traiterait de téméraire, et qu’elle se réjouirait de savoir échoué. Mais ce qui la tourmentait le plus, était l’opposition inconcevable qui avait empêché la célébration de son mariage. Elle ne pouvait deviner de quelle part elle était venue. Elle imaginait quelquefois que c’était peut-être une plaisanterie de la part de Morrice, une perfidie de M. Monckton, un tour que quelque étranger leur avait joué. Aucune de ces suppositions n’avait cependant la moindre probabilité. Morrice, supposé même qu’il eût observé toutes leurs démarches, et qu’il les eût suivis jusqu’à l’église, ce que son imprudente curiosité rendait assez vraisemblable, aurait à peine eu le temps et les moyens de trouver une femme qui se fût prêtée à le seconder. M. Monckton, quelqu’opposé qu’il fût à ce mariage, avait trop d’honneur pour vouloir le rompre par un moyen aussi violent et aussi malhonnête. De la part d’un étranger, il aurait fallu une effronterie peu commune. Ces considérations lui faisaient sentir le peu de fondement de ses conjectures. Elle en revenait quelquefois à croire que Delvile avait pu avoir pris autrefois des engagements avec quelque personne qui, ayant eu par hasard connaissance de ses intentions, avait eu recours à cette voie pour les traverser. Mais cette idée avait encore moins de vraisemblance que les précédentes. La probité, l’honneur de Delvile lui avait inspiré trop de confiance pour qu’elle eût le moindre soupçon qui pût lui faire tort dans son esprit ; elle était bien persuadée qu’il était aussi malheureux qu’elle, et son unique consolation était de le croire aussi exempt de blâme qu’elle l’était elle-même. Elle passa trois jours entiers dans cette situation, occupée pendant tout ce temps à prendre soin de la santé de madame Charlton ; le quatrième, on vint lui dire qu’une dame qui demandait à lui parler l’attendait dans la salle. Elle y descendit sur-le-champ, et apperçut madame Delvile. Saisie d’étonnement et de crainte, elle s’arrêta tout-à-coup d’un air effrayé, et s’appuya contre la porte, ne se sentant pas la force de recevoir une visite qu’elle n’avait ni désirée ni prévue, et que la faute qu’elle croyait avoir commise lui rendait redoutable.

Madame Delvile lui adressant la parole avec beaucoup de réserve et une politesse froide, lui dit : Je crains de vous avoir surprise. Je suis fâchée de n’avoir pas eu le temps de vous prévenir de mon arrivée. Cécile s’avançant, lui répondit d’une voix faible : Je ne saurais, madame, qu’être fort honorée de vos visites dans tous les temps. Après cela, elles s’assirent, madame Delvile conservant son air froid et sérieux, et Cécile faisant tous ses efforts pour cacher des craintes qu’elle ne pouvait vaincre.

Après un silence qui n’annonçait rien d’agréable : mon intention, dit madame Delvile, n’est point de vous inquiéter ; je ne veux pas vous tenir plus long-temps en suspens sur le but de ma visite. Je ne viens point ici pour vous faire des questions, pour mettre votre sincérité à l’épreuve, ni pour blesser votre délicatesse. Je vous dispense de toute explication ; il ne me reste aucun doute à éclaircir ; je sais tout ce qui s’est passé ; je sais que mon fils vous aime. Les craintes de Cécile et sa frayeur ne l’avaient point encore préparée à une attaque aussi directe : il lui fut impossible de parler, ni de regarder madame Delvile ; confondue, le visage en feu, elle se couvrit de ses deux mains, et tomba sur une chaise. Madame Delvile se tut pendant quelques moments, après quoi elle continua ainsi : n’imaginez pas que je cherche à faire aucune découverte, et ne me soupçonnez point de vouloir sonder vos pensées. Je n’ai jamais cru que Mortimer aimât sans être payé de retour, ni que miss Beverley, ayant autant de mérite qu’elle en a, pût ne pas s’appercevoir de celui des autres. Je ne veux donc exiger d’elle, ni des détails, ni des explications ; la seule chose que je lui demande, c’est de m’écouter patiemment, et la permission de m’exprimer avec franchise et avec vérité.

