César Franck (d’Indy)/p2/ch5

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Félix Alcan (p. 102-138).

V

DEUXIÈME ÉPOQUE (1858 à 1872).



Dès l’entrée de cette seconde époque, se pose une question de chronologie dont la solution ne laisse pas que d’être quelque peu embarrassante.

Dans le commencement de sa carrière de compositeur, Franck (probablement à l’instigation de son père) cataloguait soigneusement et avec l’esprit d’ordre qu’il conserva jusqu’à sa mort, tout ce qui sortait de sa plume, en attribuant à chaque œuvre un numéro, ce qui semblerait devoir faire foi pour un classement général. Cependant, en dépit de ce soin, quelques attributions de cette époque restent douteuses, tel le Solo de piano avec accompagnement de quatuor à cordes, op. 10, dont on ne peut nulle part rencontrer un vestige, pas plus chez les éditeurs que dans la mémoire des familiers du maître, telle encore la Fantaisie pour piano, op. 13, inscrite sur la couverture des Fantaisies sur Gulistan (Richault, éditeur) conjointement avec les compositions précédentes « du même auteur » et que je soupçonne avoir été annoncée, mais jamais composée, ou du moins jamais livrée à la gravure.

Mais le fait le plus étrange en cet ordre d’idées, fait sur lequel j’ai voulu, en commençant l’étude de cette seconde manière, attirer l’attention, c’est que les pièces d’orgue, premières manifestations du véritable génie novateur de Franck, portent les chiffres d’œuvre : 16, 17, 18, 19, 20 et 21. Or nous trouvons précédemment un op. 16 : Trois petits riens pour piano, et un op. 17 : Grand duo à quatre mains sur Lucile (Richault, éditeur), datant tous deux de 1845. De même, la Messe à trois voix est cotée « œuvre 12e », et le même numéro a été attribué en 1844 à la Deuxième fantaisie sur Gulistan, éditée par Richault.

Franck eut-il, ce qui est fort possible, l’intention de répudier une partie des premiers morceaux de piano (écrits sous l’autoritaire pression paternelle), comme indignes de figurer dans sa production artistique ?… et cependant il y laissait subsister d’autres pièces (Duo sur le God save the king, et Souvenir d’Aix-la-Chapelle pour piano) qui ne devaient guère être supérieures à celles-là…, c’est ce que l’on ne pourra jamais savoir.

D’autre part, aucune des nombreuses mélodies composées et éditées entre 1840 et 1850 ne porte de numéro d’œuvre, et, après le morceau intitulé : Quasi marcia pour harmonium, auquel est affecté le chiffre 22, le maître renonce jusqu’à la fin de sa vie à toute désignation numérique.

Quoi qu’il en soit, ce sont bien les six grandes pièces d’orgue qui apparaissent comme début de la production symphonique de cette seconde époque ; je dis : de la production symphonique, car il n’y a pas à douter que nombre de motets et autres compositions de musique religieuse, comme aussi les deux Messes, soient antérieurs en date, mais nous avons déjà vu que Franck avait coutume de n’attribuer aucun numéro d’œuvre à ses morceaux de chant.

On pourrait nommer cette deuxième partie de la vie de César Franck, l’ère de la production religieuse. À part quelques lieder, un essai d’oratorio et Rédemption, on ne rencontre, au cours de cette période, que de la musique destinée à l’église.

Qu’on veuille bien remarquer que je dis : de la musique destinée à l’église, et non point précisément de la musique d’église, ce qui nécessite quelques mots d’explication.

L’origine de la Musique, comme celle de tous les Arts (qu’on s’efforce actuellement, sans y parvenir du reste, de rattacher à d’autres causes) est incontestablement d’ordre religieux. Le premier chant fut une prière. Louer Dieu, célébrer la beauté, la joie et même la terreur religieuses, fut le seul objet de toutes les œuvres artistiques durant près de huit cents ans. Et par cela même, les artistes d’alors exprimaient la Vie, c’est-à-dire les sentiments de l’homme, amour, espérance, joie et douleur, d’une façon — soit dit en passant — bien plus profonde et bien plus vraie que ceux qui, sous prétexte de dépeindre la vie actuelle, ne savent en exprimer que le décor, que le côté extérieur, futile et passager.

La Renaissance, par un changement de direction provenant d’une idée erronée, nous amena quelques chefs-d’œuvre personnels, mais aussi une terrible perturbation dans la marche logique des Arts, et, en musique religieuse notamment, on en arriva, à partir de cette époque, à une sorte d’art de convention qui, abolissant toute espèce d’expression vraie et dédaignant le beau rythme des monodies anciennes aussi bien que l’harmonieuse architecture du contrepoint vocal, introduisit à l’église le style de la symphonie et de l’opéra… si ce n’est pire, style qui n’avait aucune raison d’être dans l’enceinte sacrée.

Aussi la musique, dite d’église, dégénéra-t-elle avec une stupéfiante rapidité et devint-elle l’unique proie de la convention et de la mode.

