César Cascabel/Première partie/Chapitre VII

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Hetzel et Cie (p. 74-82).

VII

à travers le caribou


Honnête Cascabel, que n’étais-tu venu quelques années auparavant visiter la région que va déployer devant tes pas cette partie de la Colombie anglaise ! Pourquoi les hasards de ta vie foraine ne t’y avaient-ils pas conduit, lorsque l’or recouvrait son sol et qu’il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre ! Pourquoi le récit que Jean fit à son père de cette extraordinaire période n’était-il que le récit du passé, et non celui du présent !

« Voici le Caribou, père, dit Jean ce jour-là, mais peut-être ne sais-tu pas ce qu’est le Caribou ?

— Je ne m’en doute même pas, répondit M. Cascabel. Est-ce un animal à deux ou quatre pattes ?

— Un animal, s’écria Napoléone. Est-ce qu’il est gros ?… Est-ce qu’il est méchant ?… Est-ce que ça mord ?…

— Ce n’est point un animal, répondit Jean, c’est tout simplement une contrée qui porte ce nom, la contrée de l’or, l’Eldorado de la Colombie. Que de richesses elle contenait, et que de gens elle a enrichis…

— En même temps que d’autres s’y ruinaient, j’imagine ? répliqua M. Cascabel.

— En effet, père, et j’ajouterai même que ce fut le plus grand nombre. Et pourtant, il y eut des associations de mineurs, qui recueillirent jusqu’à deux mille marcs d’or par journée. Dans une certaine vallée du Caribou, la vallée de William-creek, on puisait à pleines mains ! »
la bête, blessée seulement, revint sur lui. (Page 72.)

Et cependant, si considérable que fût le rendement de cette vallée aurifère, trop de gens étaient accourus pour l’exploiter. Aussi, par suite de l’accumulation des chercheurs et de toute la tourbe qu’ils entraînent avec eux, la vie y devint bientôt extrêmement difficile, sans parler du prodigieux enchérissement de toutes choses. La nourriture était hors de prix, le pain à un dollar la livre. Des maladies contagieuses se développèrent en ce milieu malsain. Et finalement, ce fut la misère, puis la mort, pour la plupart de ceux qui visitèrent le Caribou. N’était-ce pas ce qui s’était passé, quelques années avant, en Australie et en Californie ?

« Père, dit alors Napoléone, ce serait pourtant bien gentil de trouver un gros morceau d’or sur notre route !

— Et qu’en ferais-tu, mignonne ?

— Ce qu’elle en ferait ? répondit Cornélia. Elle le remettrait à petite mère, qui saurait vite le changer contre sa valeur en belle monnaie !

— Eh bien, cherchons, dit Clou, et, très certainement, nous finirons par trouver, à moins que…

À moins que nous ne trouvions pas, vas-tu dire ? répliqua Jean. Et, c’est précisément ce qui arrivera, mon pauvre Clou, car la caisse est vide… archivide !

— Bon !… bon !… répliqua Sandre, on verra bien !…

— Halte-là, enfants ! dit aussitôt M. Cascabel de sa voix la plus emphatique. Défense est faite de s’enrichir de cette façon ! De l’or recueilli sur un territoire anglais… Fi donc !… Passons, passons vite, sans nous arrêter, sans nous abaisser à ramasser une pépite, fût-elle grosse comme la tête à Clou ! Et arrivés à la frontière, même s’il ne s’y trouve point de pancarte avec ces mots : « Essuyez vos pieds, S.V.P., » nous les essuierons, enfants, pour ne rien emporter de cette terre colombienne ! »

Toujours le même, César Cascabel ! Mais qu’il se calme ! Il est probable que personne des siens n’aura l’occasion de ramasser la moindre pépite !

Néanmoins, pendant la marche, et malgré la défense de M. Cascabel, des regards investigateurs se portaient incessament à la surface du sol. N’importe quel caillou semblait à Napoléone, et surtout à Sandre, valoir son pesant d’or. Et pourquoi non ? Dans l’ordre des richesses aurifères, l’Amérique du Nord ne tient-elle pas le premier rang ? L’Australie, la Russie, le Vénézuela, la Chine, ne viennent qu’après elle !

Cependant, la saison des pluies avait commencé. Chaque jour, il tombait de grosses averses, et le cheminement en était rendu plus difficile.

Le guide indien pressait l’attelage. Il craignait que les rios ou les creeks, affluents du Frazer, presque à sec jusqu’alors, ne vinssent à se gonfler sous des crues soudaines. Comment les franchirait-on, s’ils n’offraient pas des endroits guéables ? La Belle-Roulotte risquerait de rester en détresse, pendant les quelques semaines que durait la saison pluvieuse. Il fallait donc hâter le pas pour sortir de la vallée du Frazer.

