César Franck (d’Indy)/p2/ch4

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Félix Alcan (p. 80-102).

IV

PREMIÈRE ÉPOQUE (1841 à 1858)



Il fut un temps — déjà éloigné — où les wagnériens intransigeants prenaient des attaques de nerfs lorsqu’on osait avancer devant eux que l’art de Tannhäuser et du Vaisseau fantôme est quelque peu inférieur à celui de Tristan ou de Parsifal ; il en est encore, il en sera toujours ainsi pour les esprits à idées préconçues qui ne veulent — ou ne savent — point raisonner leur opinion. Je ne puis m’empêcher, au reste, de trouver cette disposition à l’idolâtrie envers les hommes de génie ou de talent, assez touchante, bien qu’elle soit peu conforme à la justice ; toutefois, tenu de faire ici œuvre de critique, je dois m’interdire tout jugement rendu sous l’influence de l’amour que je porterai toujours à mon maître regretté, jugement qui, dans ce cas, ne pourrait qu’être partial, et j’aurai le courage de dire que la première manière de Franck, tout en présentant certaines particularités infiniment intéressantes, fut loin de laisser présager tout ce que l’art du maître était appelé à produire par la suite de grand, de neuf, de sublime.

Certaines compositions typiques mises à part, les influences, dans ce premier style, absorbent une notable partie de la personnalité, Beethoven dans les trios, Liszt et les pianistes romantiques dans les pièces pour piano, Méhul enfin et les Français de la fin du XVIIIe siècle dans toutes les œuvres vocales. Ces influences sont surtout sensibles dans le tour mélodique général et dans la disposition ; quant au rythme synthétique, à l’architecture musicale, points capitaux des deux styles subséquents, il n’en est pas encore question dans cette première période. Bien mieux, on constate avec étonnement un certain embarras, une sorte de timidité dans la structure de la plupart des œuvres, timidité qui a souvent pour effet la plus flagrante monotonie et devient même parfois une cause d’erreurs que Franck n’eût jamais tolérées trente ans plus tard chez ses élèves.

Il est cependant à ceci certaines exceptions. J’en ai déjà signalé une, le premier trio en fa dièze, exception d’autant plus remarquable que ce trio est désigné par le maître comme faisant partie de son œuvre I, bien que j’incline à penser, sans être toutefois à même de le prouver, que la composition de plusieurs pièces pour piano, et surtout d’un certain nombre de mélodies, est antérieure à celle du trio en question.

L’œuvre I fut publiée sous le titre : Trois trios concertans pour piano, violon et violoncelle, dédiés à Sa Majesté Léopold Ier, roi des Belges, par César-Auguste Franck, de Liège. L’édition primitive en fut faite par la maison Schuberth et Cie (Hambourg et Leipsig) au prix marqué de 3 reichsthäler (11 francs 50 environ) l’un dans l’autre, l’auteur restant propriétaire de l’œuvre pour la France.

Le trio en fa dièze est construit au moyen de deux thèmes cycliques principaux dont le premier sert de base aux trois parties de l’œuvre et engendre, en ses diverses modifications, le plus grand nombre des développements, tandis que le second, immuable, reparait intégralement reproduit dans chacune des trois parties.

S’il était permis de proposer de cette œuvre une exégèse romantique, on pourrait dire que le premier thème cherche, par de multiples embûches et de subtiles transformations, à entraîner le second dans son ambiance tourmentée ; mais celui-ci résiste jusqu’à la fin par la seule force de sa simple et sereine pureté.