Elle fut pompeuse au XVIIe siècle, comme l’étiquette de la cour du Grand Roi, frivole au XVIIIe, pour l’amusement des gens de qualité ou des parvenus qui, au sortir d’un souper, se voyaient obligés, de par leur situation, d’assister aux offices, bourgeoise enfin et figée en des formules toutes faites sous le règne du juste-milieu. Ce fut ce dernier style, dépourvu de la noblesse de celui du XVIIe siècle et du charme de celui du XVIIIe, qui persista jusqu’à la fin du XIXe siècle, et, chose bizarre, il se forma même des écoles ayant pour but d’apprendre aux jeunes compositeurs l’art de faire de la musique inexpressive en vue de l’église…

César Franck, sans jamais en arriver cependant — il en aurait été incapable — à s’égarer dans les honteux bas-fonds où se meuvent les productions dites maître de chapelle, ne sut point s’affranchir, dans sa musique d’église, de l’influence de son époque, et nous nous trouvons forcés de constater, dans l’examen impartial de son œuvre, ce fait assez anormal que chez lui — peut-être le seul musicien religieux de la fin du dernier siècle — la production religieuse est certainement et assez sensiblement inférieure à celle des autres genres qu’il aborda, orchestre, piano, musique de chambre.

À cela deux causes : la première, c’est que Franck, si érudit en tout ce qui touche à la musique moderne et à celle du XVIIIe siècle, connut peu et mal l’admirable monument des écoles polyphoniques du XVIe français et italien dont les éditions étaient, de son temps, rares et peu répandues.

Il ignora tout de la savante et définitive recherche des Bénédictins au sujet du Chant grégorien, et c’est avec grande raison que M. Charles Bordes, dans un article écrit au lendemain de sa glorification[1], caractérise comme suit le rôle de son maître dans le domaine de la musique religieuse :

« Dans sa musique d’église, César Franck reste à de rares exceptions près, un soliste. Il l’est au seuil de ce Dextera dont l’ensemble demeure un magnifique morceau de musique pure, mais où la phrase initiale se déroule avec l’ampleur et la majesté d’attitude de certaines statues des églises de style rococo dont on ne peut nier l’allure théâtrale et partant antireligieuse.

« Dans sa messe, dont le Kyrie seul est une exquise prière et l’Agnus une perle d’ingénuité musicale, comment qualifierons-nous ce Quoniam tu solus sanctus tonitruant et moins digne d’un soliste que d’un chantre quelque peu en goguette ? — À côté de ces pages presque indignes du maître, nous voyons surgir l’incomparable frontispice de l’offertoire Quæ est ista, digne d’un Bach, et surtout cet admirable Domine non secundum tout contrapuntique, d’un contrepoint très humain s’entend, mais déjà si sobre (sauf la reprise finale majeure qui ne vise qu’à l’effet), que, dans l’ensemble, ce motet peut être donné comme un exemple de musique religieuse moderne.

« De telles pages nous font regretter amèrement que la destinée n’ait pas permis à Franck, parti trop tôt, de s’associer à notre mouvement de restauration du chant religieux. Peu en commerce avec le chant palestinien dont il n’a qu’effleuré les beautés (je le tiens de lui-même) et dont il n’a pas savouré l’appropriation religieuse, ne s’arrêtant, comme beaucoup, hélas ! de musiciens de sa génération, qu’à l’intérêt d’écriture et aux artifices de cette sorte de composition, que n’aurait-il pas écrit pour l’Église une fois que sa belle âme de musicien religieux se serait ouverte toute grande à la sereine beauté de ces maîtres ! — Il n’aurait pas cessé de puiser en lui-même les plus profonds de ses accents, mais, assagi par l’exemple, il nous aurait peut-être un peu moins comblés de ses dons naturels. Avec sa sûreté de main, de quels purs chefs-d’œuvre ne nous aurait-il pas gratifiés, écrits, il est vrai, avec son esprit, mais réchauffés par les mouvements de son âme, toute de charité et d’amour !

« Il lui eût été difficile peut-être de ne pas chercher en lui et dans sa propre musique des éléments d’expression qui seraient venus tempérer les prescriptions liturgiques, mais quelles belles formes d’art auraient découlé de ce combat d’influences où Franck n’aurait pu malgré tout rester autre chose que le divin Pater seraphicus dont l’ingénuité et la modestie étaient sans bornes ! »

La seconde cause d’infériorité de la musique de Franck dans le style liturgique fut toute occasionnelle ; la voici. Lorsqu’il fut nommé à la future basilique de Sainte-Clotilde, celle-ci n’était point encore la riche paroisse qu’elle devint depuis ; les crédits manquaient pour acheter de la musique en vue des offices solennels ; aussi, vivant pour « l’ordinaire » sur le répertoire et son vieux matériel, le clergé, suivant, sans peut-être s’en douter, les usages du XVIe et du XVIIe siècle, comptait sur l’organiste et sur le maître de chapelle pour fournir cette nouvelle musique et rehausser ainsi l’éclat des cérémonies importantes de la paroisse.

César Franck, comme Bach, comme Palestrina, composait donc toute la musique nécessaire à la célébration des grandes fêtes, mais, en raison de la hâte et des exigences de notre vie moderne, il ne consacra peut-être pas à ce travail le temps suffisant pour penser et écrire de belles œuvres ; aussi, malgré d’incontestables beautés que M. Ch. Bordes signale dans l’article cité plus haut, sa musique religieuse, très peu liturgique de par sa première éducation, ne présente pas, au point de vue de l’art proprement dit, un intérêt proportionné à ce que fut son talent dans les autres styles.

