Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 04

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 37-48).


IV

Brute !


Là-bas, entre Josselin et Ploërmel, dans le département du Morbihan, les parents de Chrétien Joulou s’appelaient M. le comte et Mme la comtesse Joulou Plesguen du Bréhut. Ils avaient le premier banc fermé à la paroisse, à gauche du lutrin. Ils étaient nobles autant que le roi, mais moins riches que bien des bergères. C’étaient des gentilshommes de mille écus de rentes ; on en voit de plus pauvres encore, en ces pays heureux, et ils roulaient carrosse — non suspendu, par les bas-chemins de leurs anciens fiefs.

Croyez-vous rire ? La maison avait six domestiques et trois chevaux dont deux borgnes. Le troisième, à la vérité, était aveugle. On donnait des bals et des retours de noces au château du Bréhut. Les deux demoiselles ne se mariaient pas vite, mais c’est qu’on faisait beaucoup pour Chrétien, qui était l’espoir de la maison. Les choses vont de mal en pis. Avec mille écus de rentes, il y a cinquante ans, on faisait claquer son fouet à volonté, entre Ploërmel et Josselin, où est ce merveilleux palais des Rohan, princes de Léon, qui dépensaient à Paris, chaque année, cinquante mille pistoles. Mille écus ! vous n’avez aucune idée de ce que vaut un écu sur la lande !

Seulement, M. le comte et Mme la comtesse faisaient douze cents francs de pension à Joulou, l’héritier, l’espoir, le héros de la famille. Avec ces douze cents francs annuels, Chrétien Joulou devait devenir avocat et voir à gagner de l’argent.

Gagner de l’argent ! plaider ! tomber avocat ! Un Joulou Plesguen du Bréhut ! parent de Rohan, et du bon côté ! cousin de Rieux ! neveu de Goulaine ! allié aux Fitz-Roy de Clare, car Joulou était tout cela abondamment, authentiquement ! Plaider ! gratter le papier ! tondre la monnaie ! Hélas ! hélas ! savez-vous où nous allons ! Le comte et la comtesse, — le bonhomme et la bonne femme, comme on les appelait, — avaient bien réfléchi ; mais en 1832, sur la lande, les écus, les beaux et bons écus d’autrefois avaient déjà bien perdu de leur patriarcale valeur.

De mille écus, ôtant douze cents francs, restaient six cents écus pour le père, la mère, les deux demoiselles, les six domestiques et les trois chevaux. On se serrait un peu à la ceinture.

Mais que d’espérances ! Joulou avocat ! Il n’y a plus de sot métier. Que parlez-vous de déroger ? Et les élections ! Chrétien Joulou était un peu député par droit de naissance. Les maîtres de forges n’auraient pas beau jeu à dire de lui « un hobereau sans éducation ! » Sacrebleu ! sans éducation ! douze cents francs par an, dans la « capitale. » Pendant trois ans ! Trois mille six cents francs de science, de bagout, d’aplomb ! Gare aux maîtres de forges ! Joulou avait un grand avenir. La plume a remplacé la lance. Ouvrez pour Joulou les deux portes de l’arène moderne !

Que disions-nous ? Trois mille six cents francs ! et les huit ans de collège à Vannes ! à sept cents francs par an, comptez. Et les mille francs prodigués d’un coup au gaillard qui s’était déguisé en Joulou pour passer l’examen du baccalauréat ! Et les inscriptions de l’école de droit, religieusement lues par Joulou ! Et les examens dévorés ! Et tout l’argent envoyé en cachette par Mme la comtesse ! Taisez-vous ! Joulou était un animal hors de prix, un baudet de quinze mille francs, au bas mot ! Pour quinze mille francs, on aurait pu marier les deux demoiselles, acheter une ferme ou mettre à la tontine. Mais, réflexions faites, on aimait mieux avoir Joulou, coûte que coûte, à cause de son avenir, et l’on avait bien raison, vous verrez.

Il n’en était pas plus fier pour cela. Quand il revenait au château, il faisait l’amour à coups de poing avec les soubrettes en sabots et empruntait de l’argent à Yanmic le maître des écuries, qui avait, ma foi, 36 francs de gages, per annum !

Mais voilà le revers de la médaille : Au bout de la troisième année de droit, Chrétien, qui devait revenir avocat, ne revint pas du tout. On apprit avec épouvante au château du Bréhut que les quinze mille francs étaient dévorés en pures pertes. Joulou avait mené à Paris la vie de Polichinelle. Il jouait bien la poule ; c’était son seul talent. Il avait des dettes. La pauvre mère pleura toutes les larmes de son corps, les deux demoiselles roucoulèrent ce refrain de la femme, si terrible dans les familles : « Nous l’avions bien prédit. » Et le bonhomme, à qui on demandait de l’argent, envoya sa malédiction sans même payer le port.

