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César Franck (d’Indy)/p2/ch3

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Félix Alcan (p. 73-80).

III

LA MÉTHODE DE TRAVAIL.



J’ai déjà parlé, dans la première partie de cette étude, des habitudes régulières du maître quant à son travail de création, et de l’emploi constamment assidu des heures trop peu nombreuses que sa vie de professeur lui permettait d’y consacrer ; je voudrais maintenant dire quelques mots de la façon dont, durant les vingt années environ que j’ai vécu auprès de lui, je l’ai vu tirer parti de ces précieuses heures.

Sans entrer ici dans des détails trop techniques, il me paraît indispensable de rappeler (ou peut-être d’apprendre) au lecteur que la composition de toute œuvre d’art, qu’elle soit d’ordre plastique ou d’ordre phonétique, nécessite, pour l’artiste soucieux d’exprimer sincèrement sa pensée, trois périodes de travail absolument distinctes que nous nommerons : conception, disposition et exécution.

La première, celle que nous avons appelée période de conception, se subdivise elle-même en deux opérations différentes : conception synthétique et conception analytique, c’est-à-dire, pour le musicien symphoniste, établissement des grandes lignes, du plan général de l’œuvre et fixation de ses éléments constitutifs, soit : les thèmes ou les idées musicales qui vont être les points essentiels de ce plan.

Ces deux travaux, généralement successifs, sont cependant connexes et modifiables l’un par l’autre, en ce sens que la nature de l’idée (élément personnel) peut amener l’artiste créateur à changer l’ordonnance préconçue du plan, tandis que, de son côté, la nature du plan (élément général) peut appeler certains types d’idées musicales à l’exclusion de certains autres ; mais, qu’elle soit synthétique ou analytique, la conception est toujours indépendante du temps, de l’heure, du milieu, je dirai presque de la volonté de l’artiste ; celui-ci doit attendre, en effet, que les matériaux à l’aide desquels son œuvre sera construite, — matériaux qui expliqueront la forme de la construction tout en subissant l’influence de cette forme, — se présentent à son esprit de façon à le satisfaire complètement.

Cette mystérieuse période de conception est parfois fort longue, et surtout chez les grands créateurs (qu’on lise les cahiers d’esquisses de Beethoven), car leur conscience artistique les force à user d’une extrême sévérité dans le choix de leurs expressions, tandis que c’est le propre des compositeurs médiocres, ou trop infatués de leur mérite supposé, de se contenter des premiers matériaux venus dont la mauvaise qualité ne peut constituer qu’un monument fragile et conséquemment sans durée.

La deuxième époque du travail de l’œuvre, que nous nommons disposition, est celle durant laquelle l’artiste, tirant parti des éléments précédemment conçus, fixe de façon définitive toute l’ordonnance de la pièce musicale, en son ensemble comme en ses moindres détails.

Ce travail, qui nécessite encore une certaine part d’invention, est parfois accompagné de longues hésitations, de cruelles incertitudes. C’est le moment où on défait un jour ce que l’on a eu tant de peine à édifier la veille, mais c’est aussi celui de la pleine jouissance de se sentir en intime communication avec la Beauté.

Enfin, lorsque le cœur et l’imagination de l’artiste ont conçu, lorsque son intelligence a su disposer, alors vient la dernière période, celle de l’exécution, qui n’est plus qu’un jeu pour le musicien dûment informé de son métier ; c’est le travail d’écriture, d’instrumentation s’il y a lieu, et de présentation plastique sur le papier de l’œuvre musicale achevée.

Si, pour la conception générale et l’exécution finale de l’œuvre, le procédé de travail se trouve être à peu près identique chez tous les compositeurs, il s’en faut qu’il en soit de même en ce qui regarde la conception thématique et la disposition des éléments ; tel saura attendre patiemment l’éclosion des idées, tel autre, au contraire, tentera d’en hâter la venue violemment et au moyen d’excitants, tel — comme Beethoven — écrira fiévreusement une incroyable quantité d’esquisses différentes pour une seule idée musicale, tel autre — Bach, par exemple — ne fixera plastiquement son thème que lorsque celui-ci sera absolument arrêté dans son esprit.

Le « père Franck » était de ceux qui, comme Gluck et tant d’autres, ont besoin d’excitants pour trouver ; toutefois, ce n’était point en des stimulants factices qu’il s’efforçait de chercher l’inspiration, il faisait pour cela appel à la musique elle-même.