Seule, l’œuvre d’orgue, destinée évidemment à l’église, mais d’ordre plus spécialement symphonique, surnage au milieu de la production vocale et restera un monument impérissable de cet art cher aux Frescobaldi et aux J.-S. Bach.

C’est donc par elle que je commencerai l’examen de cette deuxième époque de la carrière de mon maître.

Dès l’entrée de la Fantaisie en ut nous sentons les approches du véritable style de l’auteur des Béatitudes.

Si la construction de la pièce, bien fantaisiste en effet avec son point central à la sous-dominante et sa conclusion un peu écourtée quoique pleine de charme, rappelle encore les timidités de la première manière, le lied initial qui se déroule, calme et sans aucune modulation, nous montre déjà ce qui devint la caractéristique générale du troisième style et ce par quoi il se rattache profondément aux racines beethovéniennes, le don de tirer une mélodie très vivante du milieu d’un état harmonique préétabli. (Comparez la troisième variation de l’adagio du XIIe quatuor.) Et, si l’on réfléchit qu’en l’espèce cet état harmonique est lui-même la résultante d’un canon mélodique, artifice cher à Franck, on n’aura point de peine à reconstituer par cet exemple la filiation que j’ai indiquée au début de ce chapitre : les primitifs italiens pour la pureté de la ligne monodique, l’atavisme inconscient des polyphonistes du XVIe siècle pour l’aisance du contrepoint, Bach pour l’écriture, Beethoven enfin pour la disposition rythmique générale. Je pourrais même — si je ne regardais point ces rapprochements comme futiles — trouver dans cette pièce d’orgue comme la prescience de Wagner (complètement ignoré en France à cette époque), puisque le thème qui jaillit, au clavier de grand orgue, de la combinaison architecturale dont je viens de parler, n’est autre que celui désigné sous l’étiquette : motif du sommeil dans la Walküre et dans toute l’épopée des Nibelungen :


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  etc.



Avec la Grande pièce symphonique, nous nous trouvons, pour la première fois dans l’œuvre du maître, en face d’une véritable sonate, ou plutôt d’une symphonie, puisqu’on a coutume de dénommer ainsi une sonate colorée par des timbres différents.

Celle-ci est la première en date de toutes les Symphonies pour orgue dont s’est enrichie la musique moderne, et, si l’on veut me permettre de donner une opinion personnelle, cette façon d’écrire la symphonie au moyen des timbres si nombreux et si divers qu’offre l’orgue d’un Cavaillé-Coll, me parait bien préférable au système qui consiste à lui adjoindre l’orchestre. Ces deux puissances se gênent mutuellement et l’effet de cette juxtaposition de deux forces similaires est toujours un obscurcissement, un amoindrissement de l’une au stérile profit de l’autre. Berlioz, génie de la chimie des timbres, signalait déjà la vacuité de cette combinaison lorsqu’il écrivait dans son Traité d’orchestration, en ce style imagé qui fait l’attrait de ses ouvrages littéraires : « L’orchestre est empereur, l’orgue est pape. » Il vaut mieux ne point renouveler en musique la querelle des Investitures…

Franck ne tomba pas dans ce travers auquel répugnait son esprit classique[2], aussi sa Grande pièce en fa dièze mineur est-elle vraiment une symphonie en trois parties présentant tous les caractères de ce genre de composition : premier mouvement à deux idées en forme sonate, précédé d’une introduction qui reparait au cours du développement ; andante de forme lied, dont la deuxième division peut, en raison de son allure rapide, jouer le rôle de scherzo (il est à remarquer ici que ce système de construction sera repris beaucoup plus tard par l’auteur dans sa Symphonie en ) ; puis, final, amené par une récapitulation des principales idées ci-devant exposées, et dont le thème principal est celui du premier mouvement, mais exposé en fa dièze majeur comme une apothéose, et développé par des artifices fugués jusqu’à la conclusion. Le tout s’enchaîne d’un seul tenant.

La troisième pièce : Prélude, fugue et variation, en si mineur, dédiée à Saint-Saëns, est trop connue par l’arrangement pour piano et harmonium qu’en fit l’auteur lui-même, pour que je doive m’y arrêter longtemps ; il faut seulement y voir, à l’état embryonnaire, l’esquisse de formes nouvelles qu’il édifiera plus tard dans ses dernières œuvres pour piano, sans oublier toutefois de remarquer le charme très musical qui s’exhale de la fugue, bien différente des insipides fugues d’école seules en usage à cette époque.

La Pastorale de forme lied qui suit, présente encore cette particularité d’un développement fugué tout à fait charmant et bien mélodique, complément du système indiqué par la troisième manière du maître de Bonn.

Les deux dernières pièces : Prière en ut dièze et Final en si bémol majeur, affectent toutes deux la forme premier mouvement de sonate ; la dernière est spécialement intéressante par sa structure ferme et beethovénienne, sa seconde idée, toute de grâce, en opposition avec l’inflexibilité de la première et un important développement terminal aboutissant à une puissante et majestueuse péroraison.