Telle était l’histoire de Chrétien Joulou, « la Brute » de cette éblouissante Marguerite. Nous ne donnons pas cette histoire pour nouvelle. Le pays latin la tire tous les ans à plusieurs douzaines d’exemplaires. Un gai pays ! C’est cette histoire-là qui fait des étudiants de quinzième année une des classes sociales les plus utiles aux vaudevillistes. Quand le vaudeville la raconte, elle est à mourir de rire.

Seulement, Joulou ne ressemblait pas à tous les étudiants hors cours. C’était Joulou, le paysan, Joulou le gentilhomme, Joulou, le lutteur des pardons de Bretagne, Joulou, le buveur de cidre et le galant à bras raccourcis. Il eût été bien couché dans la boue d’une ornière ; il s’y fût endormi, ivre et idiot comme tant d’autres. Dans la boue de Paris, ces loups ne peuvent pas dormir ; l’ivresse est là d’une autre sorte. Ils prennent la fièvre parfois et voient rouge.

Chose étrange à dire, Joulou avait gardé quelque part, sous son épaisse enveloppe, un vague ressouvenir de son sang et de son pays. On l’avait vu protéger le faible, par hasard ; il ôtait son chapeau en passant devant les églises, et ses yeux se mouillaient à la pensée de sa mère.

Ce loup, si quelque main vigoureuse l’eût pris au poil et tenu ferme, serait peut-être devenu un chien honnête ; un chien de prix, même, car il avait la race.

Mais il avait touché au couteau déjà, pour un salaire puéril et burlesque ; il n’y eût pas touché pour un salaire sérieux, — en ce temps-là.

Une nuit pour un cent d’huîtres et ce que peut contenir de truffes le ventre d’une poularde, Chrétien Joulou Plesguen, vicomte du Bréhut, s’était battu mieux qu’un lion contre un enseigne de vaisseau en goguette à Paris. L’enseigne était breton comme lui, têtu comme lui, brave comme lui : l’arme choisie fut le poignard des officiers de marine ; l’épée eût été trop longue ; on s’aligna, en effet, pour employer la locution troupière avidement adoptée par MM. les étudiants, sur une table de marbre de cet estaminet tapageur qui déshonorait la place de l’École-de-Médecine et qu’on appelait : la Taverne, de 1830 à 1840.

La table était juste assez large pour servir de piédestal à ce groupe de gladiateurs. Ce fut un duel célèbre et dont la justice se mêla, mais pas tant que la lithographie. Le marin finit par tomber la poitrine trouée. On ferma la Taverne. Joulou se cacha chez Marguerite. Ce fut son destin.

Car il s’agissait de Marguerite ; le marin avait encouru les rancunes de Marguerite. C’était Marguerite qui avait promis le cent d’huîtres et les truffes.

Chez Marguerite, Joulou se laissa glisser au-dessous de son propre niveau. Il fut le domestique de Marguerite, — et son maître. Parlons de Marguerite.

D’où venait-elle, cette Marguerite ? Bordeaux est une provenance célèbre dans l’univers entier. Marguerite se coiffait volontiers à la mode charmante des filles de Bordeaux. Elle nouait le madras avec une coquetterie suprême. Mais elle parlait, elle écrivait surtout autrement qu’une grisette bordelaise, et son talent sur le piano annonçait des études sérieuses. D’où venait-elle ?

De Bordeaux et aussi d’ailleurs. On voyage.

Elle mentait quand elle se disait fille de colonel. Le lieutenant d’infanterie Sadoulas, un vieux brave qui avait conquis son épaulette lentement, à la pointe du sabre, avait ramené d’Espagne, en 1811, une verte Aragonaise qui plaisait beaucoup au régiment. L’Aragonaise était bonne personne, comme le sont généralement ses compatriotes. Depuis les sous-lieutenants, sortant de l’école militaire, jusqu’au gros major, homme sérieux et de poids, tout le monde avait à se louer d’elle. Aussi le lieutenant Sadoulas l’épousa. Vers la fin de 1812, elle mit au monde une petite fille que le gros major, son parrain, baptisa Marguerite-Aimée.

Le lieutenant Sadoulas mourut comme il put, ici ou là ; son Aragonaise n’avait plus déjà le temps de s’en inquiéter. Elle tenait la maison du gros major, retiré des affaires depuis 1815. Ce gros major était un bon parrain ; il mit sa filleule dans une de ces excellentes pensions qui croissent en pleine terre autour d’Écouen et de Villiers-le-Bel, pour rendre hommage à la mémoire de Mme Campan. Après quoi, l’Aragonaise et lui se brouillèrent. Il se maria ; l’Aragonaise courut la prétentaine à l’heur et la mal heur.