Combien de fois ne l’avons-nous pas vu s’escrimant sur son piano à taper en un saccadé et constant fortissimo l’ouverture des Maîtres chanteurs ou telle autre pièce de Beethoven, de Bach ou de Schumann ? Au bout d’un temps plus ou moins long, l’assourdissant fracas se résolvait en murmure, puis, plus rien…, le maître avait trouvé.

Toute sa vie, autant qu’il le put, Franck employa cette méthode d’appeler l’inspiration par le bruit musical et, un jour, au cours de la composition de ses dernières œuvres, un de ses élèves l’ayant surpris aux prises avec je ne sais quel morceau de piano qu’il massacrait sans pitié, et l’élève s’étonnant du choix de cette musique, le vieux maître lui répondit : « Oh ! c’est seulement pour m’entraîner ; au fond, quand je veux trouver quelque chose de bien, je me rejoue les Béatitudes, c’est encore ce qui me réussit le mieux. »

Franck jouissait aussi de deux facultés bien précieuses pour un compositeur, la première, de pouvoir mener de front deux occupations musicales diverses sans que l’une nuisît à l’autre ; la seconde, inappréciable entre toutes, d’être à même de reprendre où il l’avait laissée la tâche commencée, sans avoir besoin d’un laps de temps quelconque pour se remettre dans l’ambiance.

Souvent il lui arrivait, au cours des leçons, qu’il donnait cependant avec une extrême conscience, de se lever subitement pour aller, dans un coin de son salon, écrire quelques mesures qu’il ne voulait pas laisser échapper, et de revenir presque aussitôt continuer la démonstration ou l’examen commencés. Des œuvres importantes furent écrites de cette façon, par fragments notés de ci de là, et dont l’enchaînement restait toutefois logique et sans hiatus. Le travail de disposition était toujours celui qui le préoccupait le plus, car, je l’ai dit, tout en restant évidemment classique et traditionnel, il fut toute sa vie dévoré par la soif des formes nouvelles, aussi bien dans les éléments constitutifs que dans la structure de l’œuvre. Au contraire de Beethoven dont les esquisses thématiques ou élémentaires sont innombrables, mais qui, sitôt les thèmes trouvés, semble par cela même en avoir établi tout le développement et néglige parfois de noter la marche de celui-ci dans ses cahiers, Franck crayonnait et raturait de nombreuses pages avant d’arrêter définitivement la disposition de l’œuvre.

Très difficile pour les autres au point de vue de la structure musicale, il l’était encore davantage pour lui-même et, quand il hésitait sur le choix de telle tonalité relative ou sur la marche de tel développement, il aimait à consulter ses élèves, à leur faire part de ses doutes et à leur demander leur opinion.

Suivant la règle de nature qui veut (quoi qu’on puisse en dire) que la plupart des grands créateurs dont la vie est suffisamment longue, présentent en leur œuvre totale trois modes d’expression différents, on trouve chez César Franck trois styles très nettement tranchés, correspondant chacun à une modification extérieure de son existence et présentant, chacun au moment de son plus complet épanouissement, une œuvre importante que l’on peut regarder comme le type même du style dont elle est la fleur, puisqu’elle en offre toutes les qualités caractéristiques, tout en le synthétisant au point de vue de la représentation formelle.

Je diviserai donc la carrière du maître en trois époques de production ; la première s’étendant de l’année 1841 jusque vers 1858, comprenant les quatre trios, toutes les pièces fugitives pour piano, un grand nombre de mélodies vocales et aboutissant comme point saillant, au premier oratorio : Ruth.

La seconde époque va de 1858 à 1872 ; c’est la période de production religieuse, messes, motets, pièces d’orgue ; elle se termine au deuxième oratorio : Rédemption.

La dernière manière enfin embrasse toute la musique pour orchestre à partir de 1875, les admirables types de musique de chambre, les deux opéras, les derniers chorals et se concrétise entièrement en la sublime épopée des Béatitudes.

Ce sont ces trois époques, ces trois manières d’être successives du génie qui nous occupe, que je veux maintenant présenter au lecteur, par un examen historique et analytique, aussi succinct que possible, des plus importantes œuvres du maître.