César-Antéchrist/ActeI

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Fasquelle éditeurs (p. Image-167).

L'ACTE PROLOGAL
LE RELIQUAIRE
Personnages :

César-Antechrist

Le Roi

Orle

Chef

Pairle

Fasce

Trescheur

Ubu

Giron

Pile

Cotice

Le Bâton-à-Physique

Le Centaure

La Licorne

Le Templier

Vendredi.

CÉSAR-ANTECHRIST

ACTE PROLOGAL[1]

Le versant de la montagne. À gauche (du spectateur) Saint Pierre tiaré aux ceps de ses clefs dans le pilori de jaspe triangulaire de trois Christs renversés. Au fond, un peu à droite, une Croix d’or surmontée d’une cassette couronnée, scellée, des griffes d’un Coq endormi. Quatre Oiseaux d’or aussi sur ses bras.

Scène I

SAINT PIERRE-HUMANITÉ
LES TROIS CHRISTS

Saint Pierre (vu de dos presque, les yeux à gauche). — Le Juif Errant parcourt l’Univers, le Pape siège au centre de sa toile. Je suis comme un grand arbre ou un polype sous le bleu de l’air liquide.

Le Christ Vert. — Sur toi, Pierre, t’a dit avant les Temps ma voix de bronze, j’ai bâti mon Église.

(Le pilori tourne d’un tiers.)

Saint Pierre. — J’ai renié Dieu à trois reprises, et par mon reniement, triple foi, j’ai créé cette trinité renversée dont les bras amoureux m’étouffent. Christ de l’or sculpté d’Hermès trismégiste, dont la natte chinoise rampe où germèrent pénultièmes les racines du Christ d’avant l’histoire, pourquoi n’as-tu point dans ta chute architecturale écrasé ma lâcheté de blasphème ?

Le Christ d’Or. — La joue droite souillée, tendez la joue gauche.

(Le pilori tourne.)

Saint Pierre. — Trinité de Parques, vous avez filé mes jours. Vous me protégez de la cage lancéolée de vos trois pals. Vous vous hérissez contre les glaives du monde pour moi qui vous livrai aux soldats.

Le Christ Blanc. — Aimez-vous les uns les autres.

Saint Pierre. — Avant que le coq chante, vous m’avez béni. Avant que le coq chante, je vous ai reniés trois fois. Christ Vert, semblable à la poignée d’une épée ternie ; Christ d’Or, momie de ma première idole ; Christ d’Argent, presque séculier, squelette qui s’effrite et au chant du coq tombera en poussière… vos étreintes sont trop passionnées, je sens que vous allez me quitter.

Christ d’Argent, j’ai fleuri autour de tes os comme la Méduse qui sortirait de la mer si le tuteur des longs fémurs lui était prêté ; Christ d’Or, tu m’as clos le monde de ton réticule lumineux ; Christ d’Or, Christ d’Argent, Christ de Bronze, vous m’avez identifié à votre paradis fermé ; le gardien s’est adapté au mur de la porte du jardin, comme un fruit ou un fœtus au verre de sa prison. Tes disciples sont des oiseaux timides. Christ d’Or, Christ d’Argent, Christ de Bronze, vous vous étiez fondé un trône durable, car votre peuple ne pouvait subsister sans le pasteur-qui-défend.

(Le pilori tourne trois tours silencieux.)


Scène II

SAINT PIERRE-HUMANITÉ
LES TROIS CHRISTS, LES OISEAUX D’OR.

Saint Pierre (face à la croix). — Calvaire et reliquaire des oiseaux d’or, étal du brocanteur des supplices, j’ai trois fois jeté de votre trône mon Maître, qui voit avec six yeux renversés le triomphe de vos ailes de casque, et abrite contre vous et vos ricochets stellaires ma face des parasols des Sciapodes. Que mugiras-tu, Oiseau, de ton front de trapèze et de tes cornes horizontales ?

Le Deuxième Oiseau d’Or (dans l’espace, de gauche à droite, non dans la succession verbale). — Je suis le Tau, le protecteur des anciens Mages ; et même après qu’ils m’ont renié, allant adorer, guidés par l’étoile au regard aimé dont ils obscurcirent de trois grains de poussière la traîne de comète, leur futur ennemi, j’ai combattu pour eux ; je me suis fait le maillet qui L’a cloué sur le tronc d’arbre ; je me suis fait le tronc branchu où s’est déchiré Son corps ; j’ai étendu mes bras pour qu’on y écrasât les Siens ; et changeant ma forme immuable pour Le dominer vaincu, j’ai poussé au-dessus de Sa tête mon front où dort le Coq maintenant, le Coq à la queue en croissant.