La première des deux idées génératrices, ainsi que le demande son rôle agissant, est d’ordre complexe ; elle commande un contrepoint qui, soit qu’il l’accompagne ou qu’il se meuve pour son propre compte, devient l’un des agents les plus actifs de la structure thématique :


\score {
\relative c { 
\new PianoStaff << 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"Thème A"
\clef F
\key a \major
\time 4/4
cis1^\markup \fontsize #-1 { \concat { "V" { \teeny \raise #0.6 "celle" } }} | fis, | fis'2 eis | \break
fis1 | fis | b, | cis2. fis,8.( a16) | cis2 s2 | 
}
\new Staff  {
\set Staff.instrumentName = #"Contresujet a"
\clef F
\key a \major
\time 4/4
fis,4^\markup \fontsize #-1 { Piano} gis gis fis | fis a a fis | fis \stemUp d' d cis | \break
\stemNeutral a' gis fis cis | fis e e fis | fis d d fis | fis cis cis a | fis gis gis fis |
}
>>
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
  \override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



Le mouvement initial est de forme andante et constitué en cinq divisions ou compartiments qui ne sont que des expositions successives des deux idées génératrices, le thème A faisant l’objet des première, troisième et quatrième divisions, tandis que le thème mélodique B :


\relative c'' {
\clef G
\key fis \major
\time 4/4
\stemDown ais4( b cis dis | eis \acciaccatura gis8 fis4 eis dis) | cis( b ais \acciaccatura cis8 b4 | \stemUp ais gis fis) r |
}



sujet des deuxième et cinquième divisions, amène le ton de fa dièze majeur qui clôturera l’œuvre. Franck marque déjà, dès ce premier essai, sa prédilection pour les tonalités chargées de dièzes, qui lui fourniront plus tard la matière de si hautes inspirations.

Il est à remarquer que cet andante, conformément à l’ancienne coupe italienne, ne module que par changement de mode ; c’est donc — et le compositeur l’entendait bien ainsi — un simple exposé des deux personnages qui agiront dans les pièces suivantes.

Le deuxième mouvement, établi à la sous-dominante (si mineur), présente le type du grand scherzo à deux trios et suit pas à pas le tracé beethovénien des Xe et XIVe quatuors, avec cette particularité que le deuxième trio, point culminant de la pièce, est formé par le thème générateur B, appuyé sur un rythme déjà entendu dans l’andante initial, rythme qui fut également le sujet principal du premier trio :


\score {
\relative c' { 
\new PianoStaff << 
\new Staff {
\set Staff.instrumentName = #"Thème B"
\clef G
\key b \major
\time 3/4
dis'2. | e | fis | gis | \break
ais | b | ais | gis | fis
}
\new Staff  {
\set Staff.instrumentName = \markup {
    \column { "Rythme"
      \line { "thématique" }
      \line { \concat { "du 1" { \teeny \raise #0.6 "er" } " Trio" } }
    }
  }
\clef F
\key b \major
\time 3/4
b,,,2.( | ais4 gis fis) | b2.( | ais4 gis fis) | \break
b2.( | ais4 gis fis) | b2.( | ais4 gis fis) | 
\once \override TextScript #'extra-offset = #'(3 . 7.5)
b2._"etc."
\override Staff.BarLine #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
}
>>
} %relative
\layout{
  indent = 2\cm
  line-width = #110
  \set fontSize = #-1
  \override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



Comme l’andante précédent, ce scherzo ne module pas, sinon par simple changement de mode, mais, après d’ingénieux développements fournis par la combinaison du contre-sujet a, puis du thème A avec le thème propre du morceau, il s’enchaîne au fulgurant final en fa dièze majeur dont la mélodie principale, d’une si généreuse simplicité, n’est autre chose que l’amplification expressive du premier thème générateur auquel nous avons attribué l’étiquette A. De même, et par une fort logique symétrie, la deuxième idée musicale de ce final, présentée en ré bémol majeur (pour ut dièze, dominante), s’appuie sur d’obstinés pizzicati du violoncelle selon le rythme connu du contre-sujet a.

Ce final est bâti en forme de premier mouvement (forme sonate), et son développement, s’avançant progressivement vers la lumière, offre de curieuses associations simultanées des idées propres au final lui-même avec le thème A et son contre-sujet a ; il aboutit à un épisode presque dramatique en ré majeur qui amène la réexposition.

Comme couronnement, reparaît intact, immaculé, le thème primitif B, concluant victorieusement au ton de fa dièze majeur. Ce dernier mouvement est le seul qui présente des gradations de teintes dues aux combinaisons tonales dont Franck tirera plus tard un si grand parti.