Ces pièces d’orgue, si dissemblables des morceaux de pure virtuosité qu’écrivaient les Lefébure-Wély et autres organistes de l’époque, si hautes d’inspiration, si parfaites d’exécution et d’écriture, resteront comme un solide monument et constitueront une date mémorable dans l’histoire de l’instrument aux cent voix, et il n’est pas douteux que tout esprit doué de sentiment artistique ne puisse que partager à leur égard l’enthousiasme de Liszt, alors que, descendant de la tribune de Sainte-Clotilde où Franck venait de les lui faire entendre, il s’écria, sincèrement ému : « Ces poèmes ont leur place marquée à côté des chefs-d’œuvre de Sébastien Bach ! »

Je veux maintenant parler de la Messe à trois voix dont la première exécution eut lieu le 2 avril 1861. Elle est certainement antérieure aux pièces d’orgue que nous venons d’examiner, mais j’ai tenu à poser celles-ci comme péristyle de la seconde manière et, pour excuser cette entorse à l’ordre chronologique, je puis alléguer que la Messe fut tant de fois remaniée, depuis 1859 jusqu’à 1872, qu’elle s’étale, pour ainsi dire, sur toute la deuxième époque et donne bien, en ses morceaux très disparates, l’aspect de transformation qu’offre toujours, chez tous les génies, la période médiane de leur production.

L’œuvre fut écrite spécialement pour Sainte Clotilde, peu de temps après la nomination de l’auteur au poste d’organiste ; le Kyrie, le Gloria et le Sanctus remontent même à l’époque où il n’était encore que maître de chapelle de la Basilique, ayant M. Théodore Dubois, le futur directeur du Conservatoire, comme organiste d’accompagnement[3]. Le Credo, au contraire, est très postérieur en date, et le planant Agnus Dei remplaça, plusieurs années après la composition du Credo, un autre Agnus dont le maître n’était point satisfait et qu’il détruisit complètement. Quant au Panis angelicus, passé, sous de multiples déguisements, au répertoire courant des maîtres de chapelle, il ne fut intercalé dans la Messe qu’en 1872, lors de la publication de celle-ci par la maison Repos, rue Bonaparte.

Du Kyrie, simple et douce prière, et du Gloria dont certains passages sont vraiment vulgaires et indignes de la main qui écrivit les Béatitudes, je ne parlerai point ; ils rentrent dans l’ordre de ce qu’on était convenu alors d’appeler la musique religieuse parce qu’elle était plaquée sur un texte latin.

Le Credo, beaucoup plus et beaucoup mieux travaillé, offre cette particularité d’être conçu et disposé musicalement en forme de premier mouvement de sonate, l’exposition se faisant en ut mineur et amenant une seconde idée en sol majeur sur les paroles : Et incarnatus est, la scène du Calvaire et la Résurrection étant traitées comme développements du thème initial. Mais, au moment de la réexposition, c’est une transformation de la seconde idée qui prend, dans la marche de la sonate, la place du premier thème, sur les paroles : Et in spiritum sanctum, et continue — un peu trop longuement — en développement terminal jusqu’au retour de cette seconde idée sous son premier aspect, afin de caractériser la formule d’espérance chrétienne : Exspecto resurrectionem mortuorum et terminer sur un Amen, heureusement court, à la tonalité d’ut majeur que le morceau n’a guère quittée depuis sa réexposition.

Malgré les beautés d’écriture de ce Credo, l’adaptation d’une forme symphonique connue et déterminée n’est point d’un fort heureux effet, il faut bien l’avouer, tout en reconnaissant au passage des efforts vers une expression mystique et parfois vraiment religieuse, comme par exemple la pensée d’associer l’Incarnation, union de la personne humaine à la personne divine, à la Résurrection des corps, mystérieuse conquête de l’essence divine par la matière humaine, en une seule et même idée musicale.

Le Sanctus se déroule, simple et calme comme le Kyrie, avec un court accent de force sur l’Hosanna pour retomber dans la mélancolie avec le Benedictus. Quant à l’Agnus Dei, c’est un petit chef-d’œuvre de concision expressive et de tendresse mélodique. Après la triple invocation liturgique en la mineur, ut majeur et mi mineur, les sopranos du chœur, comme transportés d’une sublime espérance, entonnent en la majeur un hymne de paix, tandis que les basses font encore résonner le thème de la précédente invocation, et tout se termine par un pianissimo des trois voix sans accompagnement qui semble le seuil d’une mystique janua cæli.

Lorsque j’ai dit, aux premières lignes de cette étude, que Franck fut le continuateur de Beethoven, non seulement dans l’ordre symphonique, ce qui est incontestable, mais encore dans celui de la musique religieuse, c’était à l’Agnus Dei et aussi au Kyrie de la Messe que je pensais ; non point que je veuille comparer l’œuvre modeste du modeste maître de chapelle de Sainte-Clotilde, œuvre écrite sincèrement, mais dans une intention utilitaire, à la fulgurante épopée de la divine souffrance et de l’humaine aspiration vers le ciel, à cette Missa solemnis que je considère comme l’œuvre la plus parfaite du titan de la symphonie, non point que je prétende mettre au même rang le doux et confiant : Dona nobis pacem de la Messe que nous venons d’analyser, avec le haletant et incomparable appel à la Paix qui surgit du milieu des lointains bruits de guerre dans le dramatique Agnus de Beethoven, mais il semble cependant qu’en dépit de l’inégalité musicale des deux œuvres, l’esprit de l’une soit passé dans l’autre avec un peu moins d’expression humaine, mais un peu plus de divine confiance.