(Le pilori tourne.)

Saint Pierre (après une révolution complète). — Troisième Oiseau, à la face ronde, dont les yeux huhulants luisent et dansent dans l’ombre du fût vertical et qui traces le cône incliné de la projection de mes révolutions régulières : que le vent apporte ta plainte au passage momentané de mon orbite parallèle à l’horizon.

Le Troisième Oiseau. — Je suis le Ciboire ; je lève ma griffe d’or où Son corps se lacère, attendant que les hommes Le reclouent sur ces branches où est mon nid, pour arracher avec le croc de mon bec, de ses yeux d’extase la flamme maudite.

(Le pilori tourne.)

Saint Pierre, après un tour. — Dernier animal perché, tu n’as point parlé ; je t’ai pris à tort pour un oiseau, et une langue anthropinement grasse ne se meut point, semblable à un bonnet phrygien, dans le bivalve de tes lèvres. Tu es un scarabée qui trembles comme un cerf à l’hallali ; tu es un scarabée qui pleures comme un cerf au couteau servi ; tes fines antennes courbes frémissent au vent, et j’attends que des mots bruissent à travers tes élytres, dans le sens des banderoles de la brise.

(Le pilori tourne un tour entier silencieux.)

Le Scarabée. — Je suis la Pince et les Tenailles qui déclouèrent le Corps divin ; éclaboussé par Son sang qui rachète (Son sang et non mes pleurs joncha ce sol de ses pétales), je lui pardonne, à Lui qui a fait pénitence et le fera bien plus encore.

(Le pilori tourne deux tours silencieux ; — l’aurore commence à lustrer les poils fauves de la Croix ; — le Coq se réveille et hérisse ses plumes.)

Le Christ d’Argent, face à la Croix d’Or et semblable à son reflet sur un marais. — César !

(Le pilori tourne.)

Le Christ de Bronze. — César !

(Le pilori tourne.)

Le Christ d’Or. — César !

Les Trois Christs. — César-Antechrist, ceux qui vont mourir te saluent.

Saint Pierre. — Maître, Maître, pourquoi m’abandonnes-tu ?

Le Christ d’Or. — Le jour et la nuit, la vie et la mort, l’être et la vie, ce qu’on appelle, parce qu’il est actuel, le vrai, et son contraire, alternent dans les balancements du Pendule qui est Dieu le Père.

(Le pilori tourne.)

Saint Pierre. — Maître, Maître, pourquoi m’abandonnes-tu ?

Le Christ d’Argent. — Le jour et la nuit, la vie et la mort, l’action et le sommeil. Dieu a sommeil.

(Le pilori tourne.)

Saint Pierre. — Maître, Maître, pourquoi m’abandonnes-tu ?

Le Christ de Bronze. — Les hommes ne veulent plus d’un paradis fermé. Le nouveau souverain les fouaille en liberté. Les clefs seront perdues et l’on n’ouvrira plus. — César !

(Le pilori tourne.)

Le Christ d’Or. — César !

(Le pilori tourne.)

Le Christ d’Argent. — César-Antechrist, ceux qui vont…

Le Coq chante : — Fiat lux diei !

(Les trois Christs spectres et les clefs s’évanouissent.)


Scène III

Saint Pierre-Humanité, les Oiseaux d’or, le Soleil roulant lentement de droite à gauche sa tête dentelée, entrant avec les sons de la Corne en terre rouge du Héraut, puis le Héraut, le Roi éclairé assis sur une colline ; la Foule jusqu’à l’horizon par la verdure.
La Corne du Héraut.
Pouls dans le vent, pouls dans la mer, pouls sur la nuit qui fuit !

La toux du pouls de mes artères bruit.
Les cornes des piliers forent leurs graminées
Comme les cors vrillés d’Ammon d’en haut sonnés.
Cloisonnant ton cœur de son marteau doux
Bergère d’Ammon, d’en hout tonne et bruit
Sur le vent, la mer et la nuit.
Le
Pouls.

Le Héraut. — La vie a conçu dans un happement convulsé celui qui la détruira. Écoute l’hallali de la vie pour les cors de mort sonné dans les bois. La vie a conçu la mort, et le Christ répandu ses dons sur celui qui le rependra.