Si je me suis arrêté aussi longtemps sur l’analyse de cette œuvre, c’est qu’il était important, malgré le peu de ressources qu’offre la langue littéraire pour décrire de la musique, de démontrer par l’exemple à quel point l’art franckiste se rattache à celui des dernières sonates et des derniers quatuors beethovéniens.

Il n’y a qu’à passer légèrement sur le deuxième et le troisième trios, dont l’un (en si bémol majeur) très influencé par Weber et Schubert et décoré par l’auteur lui-même du titre bizarre et restrictif de trio de salon n’offre d’intéressant que quelques recherches rythmiques dans l’andante et surtout dans le final ; quant au troisième, en si mineur, dont les développements sont d’une tenue plus serrée que ceux des trios précédents, je ne puis en conscience le mettre, au point de vue des idées, en parallèle avec celui que je viens d’analyser. Le final, composé bien postérieurement aux autres morceaux (j’en dirai plus bas la raison), présente seul, en son esprit très beethovénien, de curieuses alternances rythmiques et d’ingénieuses combinaisons.

Le quatrième trio (op. 2), également en si mineur, dédié à son ami Fr. Liszt et propriété pour la France de l’éditeur Schlésinger, a une histoire qui nous fut souvent contée par notre maître.

C’était en 1842 ; le jeune Franck, forcé, ainsi qu’on l’a vu dans le premier chapitre de cette étude, de quitter le Conservatoire de Paris, était à Bruxelles, où Liszt, alors dans la plénitude de sa géniale virtuosité, émerveillait les salons et entraînait à sa suite tous les cœurs féminins. Le grand artiste qui, toute sa vie (rare vertu dans le monde de l’art), se montra d’une bienveillance extrême pour ses confrères, surtout pour ceux qui lui paraissaient doués d’un réel sentiment artistique, ne dédaigna point d’accueillir avec une amicale affabilité le jeune compositeur de vingt ans qui venait lui soumettre ses premiers essais.

Les trios l’intéressèrent prodigieusement ; il se prit notamment d’un bel enthousiasme pour le final du troisième (en si mineur) et déclara à Franck que ce final était à lui seul une entité et valait d’être publié à part, qu’il se faisait fort de le jouer et de le faire connaître de cette façon en Allemagne[1].

Le jeune Franck se hâta de se conformer aux conseils de son illustre ami ; il retrancha donc de son op. 1 le final du dernier trio et composa pour le remplacer celui qui sert actuellement de conclusion à l’œuvre.

C’est ainsi que le quatrième trio, op. 2, ne consiste qu’en un seul mouvement de forme-sonate dont les expositions sont inversées, en ce sens que la dernière établit tout d’abord le second thème du morceau, gardant pour conclure la phrase initiale. On pourrait reprocher à cette pièce, malgré sa valeur incontestable, trop d’extension dans l’idée première et trop de concision dans la seconde, ce qui, en dépit du système des compensations, est loin de constituer une harmonie générale suffisamment équilibrée.

Ce défaut mis à part, le morceau est bien dans le génie du maître et, sans contredit, très supérieur aux deux trios précédents.

Il ne fut exécuté pour la première fois en France que le 25 janvier 1879, à l’un des concerts de la Société Nationale de Musique, par MM. Delaborde, Paul Viardot et J. Griset.

Liszt se souvint de César Franck ; il le revoyait toujours avec plaisir et ne cessa de l’admirer, car, outre son opinion sur les pièces d’orgue, dont je parlerai plus loin, je sais qu’il recommanda vivement la musique de notre maître français aux artistes allemands, et je me souviens de la joie et de la ferveur amicale avec lesquelles il reçut la partition de Rédemption que Franck m’avait chargé de lui porter à Weimar, lors de mon premier voyage d’Allemagne en 1873, bien différent en cela de Brahms, pour lequel j’avais la même commission, et qui posa sur un meuble, d’un air suprêmement ennuyé, le cahier que je venais de lui remettre, sans même regarder la dédicace pleine de révérence que le bon Franck avait inscrite à la première page.