Cécile, soulagée par cette manière calme et tranquille, lui trouvait cependant une froideur qui annonçait assez qu’elle ne conservait plus la moindre affection pour elle, et que ce qu’elle allait décider serait irrévocable. Elle se découvrit le visage, pour marquer une attention plus respectueuse ; mais elle ne put ni lever les yeux, ni articuler une seule parole. Madame Delvile s’assit alors à ses côtés, et continua d’un ton très-sérieux : quoique miss Beverley n’ait point été dans le cas de s’instruire de l’état des affaires de notre famille, elle n’a cependant pas pu ignorer qu’une fortune telle que la sienne était capable de remplir toutes nos espérances, elle a dû s’appercevoir aussi que son mérite n’a jamais été mieux connu et mieux apprécié que par nous : elle n’a donc pas pu douter que le choix de Mortimer n’eût notre approbation ; et lorsqu’elle a daigné agréer ses propositions, elle a dû naturellement s’attendre que son consentement serait aussi agréable que satisfaisant pour tous ses parents.

Cécile, supérieure à de vains ménagements, et dédaignant des louanges dont elle ne se sentait pas digne, leva la tête, et faisant un effort pour parler, dit : non, madame, je ne me suis jamais trompée à cet égard ; je n’ai jamais présumé que j’aurais votre approbation, et c’est ce qui m’a pour toujours privée de la mienne. Mortimer, s’écria-t-elle avec chaleur, a donc toujours agi honorablement ? Il ne vous a donc ni trompée, ni trahie ? Non, madame, répondit-elle en rougissant ; je n’ai rien à lui reprocher. En ce cas, je le reconnais véritablement pour mon fils, s’écria madame Delvile avec émotion ; s’il avait osé vous en imposer, je l’aurais abandonné pour jamais.

Cécile paraissant alors la seule coupable, se trouva réduite à un état d’humiliation bien pénible. Elle s’arma de tout son courage, et dit : je viens de justifier M. Delvile ; à présent, madame, permettez que j’allègue quelque chose en ma faveur. — Vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir qu’en me parlant sans déguisement. — Ce n’est point dans l’espérance de regagner votre estime… que je ne vois que trop que j’ai perdue, mais uniquement… Non, vous ne l’avez point perdue, dit madame Delvile ; et si elle a été plus entière, c’est que j’avais cru trop légèrement à une perfection dont la nature humaine n’est peut-être pas susceptible. Tout est donc fini, pensa Cécile en elle-même ; le mépris que j’avais tant redouté est mon partage, et quoiqu’il puisse s’affaiblir dans la suite, il existera toujours !

Parlez donc, et parlez sincèrement, continua madame Delvile ; après cela, accordez-moi votre attention, pour que je vous instruise du but de mon voyage. J’ai très-peu de choses à vous dire, repartit la triste Cécile ; vous m’assurez que vous êtes déjà informée de tout ce qui s’est passé, je ne prétends donc point me faire un mérite de vous l’apprendre : j’ajouterai seulement que la faiblesse que j’avais eue de consentir à ce mariage, m’avait rendue malheureuse ; que la réflexion ne m’avait pas plutôt démontré mon erreur, que j’avais cherché à la réparer en me rétractant : ce sont les circonstances les plus funestes qui m’ont poussée à cette fatale condescendance, dont le souvenir, jusqu’à la dernière heure, me causera autant de chagrin que de honte.

Je ne m’étonne point, reprit madame Delvile, que dans une situation où la délicatesse était bien moins nécessaire que le courage, miss Beverley ait pu se trouver embarrassée et malheureuse. Un cœur tel que le sien ne pouvait jamais errer impunément ; et ce n’est que parce que je suis convaincue que personne ne connaît mieux qu’elle ce que l’on peut, ou ne peut pas faire, que je me suis hasardée à venir la trouver dans cette conjoncture : c’est sur cette connaissance qu’est fondé l’espoir que j’ai de gagner quelque chose sur l’esprit de celle qui doit décider du sort de toute notre famille. Dois-je continuer, ou jugeriez-vous à propos de parler auparavant ? Non, madame, je n’ai rien à dire. Écoutez-moi donc, je vous en prie, sans prévention, et ne prenez aucune résolution avant que de m’avoir entendue jusqu’au bout ; daignez n’écouter que la raison, la candeur et la bonne foi. J’avoue qu’une pareille tâche n’est point aisée pour une âme préoccupée, et peut-être déterminée à ne prendre conseil que de son penchant… Vous me faites tort, madame, dit Cécile en l’interrompant ; ce n’est point là mon intention, je n’ai d’autre desir que celui de suivre mon devoir ; je ne suis malheureuse que parce que je sens que je m’en suis écartée. Je souffre, je languis jusqu’au moment où je pourrai recouvrer la bonne opinion que j’avais de moi-même : alors je ne me croirai plus indigne de la vôtre ; et soit que je l’obtiène ou que vous me la refusiez, je serai du moins délivrée du sentiment de honte qui m’humilie beaucoup. Pour la regagner, reprit madame Delvile, il suffirait d’employer l’influence que vous avez sur mon esprit ; je ne suis déjà que trop portée à adopter les idées les plus favorables sur votre compte, et il ne tiendra qu’à vous de les augmenter. Consentez-vous à cette épreuve, et vous paraît-elle en valoir la peine ?