Le Roi. — Sonneur de la naissance de l’Antechrist, ainsi le fils succède à son père, et les corbeaux desservent les pantins et les potences.

La Corne

Les oursins ronds ont hérissé leurs crins

Les chevaux de mer de leur crinière de fer se creusent les reins

Et la rafale tonne et tord les cors et les cornes.

Voici le vol griffu des hippocampes au lieu des cornes d’Ammon.

Lourd sur le vent, lourd sur la mer, lourd sur la crête
Des bruits

Tapi dans les feuilles comme grimpe un menteur loup-garou

Le
Pouls.

La Foule. — Nous avons vu un arbre fendu qui marchait… Et ses cuisses se fermaient et s’entre-croisaient comme des ciseaux. — Milon n’y fût point resté pris, mais la terre aurait sucé ses dix doigts de museaux. — L’Antechrist est né comme Adam : à trente ans, et avec des pommes dans ses mains belles.

La Corne

Pouls dans la vie et sur la mer hors de la nuit,
Hors du sommeil et par le bruit.
Mort pointillée en repos qui survit

Où soupçonne et bout et tonne partout
Le
Pouls.


Scène IV

Nuit. — Saint Pierre-Humanité déchainé et son Reflet dans l’eau qui remplit le gouffre de jaspe creusé des trois Christs du pilori.

Saint Pierre. — Seul !

Son Reflet. — Seul.

Saint Pierre. — Sans appui, sans barreaux.

Le Reflet. — Sans rage, sans maître.

Saint Pierre. — Écho contradicteur qui jumelles mon être en un Pape de tarots, que faire ?

Le Reflet. — Marche.

Saint Pierre. — Que faire ?

Le Reflet. — Prends le bourdon de ta crosse et marche.

Saint Pierre. — La barbe a été la girouette du quadrangle de teus les vents. Quel suivre ?

Le Reflet. — Marche à la croix de cuivre.

Saint Pierre (fait un pas en avant et recule). — Le gong de ma crosse sonore rappelle aux convenances étiquetées l’humilité de mes mules qui se plaquent insolentes sur la joue auguste de la Terre. Au bruit de mes pas trop hardis, deux chevaux à taille de mastodontes, blottis dans une fente des marches du Calvaire, vont-ils s’enfuir, et là-bas là-bas peu à peu s’amoindrir, et devenir petits comme des che aux terrestres, jusqu’à ce qu’ils me soient cachés par le vol des collines de pierre retombant autour de moi, par leurs sabots sonores détachées de leur couche l’horizon ?

(Au son de sa voix libre, les oiseaux s’envolent, sauf le premier, endormi en la posture d’une fleur de lys.)

Le Reflet. — Touche la croix d’une main ferme et sans déraison.


Scène V

Saint Pierre, qui s’est avancé d’un pas avec son Reflet symétrique acolyte sous le sol luisant humide ; la Fleur de Lys.

Saint Pierre. — La Couronne d’Épines a fructifié en la couronne d’or gemmé qui encerclait chacune des dix têtes de la Bête. Réveille-toi, fleur de lys dormante, digne de régner sur mon être, puisque tu n’as point eu peur de moi en ton repos indifférent. Cette cassette couronnée est-elle le berceau de l’ovule fécondé d’où naîtra le Souverain futur ?

La Fleur de Lys. — L’homme ne naîtra plus, ni du sperme ni du sang ; par scissiparité nous multiplierons tes cadavres, qui font belles les plantes à l’envol symétriquement infernal et céleste. Les hommes sont le Milieu, entre l’Infini et Rien tiraillés par les anses d’un zéro. Et quant à cette cassette, l’apôtre qui à la Porte Latine fut oint d’un sacre d’huile bouillante y écrivit : « C’est ici la sagesse : que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la Bête ; car c’est un nombre d’homme, et ce nombre est six cent soixante-six. » — Julien est mort depuis plus de mille ans, déchiffre un nombre nouveau.

Saint Pierre. — Fleur pure, qui seule t’épanouis sur cet arbre de la greffe des supplices, d’où sortira cet homme s’il ne naît ni du sperme ni du sang ?