De toutes les mélodies vocales que Franck composa entre 1840 et 1853, la plus belle et assurément la plus spontanée est celle écrite sur la poésie de Reboul, l’Ange et l’enfant. Je crois qu’il est difficile de rencontrer une plus intime communion de pensée entre le poète et le musicien ; l’ange de Franck (la première en date de ses expressions angéliques) est bien l’ange gardien de la religion catholique, veillant tendrement sur l’âme du petit enfant et la soustrayant avec bonheur aux peines de la terre pour l’emporter, impolluée encore, dans sa patrie céleste. Cette pièce, qui n’emprunte le secours d’aucun accord étrange et même d’aucune modulation, est bien réellement un petit chef-d’œuvre de mélodie expressive comme on désirerait en rencontrer beaucoup dans la production musicale. Elle date de 1846.

Arrivant maintenant aux pièces pour piano, j’aurai tout d’abord à constater un fait curieux qui ne se présente, à ma connaissance, chez aucun autre musicien que chez celui qui nous occupe, à savoir que les compositions de cet ordre sont, chez lui, réparties très exactement aux deux extrémités de sa carrière.

C’est ainsi que, de 1841 à 1846, pendant les six premières années de production, on ne trouve guère, à part les trios, que des œuvres pour piano seul : on peut en compter jusqu’à quatorze ; puis, tout à coup, Franck cesse subitement, et durant près de quarante ans, d’écrire pour l’instrument cher aux Chopin et aux Liszt, et ce n’est que tout à la fin de sa vie, pendant la période également de six années qui s’étend de 1884 jusqu’à sa mort, qu’il est hanté par le désir de créer de nouvelles formules applicables au clavier à percussion, et que, non seulement il trouve ces nouvelles formules, mais qu’elles l’amènent, pour ainsi dire fatalement, comme nous le verrons par la suite, à la découverte de formes esthétiques non encore usitées, constituant des types parfaits dont on n’a point encore su, après lui, tirer un parti efficace.

Mais il ne s’agit pas encore de ces superbes manifestations du dernier style, je ne dois parler ici que des compositions du commencement de sa vie artistique.

Les premières pièces pour piano, qui sont en même temps les toutes premières compositions du maître, remontant à l’année 1835 (il avait alors treize ans) et se trouvent à la fin d’un cahier manuscrit extrêmement soigné comme graphisme, qui contient tous les exercices faits sous la direction de Reicha, du 24 juin 1835 au 15 mai 1836, exercices qui démontrent que Reicha enseignait conjointement l’harmonie et le contrepoint[2]. Après de nombreux essais de construction mélodique sur des thèmes donnés par le professeur, on rencontre, à l’une des dernières pages ce titre triomphant : « Chants à moi, à accompagner », en tête de plusieurs petites mélodies qui sont donc bien vraiment les premières compositions authentiques écrites par l’auteur du Quatuor en ré.

Au milieu du cahier est mentionnée, en termes ingénus, la mort du professeur qui, jusque-là, avait guidé les premiers pas du maître[3].

Je ne résiste pas au plaisir de donner ici l’une de ces naïves mélodies :


\score {
\relative c' { 
\new PianoStaff << 
\set PianoStaff.instrumentName = \markup {
    \column { "4 Octobre"
      \line { "1835" }
    }
  }
\new Staff {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\stemDown
a'2( c | dis8 e f e b4.) d8 | 
}
\new Staff  {
\clef F
\key c \major
\time 4/4
c,8( d c b a c b a) | gis2. e4 |
}
>>
} %relative
\layout{
  indent = 3\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