Un matin du mois de mai 1827, le gros major et sa femme vinrent au pensionnat. Depuis six ans qu’ils étaient mariés, ils n’avaient point d’enfants, et le gros major, plaidant avec art diverses circonstances : son âge déjà très mûr, celui de Madame qui s’en allait mûrissant également, les déplaisirs de la solitude et autres, avaient déterminé Madame à adopter la jeune Marguerite-Aimée qui donnait, au dire du brave militaire, les plus heureuses espérances. Il était en deçà de la vérité ; Marguerite-Aimée faisait mieux que promettre ; le gros major apprit, en mettant le pied dans le parloir du pensionnat, que Marguerite-Aimée avait pris son vol, la veille au soir, avec un professeur de piano, qui, lui aussi, promettait et tenait.

Marguerite avait alors quinze ans. C’était un ange, au dire de la maîtresse du pensionnat, ni plus ni moins, du reste, que toutes ses autres élèves. On parla de pendre le professeur de piano. Les jeunes camarades de Marguerite, avec une sagesse au-dessus de leur âge, voyaient les choses plus froidement et confessaient entre elles que le professeur avait été enlevé par Marguerite.

À bien réfléchir, c’est l’histoire de toutes les séductions. Je propose pour don Juan, au lieu du châtiment épique par les poètes, un bonnet d’âne et le fouet.

On est naïve à quinze ans ; Marguerite, dès la première poste, demanda au professeur de piano s’il connaissait des princes russes, et certes, ce n’était pas mal avisé, car j’ai vu des professeurs de piano qui gagnaient bien de l’argent à connaître des princes russes.

À la seconde poste, les deux fugitifs se brouillèrent mortellement. À la troisième, Marguerite intéressa un conducteur, lequel faisait le commerce du gibier. Cela lui donnait d’éminentes relations. Après avoir fait la cour à Marguerite, pour un motif frivole, avec succès, il la confia au plus fort restaurateur de la place Saint-Martin, à Tours, en Touraine.

Quelques lecteurs irréfléchis pourront trouver que ce n’était pas beaucoup la peine d’avoir quitté l’excellent pensionnat d’Écouen ou de Villiers-le Bel. Nous répondrons que presque toutes les fortes natures, armées en course et décidées à mener rondement la bataille de la vie, ont un plan préfixe. Ce plan a son envers. Marguerite était à cheval sur deux idées : le prince russe, qui pouvait être aussi bien un planteur américain, et l’homme qu’elle appelait, dans les précoces calculs de sa stratégie « son premier mari ».

Elle n’avait pas peur de l’aventure, mais elle ne craignait pas la voie commune. Seulement, le prince russe et le « premier mari » apparaissaient tous deux à sa jeune imagination à l’état d’échelon ou de seuil : pour monter, pour entrer.

En se laissant jeter par-dessus le bord, ce nigaud de séducteur, le maître de piano, n’avait pas fait une mauvaise affaire !

La vie, la vraie vie de notre pensionnaire ne devait commencer qu’au lendemain de la banqueroute du prince russe, ou le premier jour de son veuvage. Jusques là, elle était chrysalide et cachait sous son aisselle les plus longues ailes de papillon qui aient jamais porté une ancienne chenille dans les airs.

Le traiteur était veuf, mais on ne fait pas de folies sur la place Saint-Martin, à Tours. Le traiteur se moqua de notre belle Marguerite pour épouser une rentière blette, qui lui apportait une inscription de 2,700 fr. et un riche talent de comptable. Marguerite faisait son stage durement. La nouvelle épouse la mit à la porte. Elle tomba en proie à un commis voyageur qu’elle rongea jusqu’à l’os ; mais il n’y avait que la peau.

Paris serait la première ville de France, si Bordeaux n’existait pas ; c’est l’opinion des Bordelais. Marguerite vit Bordeaux, on y apprend beaucoup ; c’est plein d’agents de change. Elle fut deux ou trois fois sur le point d’y trouver son prince russe ou son « premier mari, » mais elle était trop jeune, peut-être même trop belle ; cela nuit plus qu’on ne pense.

Elle fut demoiselle de magasin ; elle tourna des quantités de têtes gasconnes sans honneur ni profit. Elle monta sur un théâtre où le prince russe d’une poupée de carton la fit siffler pour cent écus. Elle donna des leçons de piano et fit peur aux instincts des mères.