Cécile émue à cette question, prévit toute l’importance du sacrifice qu’on allait exiger d’elle ; et sa fierté révoltée lui fit envisager la honte qu’il y aurait à ne pas prévenir la renonciation qu’on attendait de sa part ; son penchant néanmoins s’opposait à cette résolution ; elle craignit de se presser trop, et vit clairement qu’un mot prononcé sans réflexion, la séparerait peut-être pour toujours de Delvile. Cet état était pénible, elle se hasarda de dire à madame Delvile, qui en avait attendu tranquillement cette espèce d’explication : malgré le cas que je fais, madame, de votre approbation et de votre estime ; quoique rien ne me fût difficile pour les regagner… c’est cependant un bonheur qu’à peine j’ose espérer. Ah ! ne le croyez pas, s’écria-t-elle, il suffirait que vous le desirassiez. Je me propose de vous indiquer les moyens de les recouvrer, et de vous exprimer combien je vous devrai de reconnaissance, si vous daignez vous en servir. Mais Cécile, irrésolue, se défiant de ses propres forces, n’osa lui rien promettre ; elle ne savait cependant si elle devait se prêter à ses vues ou refuser de les seconder.

Je viens donc, reprit gravement madame Delvile, vous trouver au nom de M. Delvile, et de toute une famille aussi ancienne qu’honorable. Regardez-moi comme la représentant ; elle vous exprime par ma bouche ses craintes et ses espérances. Mon fils, le soutien de notre maison, le seul de son nom, et l’unique héritier de nos fortunes, vous a choisie, nous le savons, pour l’objet de ses vœux ; il vous est tellement attaché, qu’il renoncerait plutôt à nous qu’à la passion que vous lui avez inspirée. Ce n’est donc qu’à vous seule que nous pouvons avoir recours, et je viens pour… Arrêtez, madame, arrêtez ! interrompit Cécile, dont le ressentiment ranimait le courage, je sais d’avance ce que vous voulez dire : vous venez pour me témoigner votre mépris, pour me reprocher ma présomption, pour m’accabler de vos dédains. Cette démarche était peu nécessaire ; je me suis déjà condamnée moi-même ; épargnez-moi cette dure humiliation, et ne me surchargez pas du poids de votre supériorité. Je ne cherche point à m’égaler à vous ; je n’entreprends nullement de me justifier. Je reconnais aussi volontiers ma petitesse et mon néant, que vous pourriez vouloir me les faire sentir ; il n’y aurait que l’insulte qui pût me révolter assez pour m’empêcher d’en convenir.

Croyez-moi, repartit madame Delvile, je ne viens point ici pour vous blesser, ni vous outrager ; je suis fâchée d’avoir pu vous paraître trop fière. La situation singulière et périlleuse de ma famille m’a peut-être, sans que je m’en doutasse, mise dans le cas de me servir d’expressions qui ont pu vous offenser. Il est peu de personnes qui puissent traiter de sang-froid des sujets qui les touchent de près ; daignez cependant, je vous prie, être bien persuadée que je n’ai jamais eu l’intention de vous insulter ; n’imaginez pas qu’en parlant avantageusement de ma famille, j’aye voulu rabaisser la vôtre : je sais, au contraire, qu’elle est respectable ; je sais même que, fût-elle la dernière du royaume, les plus relevées pourraient envier le bonheur d’avoir produit une personne telle que vous.