\score {
\relative c' { 
\new PianoStaff << 
\new Staff {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
d'4( c b8 a gis a | ais2\( \stemUp b4)\) r4 | \stemNeutral b2\( d | \break
dis8 e f e b4.\) d8 | f\( e d cis\) d\( c b a\) | c\( b a gis\) a4 r4 | \break
b4.\( c8 e4 d\) | f2\( e8 d\) c4~ | c8 e\( f e d e d c\) | \break
c2\( b4\) g | c g'\(~ \tupletUp \times 2/3 {g8 f e} \times 2/3 {d c b\)} | b4( a8) d c4( b) | \break
c4\( e8 g f e d c\) | c2\( b4\) g | b4.\( c8 d f e d\) |
}
\new Staff  {
\clef F
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
a,2 c | d\(~ d8 c b a\) | gis\( fis gis a b c b a | \break
gis1\) | g!2 f | e a,4 r4 | \break
g'2.. a8 | b4.\( a16 b\) c4 c, | c2 e | \break
g1 | c,2 e | f g | \break
e4 c a'2 | g2. r4 | gis8\( a gis a b4 gis4\) |
}
>>
} %relative
\layout{
    indent = 0\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}

\score {
\relative c' { 
\new PianoStaff << 
\new Staff {
\clef G
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
\override Score.BarNumber #'break-visibility = #'#(#f #f #f)
c'8\repeatTie a'4 f d b8 | a4. c8 d\( c b a\) | a2\( gis4\) r4 | \break
f'2~ f8 b,\( c d | f4 e\)~ e8 a,\( b c | e4 d\)~ \stemDown d8 gis,\( a b | \break
d4 c\) c( b) | \stemNeutral a2 c | dis8\( e f e\) b4. d8 | \break
c4 a'\(~ a8 g16 f e d c b\) | b4 a2 gis4 | a1 \bar "||"
}
\new Staff  {
\clef F
\key c \major
\time 4/4
\override Staff.TimeSignature #'transparent = ##t
a,4 a, f' d | e1\( | e8\) dis( e f) e4 r4 | \break
b'1\( | c2\) c\( | b\) b\( | \break
a2\) e4 e'8( d) | c\( d c b a c b a\) | gis2~ gis4 e | \break
a4 f8( e) f2 | e e' | a,1 \bar "||"
}
>>
} %relative
\layout{
  indent = 0\cm
  line-width = #120
  \set fontSize = #-1
} %layout
} %score
\header { tagline = ##f}



De toutes les autres œuvres pour piano de cette première époque, deux seulement me paraissent dignes d’être mentionnées, en raison de la recherche très poussée des formes instrumentales qu’elles dénotent ; la première est intitulée Eglogue, op. 3, et, en sous-titre : Hirten-Gedicht ; elle est dédiée à la baronne de Chabannes et parut en 1842 chez l’éditeur Schlésinger. L’exposition de la phrase pastorale en mi bémol qui est le chant du pâtre, donne lieu à de curieuses combinaisons d’écriture pianistique dont nous retrouverons des traces dans la dernière manière. Comme Weber, Franck avait les mains fort grandes, il lui arrive, en conséquence, fréquemment d’écrire des accords qui exigent un extrême écartement du pouce au cinquième doigt ; certains passages, en raison de ces écarts, sont donc assez difficiles à noter sur deux portées, surtout lorsque, comme dans cette Eglogue, s’y interpose une mélodie à diviser entre les deux mains, mélodie assez difficile à discerner au milieu du fouillis de notes et d’accords qui l’environne. À cette époque, Liszt seul avait osé inaugurer l’écriture de piano sur trois portées, mais les compositeurs inconnus comme l’était alors le jeune César-Auguste, n’étaient point autorisés par les éditeurs à se permettre cette licence, aussi l’exécution de ces pièces de Franck devient-elle parfois vraiment ardue, en raison de leur présentation plastique. Combien plus claire eût apparu aux yeux du lecteur la fréquente exposition du second thème, si elle eût été notée ainsi :


\score {
\relative c' { 
\new PianoStaff << 
\new Staff {
\clef G
\key ees \major
\time 3/4
\partial 8 r8 | <g' g,>8 r8 <aes' f> r8 <bes g' bes> r8 | <g, bes,> r <aes' f> r <g' ees g,> r |
}
\new Staff  {
\clef G
\key ees \major
\time 3/4
\partial 8 ees,,8(^3 | ees) f4^1 \stemDown g_4 \stemUp bes8(^5 |bes) aes4^1 \stemDown g_3 \stemNeutral g8\laissezVibrer | 
}
\new Staff  {
\clef F
\key ees \major
\time 3/4
\partial 8 r8 | \stemDown <ees, g, ees>8 r <ees aes aes'> r \clef treble <ees' bes' g'> r \clef F | <g, bes, ees,> r <ees aes aes'> r \clef G <ees' ees'> r |
}
>>
} %relative
} %score
\header { tagline = ##f}
  etc.