Ne trouvons-nous pas, en effet, tout d’abord, la même erreur fondamentale qui fait que la Messe en ré, l’un des plus sublimes monuments de la musique religieuse, sort absolument, en raison de son allure dramatique, du cadre liturgique de la véritable musique d’église ? Ne trouvons-nous pas les mêmes pompes et grandiloquences, un peu trop conventionnelles, aux mêmes endroits ? Mais ne trouvons-nous pas aussi, sans vouloir, je le répète, établir un vain parallèle esthétique entre les deux œuvres, que, si Franck tombe dans les mêmes erreurs que son grand ancêtre, en ce qui regarde la liturgie, sa messe se rapproche cependant davantage, en certains passages du Kyrie, du Sanctus, de l’Agnus surtout, de ce qui doit être considéré comme le véritable style de la musique d’église ? Et c’est en ce sens que j’avais osé désigner Franck comme un continuateur du maître de Bonn quant à la musique religieuse, puisque, partant des mêmes procédés conventionnels, l’auteur de la Messe à trois voix semblait tenter une évolution qui ne trouvera point chez lui un complet aboutissement dans ce style spécial de la musique d’église, mais qui aura son plein effet dans ses oratorios et même dans sa musique symphonique.

La Messe de Franck est cependant malgré tout une œuvre inégale, et la description qu’en fait M. Ricciotto Canudo, critique italien, ne manque pas de justesse : « Dans la Messe », écrit-il. « le Kyrie, doux et lumineux, fait songer à un paradis plein de lointaines lumières et de lointaines musiques, c’est une belle et profonde prière, comme aussi l’Agnus de la même Messe. Mais, à côté de cela, s’étale et se campe un Gloria presque banal, veuf de pensée mélodique et étouffé sous la prépondérance dynamique et hurlante des instruments. Remplie d’inégalités, la Messe est, comme toute la musique de Franck, un singulier rêve mystico-profane dont l’extase, parfois complète et magnifique, se trouve aussi parfois interrompue par des rythmes et des recherches d’essence absolument théâtrale[4]. »

Le point important de la deuxième manière de Franck, celui en lequel se résument les qualités de ce style et aussi ses défauts, c’est certainement Rédemption, oratorio affublé par ses auteurs du titre singulier de : Poème-symphonie, peu approprié vraiment à ce genre de composition qui n’est ni une symphonie ni un poème.

Le sujet, assez médiocrement versifié par Édouard Blau, ne manque pas de grandeur, mettant en présence les deux rédemptions, matérielle et spirituelle, la première opérée par la venue du Christ sur la terre, la seconde, obtenue dans les temps futurs par le moyen de la prière. Cette conception était bien en harmonie avec les idées du maître, qui en faisait volontiers l’exégèse en soulignant celle-ci de chaudes et enthousiastes paroles.

Quant à la musique, ayant été le témoin journalier de son éclosion, je m’efforcerai, malgré la naturelle partialité qu’on éprouve pour l’enfant qu’on a vu naître, d’en parler avec justice et sincérité.

Cet oratorio a une histoire, et je crois qu’on ne lira pas sans intérêt les détails que j’en puis rapporter de visu, détails qui seront à la fois un enseignement pour les compositeurs et une leçon pour leurs élèves.

À peine en possession du poème, Franck, interrompant la composition des Béatitudes déjà commencée, s’attela à la réalisation musicale avec une ardeur telle que, malgré le peu de temps qu’il pouvait consacrer à son travail, l’œuvre se trouva terminée au bout de six mois.

C’est ici le lieu de dire qu’il existe de Rédemption deux versions assez dissemblables ; si la deuxième offre de plus que l’autre un beau chœur et l’admirable intermède symphonique qui est maintenant au répertoire de tous les concerts, la première, il faut bien le dire, était évidemment supérieure par l’ordonnance générale de la composition, établie sur un plan absolument nouveau qu’il fallait être Franck pour concevoir et réaliser.

Afin de faire comprendre ce plan, je crois nécessaire de donner en quelques lignes un aperçu de la marche du poème.

Première partie. — Les hommes s’agitent au milieu des ténèbres égoïstes du paganisme ; ils croient trouver le bonheur dans les jouissances et dans la haine, il n’en résulte que des œuvres de mort. Tout à coup, un vol d’anges illumine l’espace, l’un d’eux annonce la venue rédemptrice du Sauveur sur la terre, et les hommes, régénérés, unissent leurs voix en un cantique de Noël.

Deuxième partie : Morceau symphonique. — (Ici je copie l’argument de ce poème pour orchestre seul, argument qui fut imaginé et rédigé par Franck lui-même) : « Les siècles passent. — Allégresse du monde qui se transforme et s’épanouit sous la parole du Christ. — En vain s’ouvre l’ère des persécutions, la Foi triomphe de tous les obstacles. — Mais l’heure moderne a sonné ! La croyance est perdue ; l’homme, en proie de nouveau à l’âpre désir des jouissances et aux agitations stériles, a retrouvé les passions d’un autre âge ! »

Troisième partie. — Les anges, se voilant la face de leurs ailes, à l’aspect des crimes de la terre, pleurent sur l’homme retourné à la bestialité païenne. Mais l’archange vient, sur un ton plus grave, annoncer une nouvelle rédemption : le pardon des erreurs peut être obtenu par la prière. Et les hommes, apaisés et repentants, unissent leurs cœurs en un cantique de fraternelle charité.