Cécile un peu radoucie par la fin de ce discours, lui demanda excuse de l’avoir interrompue, et elle continua. Je vous assure donc que, quant à votre famille, quelle que soit la fierté de la nôtre, il suffit que vous en soyez sortie pour que nous n’ayons aucune objection à former contr’elle. Nous connaissons tout votre mérite ; votre caractère est digne de toute notre estime, et votre fortune surpasse nos espérances. Il est aussi étrange qu’affligeant que toutes ces circonstances, capables de satisfaire la raison, ces qualités si propres à faire le bonheur d’un époux, ne soient point encore suffisantes, et ne puissent s’accorder avec des prétentions peut-être chimériques, mais que nous ne saurions refuser à la mémoire de nos ancêtres, et auxquelles nous ne saurions renoncer impunément.

Cécile, quoique très-affectée de ce qu’elle venait d’entendre, n’en fut cependant pas fort étonnée ; elle n’était que trop persuadée que, quoiqu’il n’y eût qu’un seul obstacle à son mariage, il était absolument invincible. Ce n’est donc point par aversion pour votre nom, continua-t-elle, mais parce que le nôtre nous est plus cher. Il est certain qu’il y aurait de la bassesse et de l’indignité à le changer contre un autre… Quelle ne serait donc pas ma douleur, si Mortimer Delvile, l’objet de toutes mes espérances, le dernier rejeton qui assure la durée de sa maison, et dont la naissance m’a causé la plus vive satisfaction, dont les belles qualités faisaient toute ma consolation, parce que j’espérais qu’elles en relèveraient l’éclat ; si Mortimer venait à y renoncer ; s’il l’abandonnait, s’il quittait le nom qu’il paraissait né pour éterniser, et qu’il l’anéantît pour jamais ! Comment reconnaîtrais-je un fils devenu étranger à sa famille ! Comment supporter l’idée d’avoir nourri dans mon sein celui qui en aurait trahi les plus chers intérêts !

Cécile aussi affligée qu’offensée, se hâta de lui répondre : Non, madame, je n’exigerai point un pareil sacrifice ; je ne voudrais pas, pour l’univers entier, l’engager à rien faire d’indigne de lui. Que cela est noblement pensé ! s’écria madame Delvile, dont tout annonçait la satisfaction ; je retrouve dans ce moment miss Beverley ; je revois cette vertueuse, cette excellente personne, dont le caractère noble m’annonçait qu’elle saurait renoncer même à sa propre félicité, dès qu’elle la croirait incompatible avec son devoir.

Cécile, tremblante et pâle, savait à peine ce qu’elle avait dit ; mais elle reconnut, d’après la façon de s’énoncer de madame Delvile, que cette dame en avait conclu qu’elle renonçait absolument à son fils. Elle desirait ardemment de quitter l’appartement avant que celle-ci exigeât d’elle qu’elle confirmât ce que sa fierté offensée lui avait fait avancer ; elle n’eut cependant pas le courage de se lever, de parler, ni même de faire le moindre mouvement.

Je suis sincèrement affligée, continua madame Delvile, dont la froideur et l’austérité s’étaient changées en douceur, de la nécessité dans laquelle je me suis trouvée d’exiger de vous une conférence aussi pénible ; mais cette ressource était l’unique qui me restât. Je n’avais aucun droit, quel que puisse être mon crédit sur l’esprit de Mortimer, d’en faire l’épreuve, avant que vous y eussiez préalablement consenti. Je regardais mon fils comme attaché à vous par l’honneur ; je savais que vous étiez seule capable de l’affranchir de ses liens. Je vais vous quitter à présent ; car je m’apperçois que ma présence vous gêne. Adieu. Dès que vous pourrez me pardonner, je me flatte que vous n’y manquerez pas. Je n’ai rien à pardonner, madame, répondit Cécile froidement ; vous n’avez fait que soutenir votre dignité, et je ne saurais blâmer que moi-même de vous avoir mise dans ce cas. Hélas ! s’écria madame Delvile, si le mérite et la noblesse d’âme de votre part, l’estime et la plus tendre affection de la mienne, étaient suffisantes pour satisfaire à cette dignité qui vous blesse, avec quel empressement ne désirerais-je pas une fille telle que vous ! Quel plaisir n’aurais-je pas d’unir mon fils à une personne dont les excellentes qualités qui ont tant de rapport avec les siènes, assureraient son bonheur !