L’autre pièce intéressante est intitulée : Première ballade, op. 9, et date de 1844 ; elle doit avoir été éditée, mais il est actuellement impossible de se la procurer et même d’en trouver trace dans aucune des maisons d’édition qui succédèrent à celles existant en 1844. Le dépôt légal n’en fut fait ni à la Bibliothèque nationale, ni à celle du Conservatoire, le manuscrit seul a été conservé dans la famille du maître et appartient à M. Georges C. Franck. L’œuvre est écrite dans cette tonalité de si majeur que le « père Franck » affectionnait particulièrement et qui fut toujours favorable à son inspiration, depuis les trios jusqu’au sublime larghetto du Quatuor.

La Ballade commence, après une introduction de 49 mesures, par une série d’expositions mono-tonales d’un thème dont on pourra retrouver la saveur naïve dans les œuvres de maturité ; puis, vient un allegro en si mineur dont les formes, très pianistiques, ne tendent que vers une prudente inflexion au ton de la dominante et qui ramène, en troisième lieu, une réexposition du thème primitif, agrémenté de batteries en doubles-croches selon la formule alors la plus communément répandue.

À ce propos, il est curieux de constater que toutes les premières compositions pour piano du maître, que ce soit églogue, ballade, caprice ou fantaisie, sont coulées dans un moule identique : un allegro encadré entre deux expositions d’un même thème, le tout précédé parfois d’une courte introduction ; elles offrent, au surplus, une assez grande monotonie, en raison de l’absence complète de toute modulation (nous l’avons déjà remarqué pour les trios), mais, en y regardant de près, on peut y retrouver, je l’ai dit, et assez fréquemment, la nature embryonnaire des grandes œuvres postérieures, et le souci du brillant de l’écriture instrumentale n’y est point tel, qu’il ne cède souvent le pas à la recherche de formes purement musicales. Évidemment, Franck, à cette époque, pressé par son père de produire, coûte que coûte, des œuvres « de vente », ne sait point encore cet art de la composition qu’il enseignera plus tard d’une façon si complète, en sorte que le maître de la structure musicale moderne, se rendant fort bien compte de son infériorité, s’en tient alors prudemment à l’emploi d’une forme simple et sans dangers. Il saura prendre sa revanche !


Même remarque est à faire au sujet de Ruth, églogue biblique, qui date de 1845 et ne fut éditée pour la première fois, par Hartmann, qu’en l’année 1871.

Les mélodies, fraîches et ingénues, ressortant d’une évidente fréquentation avec les œuvres de Méhul, ont assez souvent un aspect d’originalité pour celui qui connaît l’œuvre entier de Franck, mais les formes sont encore hésitantes, embarrassées, et parfois même d’une timidité qui ne laisse pas que de provoquer l’étonnement, je dirais presque le sourire.

La phrase de violon en sol mineur qui ouvre le prélude, est bien proche parente, comme ligne, d’une des idées du premier trio ; c’est déjà la mélodie Franck à l’état de balbutiement :

La première partie de l’oratorio, représentant le départ de Noémi, est construite autour de tonalités sombres qui sont bien en situation ; seule, la généreuse résolution de Ruth, criant qu’elle n’abandonnera point sa mère et la suivra partout, donne une note claire par l’affirmation du ton de la majeur, rayon lumineux après les teintes précédentes. Malheureusement cet air de Ruth est d’essence trop opéra et sa mélodie initiale rappelle plus les romances dramatiques de Meyerbeer qu’elle ne fait pressentir le Franck de Rédemption.