Franck, frappé par l’alternance d’ombres et de lumières que comporte ce beau sujet, jugea que seule, une gradation bien établie de ces teintes musicales qu’on nomme les tonalités, pouvait, par opposition et contraste, arriver à rendre les nuances de couleur si clairement exposées par le poème. Il imagina donc une construction tonale absolument moulée sur le sens des paroles et procédant, pour la première et la troisième parties, de l’obscurité à la clarté, tandis que le morceau symphonique, fidèle interprète de son argument, commençait en pleine chaleur pour se terminer sur la tonalité froide et terne attribuée au chœur initial de l’œuvre.

C’était la première fois que le maître appliquait consciemment, par recherche de l’expression poétique, ce fertile et traditionnel principe d’architecture tonale dont il ne s’était que timidement servi jusqu’alors, et qui constitua plus tard la grande force de son enseignement.

Je donnerai ici une brève analyse de l’œuvre, afin que l’on puisse se rendre un compte exact de la géniale logique qui présida à sa composition.

1re Partie : Après une courte introduction, présageant, en un lointain à peine perceptible, le chant prophétique des anges, dont la suave mélodie s’expose pianissimo par un canon à la dixième inférieure et dans la tonalité de la majeur :


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après cette esquisse très estompée, dis-je, brusquement s’impose la tonalité de la mineur, teinte sombre dans laquelle grouillent et hurlent les plus viles passions du monde païen. Ici, nous devons, pour la première fois, faire une remarque qui sera encore plus frappante dans les Béatitudes, c’est que le pauvre maître se bat les flancs pour arriver à exprimer un mal, une laideur morale que la simple beauté de son propre caractère lui interdit de concevoir ; il s’ensuit que ce premier chœur nous fait passer en revue les jouissances païennes dans un style légèrement boursouflé et quelque peu conventionnel ; le morceau ne quitte point le ton de la mineur et se termine sur une strette plus tapageuse que vraiment puissante, selon la coutume des opéras de cette époque.

Mais alors tout s’éclaire, et le radieux thème prophétique plane majestueusement au-dessus des humaines misères. Cette fois, c’est en mi majeur, dominante de la tonalité du prélude, qu’il est présenté par le chœur, tandis que les violons répètent la mélodie comme un écho. Cet usage du canon, déjà signalé dans les pièces d’orgue, devint de plus en plus fréquent dans l’œuvre de Franck dont il est, pourrait-on dire, comme la marque de fabrique, mais ce qui le différencie du canon de maître d’école, ce qui en fait un succédané de l’esprit de Bach, c’est que la mélodie propre à être imitée ne se trouve jamais torturée ou déformée pour les besoins de la cause, elle se présente simple et naturelle en ses modulations et l’imitation en découle d’une façon tellement logique que celle-ci semble venir par surcroît.

Après quelques courtes répliques des hommes hésitants, qui nous ramènent vers les tons sombres du doute, éclate la prophétie de l’Archange, précédant une nouvelle exposition du thème, en la majeur, et marchant de plus en plus vers la lumière jusqu’à une éblouissante modulation en fa dièze majeur où paraît pour la première fois la mélodie longtemps cherchée par le maître, mais victorieusement trouvée, en laquelle il personnifie musicalement l’idée de rédemption.

Puis, ce ton établi, la Foi et l’Amour ayant illuminé la terre, rien ne bouge plus et les voix des hommes, répudiant leurs haines, s’affermissent en cette tonalité nouvelle de fa dièze majeur pour chanter Noël vers la crèche de l’Enfant-Dieu.

Le morceau symphonique qui formait la seconde partie et dont il ne reste plus trace, si ce n’est chez quelques collectionneurs assez avisés pour avoir conservé la première édition de l’œuvre, n’avait point, tant s’en faut, la valeur de celui qui est connu maintenant sous ce titre. Il ne manquait cependant pas d’intérêt musical. Après une courte introduction, s’imposait, aux altos et violoncelles, un thème d’allégresse en la majeur :


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puis, bientôt après, une seconde idée, plus douce, et longuement exposée en fa majeur :


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Le morceau se développait ensuite en forme-sonate, et, au cours de ce développement gravitant autour d’ut majeur, point central, le rythme et les dessins employés précédemment pour peindre la bestialité païenne semblaient sourdre, timidement d’abord. Après la réexposition des deux idées en la et ut majeur, s’établissait, comme une exposition terminale, la mélodie rédemptrice descendant des hauteurs de l’orchestre jusqu’aux basses, en fa dièze majeur, ton triomphal ; bientôt elle infléchissait en la majeur, tonalité moins lumineuse, comme pour se mêler à l’allégresse initiale des hommes ; mais ceux-ci, refusant les bienfaits divins, se replongeaient de nouveau dans l’égoïsme et dans la haine, et le morceau se terminait par une courte reprise du thème païen se perdant au loin dans les ténèbres du ton de la mineur.