La Fleur de Lys. — Il existe dans cette couronne, dans toute couronne, crâne foré par la chute du zénith, est un cerveau. Cette couronne, corbeille sur la croix, est la plus haute, et rien ne peut la dominer. — Ce n’était point un Coq qui la scellait de ses griffes ; ce n’étaient point les croissants parallèles des plumes de sa queue sous lesquels rampaient les étoiles, c’était le croissant lunaire.

Et s’il te faut un miracle pour croire (je te sais pourtant triplement crédule, car tu as renié trois fois), je m’envole, regarde ton maître.


Scène VI

SAINT PIERRE-HUMANITÉ,
CÉSAR-ANTECHRIST,
LES TROIS CHRISTS, LES CINQ ANIMAUX
AILÉS.
(La Croix couronnée baisse ses bras et marche vers
Saint Pierre prosterné).

Voix souterraines des trois Christs. — César ! — César !César ! — Ceux qui sont morts te saluent.

Le Chirst d’Argent, de sa voix grêle. — Que le scepticisme, crédulité bourgeoise, ne s’indigne point d’entendre parler les morts : sur votre sol local renversés, pour les Antipodes nous nous érigeons debout.

Le Christ d’Or. — Symétrique au-dessous de mon grand méridien, César-Antechrist, tu n’es que mon reflet dans la banale vision humaine.

Voix sortant de la Croix. — Si je ne nais souverain égoïste, sadique et jaloux, le médiocre essaiera mon œuvre et ne t’enfoncera qu’au centre. Tu seras néant et n’auras point de sens ni de direction.

Le Christ de Bronze, de sa voix de glas. — César !

César-Antechrist. — Fourmilion sous la double voûte de mes pieds, nuages de l’ascension de ton sable, les littérateurs sans génie ni talent parlent de toi. En dehors d’eux, tu ne peux qu’être exprimé par leur verbe. Je suis le souverain miroir qui te réfléchit : tu me pénétres et c’est pourquoi je suis ton contraire. Et avec ma ruse perverse je te dis, te tenant renfermé en moi : c’est toi qui as mon contraire et qui me réfléchis. Je suis le souverain Mal, et tu es le Bien suprême. Que l’homme n’écarquille passes yeux, qu’abandonnent leurs crémastères ; la stupidité de ces théories est vieille comme Ormutz et Ahriman. L’homme est la ligne d’écrasement entre nous deux, le plan nul où s’embrassent deux bulles de savon jumelées.

Le Christ d’Or. — César !

Le Christ d’Argent. — César !

César-Antechrist. — La mort est le ressaisissement concentré de la Pensée ; elle ne s’étoile plus infiniment vers le monde extérieur ; sa circonférence, nyctalope pupille, se rétrécit vers son centre ; c’est ainsi qu’elle devient Dieu, qu’elle commence d’être. La mort est l’égoïsme parfait et la véritable — … Mieux vaut qu’elle entraine d’autres morts vers la sienne, inverse d’un bâillement sympathique… Christ qui vins avant moi, je te contredis comme le retour du pendule en efface l’aller. Diastole et systole, nous sommes notre Repos. Primitif et primordial, tu promis aux esprits bruts non dégangués de la chair et de l’amour la Vie éternelle ; je leurs promets l’éternelle Mort qui crée la Vie comme le noir la lumière et le ressac des burins charrues l’imprimante crête des traits montagnes. On oppose le Néant à l’Être, puis par l’erreur croissant en mode d’avalanche, le Néant à la Vie. Voici les contraires : le Non-Être et l’Être, bras de fléau du Néant pivot ; l’Être et la Vie ou la Vie et la Mort. Le soleil noir subsiste après les soleils tous les jours redorés du ciel terrestre. Je serai le disque de carton brûlé qui glisse, comme voit un ivrogne, sur les décors du septentrion où poussent le plâtre et la céruse, et les sels d’arsenic chus des plumes des paons pérennels.

Le Christ de Bronze. — César !

Voix aériennes des cinq Animaux ailés. — César ! — César ! Ceux qui sont sur terre te saluent !

Dimanche.
ENTR’ACTE
Les étoiles tombent du ciel.
  1. Note de Wikisource : Lors de la publication originale, cet acte, ainsi que Les Prolégomènes de César-Antechrist, étaient compris dans Les Minutes de sable mémorial. À la sortie du reste de César-Antéchrist, le lecteur trouvait la phrase suivante à l'endroit où devait apparaitre cet acte-ci : cet acte, des MINUTES DE SABLE MÉMORIAL, ne sera point réimprimé ici. (Cf. la page de discussion)