Dans la deuxième partie, après divers chœurs de moissonneurs qui faisaient l’admiration de nos vingt ans…, après une sorte de mélopée triste de Noémi, où la ligne constante du cor anglais fait un peu trop penser à certain passage connu de la Juive, vient un duo entre Ruth et Booz qui est, à mon sens, le point mélodique culminant de toute la première manière de Franck, et, en même temps, un morceau d’un réel intérêt comme expression dramatique.

Le dialogue, très simple et assez apparenté avec les scènes entre Jacob et Benjamin du Joseph de Méhul, est constamment enguirlandé d’une pure ligne mélodique :


\relative c'' {
\clef G
\key bes \major
\time 4/4
\partial 8*5
bes'8( c bes c d) | bes( g f d) ees( c bes c) | d([ ees] f)
}


qui donne un peu la sensation de certains arrangements d’étoffes dans les fresques d’Orcagna ou de Botticelli. La phrase musicale, douce et prenante, se meut autour du ton de si bémol majeur et conclut par une confiante exclamation de Ruth :

Ah ! je ne suis plus étrangère !


qui, constatant un changement d’état dans l’âme de la jeune Moabite, amène par cela même, suivant le principe de la construction dramatique, une tonalité toute nouvelle, sans parenté avec le ton établi jusque-là et absolument lumineuse, c’est la tonalité de si majeur, sur laquelle se reproduit de nouveau le dessin initial et qui clôt la scène.

La troisième partie renferme un deuxième duo entre Ruth et Booz, similaire de celui dont je viens de parler et qui est un des morceaux le plus véritablement Franck de la partition.

À noter, à propos de cette scène, une remarque assez intéressante au point de vue de la diversité d’impression que peut produire un même contour mélodique : l’un des motifs principaux, employé ici pour peindre la paternelle tendresse de Booz, est absolument identique comme dessin à celui dont M. Massenet a usé pour étiqueter la passion, un peu malsaine, de des Grieux pour la sémillante Manon :


et cependant, malgré que la succession de notes soit la même, combien différente est l’impression ressentie !…

Rien de plus tranquillement chaste que cette mélodie qui fait le fond de la scène finale de Ruth, et qui, partant du ton de ré majeur, ramène comme couronnement harmonique de l’œuvre, cette teinte lumineuse de si majeur déjà apparue dans le duo de la seconde partie.

C’est ainsi que, tant par l’importance musicale que par la tentative dramatique, nouvelle pour lui, Franck a donné dans sa partition de Ruth la somme de ce que pouvait son talent au cours de cette première manière.

Nous allons maintenant le voir abandonner complètement cette voie pour pénétrer — plus haut — en d’autres régions musicales.

  1. Liszt ne manqua point à cette promesse. C’est ainsi qu’on peut lire dans les intéressants Memories of a musical life du Dr Mason, de New-York, qui travailla avec Liszt de 1850 à 1854, l’extrait suivant du journal que lui, Mason, rédigeait quotidiennement pendant son séjour à Weimar : « Dimanche 24 avril 1853, à l’Altenbourg, 11 heures du matin, Liszt joua avec Laub et Cossmann deux trios de César Franck. » (Voy. p. 122 des Mémoires du Dr Mason.)
  2. Ce manuscrit est en la possession de M. Ch. Malherbe, l’érudit archiviste de l’Opéra, qui me l’a fort obligeamment communiqué et a bien voulu m’autoriser à prendre copie de la petite pièce ci-dessus. Il existe également, à la Bibliothèque de Boston (États-Unis), un second cahier manuscrit de même nature, mais dans lequel on ne trouve aucun essai de composition.
  3. Voici cette mention qui est répétée, à peu près dans les mêmes termes, à la fin du cahier : « M. Reicha, mon professeur, qui a écrit les principes qui précèdent, est décédé le 26 mai 1836, rue du Mont-Blanc, 50. Paris, le 27 mai 1836. César-Auguste Franck. »