Le plan poétique et musical de ce morceau était vraiment tout à fait admirable… ; on pouvait seulement regretter, outre certaines longueurs dans l’exécution, que la valeur intrinsèque des deux idées fondamentales ne fût point tout à fait à la hauteur du sujet à exprimer.

Franck le sentit, il refit le morceau de fond en comble, et il fit bien…

La troisième partie, sauf le chœur qui l’ouvre dans la seconde édition et qui ne figurait point dans le plan primitif (j’en donnerai tout à l’heure la raison), était telle que nous la voyons actuellement. Le vol des anges, s’éloignant de la terre rebelle, chante tristement, et, comme la première fois, les violons répètent leur chant en douloureux écho ; mais ce chœur, bâti de la même manière que le premier, et, bien que la parenté mélodique entre les deux reste fort appréciable, donne cependant une tout autre impression que celui-ci. Les anges n’y pleurent point humainement, comme ils s’étaient réjouis dans le premier ; Franck a su, pour exprimer l’angélique douleur, faire choix d’une mélodie à la fois plaintive et sereine, sublime chant de compassion d’êtres immatériels… Il fallait être lui pour trouver cela.

Le chœur est écrit dans le ton de fa dièze mineur, contrastant avec la joie du Noël de la première partie, par simple changement de mode.

Peu à peu, la lumière, abolie pour un temps, recommence à filtrer à travers les sombres erreurs humaines : c’est l’Espérance qui reparait avec l’Archange, dans un air plus classique que l’hymne enthousiaste de la première partie, mais qui, modulant de si mineur à si majeur, amène graduellement, et dans cette dernière tonalité, la chaleureuse prière des hommes repentants, au-dessus de laquelle plane entre ciel et terre le thème prophétique, joyeusement chanté par les anges radieux.

Si l’on a bien suivi l’enchainement des tonalités employées, on aura pu se convaincre de l’évidente intention qui a présidé à leur ordonnance, intention dont Franck ne se cachait point et dont il était même très fier : « Je n’ai mis dans cette partition, nous disait-il, que des tons dièzes, afin de rendre l’effet lumineux de la Rédemption. »

Et, de fait, avec quelle admirable logique les tons dièzes se succèdent dans l’œuvre !

Partant d’une tonalité neutre et sans couleur absolue, la mineur, la première partie s’illumine par degrés ; il semble qu’on monte vers le plus de lumière au moyen des échelons mi, dominante, la majeur et fa dièze majeur.

Le morceau symphonique du milieu, suivant son rôle poétique, nous fait redescendre, au contraire, de la majeur, ton clair, jusqu’à la primitive obscurité de la mineur ; mais la dernière partie, tristement commencée en fa dièze mineur (relatif du ton clair précédent), se teinte à nouveau de nuances lumineuses pour terminer victorieusement au ton de si majeur, ton définitif, en opposition absolue avec ténèbres de la mineur et dont le Noël en fa dièze de la première partie n’était que la dominante annonciatrice.

Cette solide architecture, constituant un monument parfait et merveilleusement équilibré, fut malheureusement modifiée dans la deuxième édition, la seule qu’on connaisse maintenant ; c’est l’histoire de cette modification que je vais conter ici, non sans quelque hésitation, je l’avoue, car je suis un peu la cause de ce malencontreux changement de plan, et c’est bien, je crois, le seul tort que j’aie à me reprocher envers mon vénéré maître, mais cet aveu soulagera ma conscience d’un remords qui m’a longtemps poursuivi depuis que je sais ce que c’est que la composition musicale.

La première exécution de Rédemption eut lieu, je l’ai dit, le jeudi saint, 10 avril 1873, au Concert spirituel de l’Odéon, sous la direction de Colonne. Les répétitions ne se passèrent point sans anicroches ; dès la première, on s’aperçut que le matériel d’orchestre avait été si mal copié qu’il fallait arrêter à chaque mesure pour corriger des fautes grossières, ce qui met toujours la plus grande perturbation dans un orchestre et l’indispose généralement contre l’œuvre. La répétition fut donc levée — pour Rédemption — et tout le matériel rendu au pauvre Franck, désolé de ce contre-temps.

Il fallait, en deux jours (car la seconde répétition était proche) revoir et corriger toutes les parties d’orchestre et même en recopier un certain nombre qui étaient illisibles. Je connaissais bien la partition puisque, sur la demande de mon maître, j’avais accompagné au piano toutes les études chorales, je lui proposai donc, conjointement avec mes camarades Henri Duparc et Camille Benoît, de me charger de cette besogne, ce qu’il accepta simplement, n’ayant vraiment pas le temps d’en assumer lui-même la responsabilité.

Nous ne savions pas à quoi nous nous engagions…, et nous fûmes tout d’abord effrayés du travail matériel à accomplir en aussi peu de temps ; cependant nous nous mîmes courageusement à l’œuvre dans l’atelier de Duparc, celui-ci maniant la colle, Benoît collationnant, et moi chargé des copies. En une journée et deux nuits pendant lesquelles le cognac de Duparc et les calembourgs de Benoît nous tenaient éveillés, tout fut prêt et sur les pupitres à l’heure fixée. Malheureusement les deux autres répétitions furent très écourtées pour diverses raisons sur lesquelles je ne m’appesantirai pas, à tel point que le temps manquant pour travailler le morceau symphonique, deuxième partie de l’œuvre, sa suppression pure et simple fut décidée, au grand chagrin du maître qui voyait ainsi détruite l’harmonieuse construction si longuement, si amoureusement rêvée et élaborée.