On a dit que les indigènes de cette contrée n’étaient point à craindre depuis que les Tchilicottes avaient été refoulés vers l’est.

Rien de plus vrai ; mais elle renfermait certains animaux redoutables ― des ours entre autres ― dont la rencontre eut offert de réels dangers.

Il arriva même que Sandre en fit l’expérience dans une circonstance où il faillit payer cher le tort d’avoir désobéi à son père.

C’était le 17 mai, l’après-midi. La famille avait fait halte à une cinquantaine de pas au delà d’un creek, que l’attelage venait de traverser à sec. Ce creek, très encaissé, aurait été absolument infranchissable, si quelque crue subite l’eût transformé en torrent.

La halte devait durer une couple d’heures, Jean alla chasser en avant, tandis que Sandre, bien qu’il eût l’ordre de ne pas s’éloigner du campement, repassait le creek sans être vu, et revenait en arrière, n’emportant qu’une corde longue d’une douzaine de pieds, enroulée à sa ceinture.

Le gamin avait son idée : ayant aperçu un brillant oiseau au plumage multicolore, il voulait le suivre afin de découvrir son nid, et, la corde aidant, il ne serait pas gêné de grimper au tronc de n’importe quel arbre pour s’en emparer.

À s’éloigner ainsi, Sandre commettait une imprudence d’autant plus grave que le temps menaçait. Un gros orage montait rapidement vers le zénith. Mais essayez d’arrêter un gamin qui court après un oiseau !

Il s’ensuit que Sandre fut bientôt engagé au milieu d’une épaisse forêt, dont les premiers arbres s’élevaient sur la gauche du creek. L’oiseau, voltigeant de branche en branche, semblait prendre plaisir à l’attirer.

Sandre, tout à sa poursuite, oubliait que la Belle-Roulotte devait repartir dans deux heures, et, vingt minutes après avoir quitté le campement, il était déjà d’une bonne demi-lieue au plus profond de la forêt. Là, pas de routes, rien que d’étroits sentiers, embarrassés de broussailles au pied des cèdres et des sapins.

L’oiseau, poussant de joyeux cris, s’élançant d’un arbre à l’autre, tandis que Sandre courait, sautait comme un jeune chat sauvage. Néanmoins tant d’efforts furent vains, et l’oiseau finit par disparaître derrière les fourrés.

« Au diable, maintenant ! », s’écria Sandre en s’arrêtant, très vexé de son insuccès.

C’est alors, à travers le feuillage, qu’il vit le ciel couvert de nuages épais. De grandes lueurs couraient déjà au-dessus de la sombre verdure.

C’étaient les premiers éclairs, qui furent bientôt suivis de roulements prolongés.

« Il n’est que temps de revenir, et qu’est-ce que dira le père ! », pensa le jeune garçon.

En ce moment, son regard fut attiré par un objet singulier, un caillou de forme bizarre, de la grosseur d’une pomme de pin, et piqué de points métalliques.

Ne voilà-t-il pas notre gamin s’imaginant que c’est une pépite, oubliée dans cette partie du Caribou ! Et, poussant un cri de joie, il la ramasse, il la pèse dans sa main, il la met dans sa poche, tout en se promettant de n’en parler à personne.

« Nous verrons bien ce qu’on dira plus tard, murmura-t-il, lorsque je l’aurai changée en belle monnaie d’or !

Sandre avait à peine empoché son précieux caillou, que l’orage se déchaîna par un violent coup de tonnerre. Les derniers échos le répercutaient encore dans l’espace, lorsqu’un rugissement se fit entendre.

À vingt pas, hors d’un fourré, se dressait un ours énorme de l’espèce des grizzlys.

Et, si brave qu’il fût, Sandre se mit à décamper à toutes jambes, en gagnant du côté du creek. Aussitôt, l’ours de se mettre à sa poursuite.

Si Sandre parvenait à atteindre le lit du cours d’eau, à le franchir, à se réfugier au campement, il était sauvé. On saurait bien tenir le grizzly en respect sur la rive gauche du creek, et même l’abattre pour en faire une descente de lit.

Mais la pluie tombait déjà à flots, les éclairs se multipliaient, le ciel s’emplissait des fracas de la foudre. Sandre, trempé jusqu’aux os, gêné dans sa fuite par ses vêtements mouillés, courait le risque de tomber à chaque pas, et une chute l’eut mis à la merci de l’animal. Pourtant il parvint à maintenir sa distance, et, en moins d’un quart d’heure, il se trouva sur le bord du creek.