Ne me parlez plus d’affection, madame, dit Cécile en détournant la tête ; celle que vous aviez pour moi est passée… votre estime même a cessé… Il est possible que vous me plaigniez ; mais votre pitié est mêlée de mépris, et je ne suis pas encore assez vile pour trouver de la consolation à l’exciter. Que vous connaissez peu, s’écria madame Delvile en la regardant avec beaucoup de douceur, que vous pénétrez mal l’état de mon cœur ! Jamais vous ne m’avez paru aussi digne d’admiration que dans ce moment. En vous arrachant à mon fils, je partage les peines que j’occasionne ; mais l’idée juste que vous vous êtes formée des devoirs qui nous sont imposés, doit en quelque façon plaider en ma faveur, et vous faire oublier l’espèce de rigueur avec laquelle je remplis le mien.

En finissant elle s’avança vers la porte. Votre carrosse serait-il prêt ? lui dit Cécile s’efforçant de cacher son émotion sous un air de tristesse. Madame Delvile attendrie, lui tendit la main ; et ses yeux se remplissant de larmes, elle lui dit : il m’est impossible de me résoudre à me séparer de vous avec autant de froideur. Ô charmante Cécile ! ne blâmez point une mère qui, en s’acquittant de ce qu’elle croit être son devoir, regarde cette obligation comme la chose du monde la plus pénible, qui prévoit dans le désespoir de son mari et la résistance de son fils toutes les horreurs qu’entraîne après soi la discorde entre des parents, et qui ne peut assurer l’honneur de sa famille qu’en détruisant son repos et son bonheur !… Vous ne voulez donc pas me donner la main ?…

Cécile qui avait affecté de ne pas s’apperçevoir qu’elle la lui offrait, lui présenta la sienne, en lui faisant une révérence d’un air de réserve, et tâchant de conserver sa fermeté en évitant de parler. Madame Delvile la prit, et en lui répétant ses adieux, elle la pressa affectueusement contre ses lèvres. Cécile en fut émue ; l’agitation qu’elle tâchait de déguiser augmentant à chaque instant, et lui laissant à peine la force de respirer, elle s’écria : Pourquoi, pourquoi ?… je vous prie… je vous supplie, madame… Le ciel vous comble de ses bénédictions ! dit madame Delvile, laissant couler des larmes sur la main qu’elle tenait encore. Le ciel vous soit propice, et vous rende cette tranquillité qui vous est si justement due ! Ah, madame, s’écria à son tour Cécile, s’efforçant en vain de retenir ses larmes qui coulaient alors en abondance, pourquoi me désespérer par ces preuves de bonté ? pourquoi me forcer à vous aimer encore… quand je souhaite presque de vous haïr !… Non, ne me haïssez pas, lui dit madame Delvile en l’embrassant ; ne me haïssez pas, aimable Cécile ; la scène cruelle que je vais avoir avec mon fils ne saurait m’affecter davantage que celle-ci… Mais adieu… Il faut que je m’y prépare ! Elle sortit ensuite : mais Cécile, dont la fierté ne put tenir contre tant de bonté, courut promptement après elle, en lui disant : Ne vous reverrai-je plus, madame ? Vous en déciderez vous-même, répondit-elle ; si ma vue ne vous cause pas plus de peine que de plaisir, je viendrai dès que cela vous conviendra. Cécile soupira et se tut ; elle ne savait ce qu’elle devait souhaiter, elle craignait de rester entièrement livrée à ses tristes et éternelles réflexions. Attendrai-je, continua madame Delvile, jusqu’à demain matin pour m’en retourner. Si je revenais dans l’après-midi, consentiriez-vous à me recevoir ? Je serais fâchée, répondit-elle toujours en hésitant, de vous empêcher de partir… Vous m’obligerez, s’écria madame Delvile, de souffrir ma présence. Elle monta en carrosse.

Cécile hors d’état de soigner sa vieille amie, et n’ayant pas la force de lui faire le détail de la cruelle scène qui venait de se passer, se hâta de gagner son appartement. L’émotion qu’elle avait étouffée jusqu’alors, éclata enfin par ses larmes et ses regrets ; son sort venait d’être décidé d’une manière aussi triste qu’humiliante ; elle était ouvertement réprouvée par la famille dont on savait qu’elle desirait l’alliance ; elle avait été forcée à refuser l’homme sur lequel son choix s’était arrêté, quoique bien convaincue qu’il l’aimait. Elle éprouvait combien il était cruel de se voir réduite à supporter une infortune aussi peu ordinaire ; son cœur oppressé, en butte à des passions opposées, écoutait tour-à-tour sa fierté révoltée, ou son amitié méprisée. On peut se faire difficilement une idée de l’état où se trouvait son ame.