Peu s’en fallut même que le chœur final de la première partie ne subit le même sort. Les musiciens de l’orchestre, rebutés par les doigtés du ton de fa dièze majeur, et suivant, du reste, une habitude chère aux exécutants d’alors vis-à-vis des débutants (Franck était, hélas ! à cinquante ans, un débutant devant le public…), les musiciens de l’orchestre, dis-je, déclarèrent ce final inexécutable. Le maître se refusa toutefois avec énergie à pratiquer cette nouvelle mutilation et l’exécution se ressentit déplorablement de cette mauvaise volonté de l’orchestre.

Rédemption ne formait que la seconde partie du concert spirituel dont la première partie était ainsi composée :

xxx Psaume : Cœli ennarrant C. Saint-Saëns.
xxx Air du Stabat Mme de Grandval.
xxx Deux airs avec chœurs, extraits de Fiesque    E. Lalo.
xxx Duo du Stabat Rossini.


L’oratorio de Franck fut médiocrement rendu ; les chœurs ne chantèrent qu’à peu près juste et Mme de Caters, qui n’avait accepté d’interpréter les airs de l’Archange, « cette musique bizarre et sans effet », qu’à la condition de se dédommager par les cantilènes à succès de Rossini, bâcla l’exécution de son rôle avec une hâtive indifférence. Aussi le public ne comprit rien à l’œuvre et manifesta son ennui à tel point que le concert prit fin devant une cinquantaine d’auditeurs tout au plus.

Beaucoup plus affectés que le maître lui-même de la malheureuse issue de cette campagne, nous, ses élèves, nous nous obstinions à en chercher la cause dans les difficultés d’exécution que nous estimions n’avoir point permis une convenable présentation de l’œuvre. Aussi résolûmes-nous d’entreprendre le siège du maître jusqu’à ce qu’il eût consenti à changer cette malencontreuse tonalité de fa dièze majeur, principe, croyions-nous, de tout le mal.

Ce fut moi qui me chargeai de porter la parole sur ce sujet. Je dois dire que je fus mal reçu la première fois, et, comme je récidivais, le « père Franck », rompant avec son aménité coutumière, me défendit un jour — presque sévèrement — de lui en reparler. Cependant, plusieurs de ses élèves, préférés, Henri Duparc en tête, venant à la rescousse, il finit par se résigner à transposer l’air de l’Archange et tout le final de la première partie en mi majeur. Mais toute l’économie de l’œuvre en fut profondément altérée, car, si ce ton de mi majeur présente une plus grande facilité d’exécution, il s’en faut qu’il arrive à donner l’impression de fulgurante clarté qu’apportait celui de fa dièze, dominante et non pas sous-dominante de la tonalité finale.

On n’a, pour se rendre compte de la différence, qu’à comparer la modulation triomphale de la première édition, page 40 :




au raccord de la seconde édition, parue en 1875 :




L’intermède d’orchestre (Symphonie dans la seconde édition) fut aussi l’objet, de la part de Franck de retouches tellement nombreuses, tellement importantes sans qu’il en fût jamais satisfait, qu’il finit par se décider à le récrire complètement et sur d’autres données musicales, ne gardant du premier que l’intervention, à l’extrême fin, du thème fondamental de l’œuvre présenté de si en et amenant la péroraison.

Et c’est un bien curieux exemple de conscience artistique que cette réfection absolue d’un long morceau déjà gravé et qui avait coûté tant de peines à son auteur, mais c’est à cette conscience que nous devons la superbe mélodie initiale :


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qu’il est impossible d’écouter sans émotion car c’est « la musique même », suivant le mot de Chabrier.

Ce nouveau morceau est en ré majeur et sa signification poétique est moins complexe que celle du précédent, puisqu’il ne tend à exprimer que « l’allégresse du monde qui se transforme et s’épanouit sous la parole du Christ ». Il reste donc tonal et n’a aucune raison de modifier dramatiquement ses teintes par une marche vers l’obscurité comme le premier. C’est pourquoi, voulant cependant dépeindre l’état de l’humanité retournant au doute païen, Franck dut ajouter, comme contre-partie, le chœur d’hommes en ré mineur qui, dans cette seconde version, précède le chœur plaintif des anges et qui est déjà le présage d’un nouveau style dont nous allons avoir, dans le paragraphe suivant, à étudier les principales manifestations.

  1. Le Courrier musical, no du Ier novembre 1904.
  2. Aucun des maîtres anciens n’emploie l’amalgame orgue et orchestre à égalité de forces. Bach n’écrit guère l’orgue en solo avec l’orchestre, si ce n’est comme réalisation harmonique ; quant aux Concertos de Haendel, le quatuor à cordes et les hautbois n’y jouent qu’un rôle bien secondaire.
  3. Voir le discours de M. Théodore Dubois, à l’inauguration du monument de Franck, le 22 octobre 1904.
  4. César Franck e la giovane nuova scuola musicale francese, par Riciotto Canudo ; extrait de la Nuova Antologia, 1er avril 1905.