Là, obstacle infranchissable. Le creek, changé en torrent, roulait des pierres, des troncs, des souches, arrachés par la violence du flot. Les eaux montaient jusqu’à l’affleurement des rives. Se jeter au milieu de ces tourbillons, c’était se perdre, sans aucune chance de salut.

Sandre n’osait se retourner. Il sentait l’ours sur ses talons, prêt à l’étreindre. Et, impossible de signaler sa présence à la Belle-Roulotte, à peine visible sous les arbres.

L’instinct lui fit faire alors, presque sans réflexions, ce qui pouvait peut-être le sauver.

Un arbre était là, à cinq pas de lui, un cèdre, dont les basses branches s’étendaient au-dessus du creek.

S’élancer vers ce tronc, de médiocre grosseur, l’entourer de ses bras, s’aider des aspérités de l’écorce, se hisser jusqu’à la fourche, se glisser à travers la ramure supérieure, c’est ce que le jeune homme accomplit lestement. Un singe n’aurait été ni plus adroit ni plus souple. Cela ne saurait étonner de la part d’un petit clown, et il put se croire en sûreté.

Par malheur, ce ne fut pas pour longtemps. En effet, l’ours, qui s’était posté au pied de l’arbre, se disposait à y grimper, et il serait difficile de lui échapper, même en se réfugiant sur les plus hautes branches.

Sandre ne perdit rien de son sang-froid. N’était-il pas le digne fils du célèbre Cascabel, habitué à se tirer sain et sauf des plus mauvaises passes ?

Ce qu’il fallait, c’était quitter l’arbre, mais comment ? puis, franchir le torrent, mais de quelle façon ? Sous la crue occasionnée par une pluie torrentielle, le creek commençait à déborder, et ses eaux se répandaient sur la rive droite du côté du campement.

Appeler au secours ?… Il était impossible que des cris pussent être entendus au milieu de cette rafale furibonde. D’ailleurs, si M. Cascabel, Jean ou Clou-de-Girofle s’étaient mis à la recherche de l’absent, ce devait être en avant et non en arrière de la Belle-Roulotte. Est-ce qu’ils auraient pu supposer que Sandre avait repassé le creek ?

Cependant l’ours grimpait… lentement, mais il grimpait, et il allait bientôt atteindre la fourche du cèdre, tandis que Sandre cherchait à en atteindre la cime.

C’est alors que le gamin eut une idée. Voyant que quelques-unes des branches s’étendaient au-dessus du creek sur une dizaine de pieds, il se hâta de dérouler la corde qu’il avait à sa ceinture, et d’y faire une boucle qu’il parvint à lancer jusqu’à l’extrémité de l’une des branches horizontales ; puis, cette branche, il la redressa en halant la corde à lui, et la maintint dans cette position verticale.

Tout cela s’était fait adroitement, rapidement, avec grande présence d’esprit.

C’est qu’il n’y avait pas de temps à perdre, l’ours venait de s’accrocher à la fourche et, de là, il cherchait à se hisser au milieu de la ramure.

Mais, en ce moment, s’étant cramponné à l’extrémité de la branche redressée, Sandre la laissa se détendre ainsi qu’un ressort, et fut lancé au-dessus du creek, comme une pierre par une catapulte. Puis, ayant tourné une fois sur lui-même par un vigoureux coup de reins, il retomba au bord de la rive droite du creek, tandis que l’ours, tout penaud, regardait sa proie s’envoler par les airs.

« Ah ! le polisson ! »

Ce fut par ce compliment que M. Cascabel accueillit le retour du jeune imprudent à l’instant où lui-même venait d’arriver, avec Jean et Clou, sur la berge du creek, après avoir vainement cherché le gamin du côté du campement.

« Polisson !… reprit-il. Quelle peur tu nous as causée !…

— Eh bien, père, tire-moi les oreilles ! répondit Sandre. Je l’ai mérité ! »

Mais, au lieu de s’en prendre aux oreilles de son fils, M. Cascabel ne résista pas au désir de l’embrasser sur les deux joues, disant :

« Ne recommence pas ou, cette fois…

— Tu m’embrasseras encore ! » répondit Sandre, en donnant un gros baiser à son père.

Puis il s’écria :

« Hein !… Est-il assez attrapé, mon ours !… A-t-il l’air assez bête, ce Martin de pacotille ! »

Jean aurait bien voulu tuer l’animal, qui s’était éloigné ; mais il ne fallait pas songer à le poursuivre. La crue augmentant, le plus pressé était de fuir l’inondation, et tous quatre retournèrent vers la Belle-Roulotte.