Elle fut institutrice. Partie gagnée, n’est-ce pas ? Institutrice dans un premier cru de Médoc ; 1,400 francs la pièce !

Ils sont marquis, ces vignerons ; ils sont bordelais, c’est-à-dire épicuriens, fleuris, chatouilleux, roués, naïfs. Partie gagnée !

Non. Marguerite était trop jeune. Le Cid illustra son premier coup ; Condé enfant écrivit le nom de Rocroy dans l’histoire, mais César attendit trente-trois ans. César est le plus grand des trois.

Il faut attendre, il faut échouer, il faut souffrir.

Je ne sais pas ce que Marguerite Sadoulas n’avait pas fait à dix-neuf ans qu’elle avait, quand la diligence de Lyon la jeta mal attifée, un peu malade, très découragée, mais miraculeusement belle, sur le pavé de la cour des Messageries, rue Saint-Honoré à Paris. Elle n’avait réussi à rien, voilà la chose certaine. Sa beauté effrayait. Là-bas, sur les brasses du Bengale où vont et viennent les princes russes de la mer, les navires corsaires, plus avisés que Marguerite, masquent l’œillade de leurs sabords et cachent avec soin la jolie ceinture de canons qui gagne leur vie.

Paris est l’écueil ou le port, selon le destin. Dès le premier pas, Marguerite y fit franchement naufrage. Celle-là ne pouvait jamais ni être heureuse, ni même se divertir, dans la joyeuse acception du mot. Elle n’aimait rien, ni le bien, ni le mal. Elle était cette terrible femme de bronze qui passe parmi nos rires comme l’arrière-pensée de la fatalité.

Eh bien ! Paris est si fort, si gai ! il a tant de montant ! il entoure d’un bras si chargé d’électricité le cou glacé de ces statues qu’on l’a vu les galvaniser un instant et les forcer à vivre. Pendant un an, Marguerite fut la reine du quartier latin. Elle rit, si elle n’aima pas, et même elle chancela une fois au bord de l’amour.

La position de M. le vicomte Chrétien Joulou Plesguen du Bréhut dans la maison de Marguerite Sadoulas n’était pas du tout un mystère pour les habitués de la Taverne. Il existe là-bas, parmi beaucoup de dévergondages, certains sentiments de fierté, et il ne faut pas oublier que cette Taverne ou ce qui la remplace de nos jours est une sorte de creuset, chauffé diaboliquement d’où sort çà et là une noble existence de magistrat, une pure renommée de grand médecin. Certes, il n’est pas nécessaire qu’un avocat illustre ou un éminent praticien ait passé à l’épreuve de ces fumeux purgatoires, mais beaucoup les ont traversés, beaucoup les traverseront.

Il y a là un mystère de chimie morale qui a bien sa profondeur. À supposer que le proverbe soit vrai et qu’il faille « que jeunesse se passe » ces officines incendiées à toute vapeur font passer vite la jeunesse. Les faibles y laissent des lambeaux de leur vitalité, les forts en sortent intacts, nettement décatis et prêts à entrer de pied ferme dans le sérieux de la vie.

On y rit de tout, voilà peut-être le mal. On y riait de la position de Joulou, tout le monde et ceux-là même lui n’eussent point voulu l’accepter. Le ridicule sauvait ici la honte : Joulou faisait la cuisine et s’en vantait. Pour les faciles, c’était une bizarre et burlesque vassalité ; pour les austères, le surnom de Joulou, « la Brute », couvrait toutes choses d’un pitoyable voile.

Il était pourtant, chez Marguerite, des visiteurs qui ne connaissaient point ce mystère domestique. Quand la sonnette tinta, quand cette voix jeune et sonore appela Marguerite, sur le carré, Joulou devint pâle. Marguerite dit :

— C’est le beau Roland.

— Tu as promis de ne pas le recevoir, murmura Joulou.

— J’ai promis, répéta Marguerite ; à qui ? J’étais seule : tu ne comptes pas… Et il y a des jours où il me semble que ce garçon-là est un prince déguisé. Je n’ai pas faim, à ta cuisine !

Joulou ferma les poings. Au-dehors, la voix impatiente cria :

— Marguerite, je mets le feu, si on n’ouvre pas !

Ce n’était pas une plaisanterie ; aussi Marguerite sourit. Elle poussa Joulou qui gronda et disparut dans l’étroit couloir.

— Qui vous a donné le droit d’agir ainsi chez moi, Monsieur Roland ? demanda Marguerite en ouvrant elle-même la porte du carré.

Il y avait bien un peu de théâtre dans la majesté de sa pose, mais son accent était vraiment d’une reine. Roland, devant elle, baissa les yeux comme un enfant.

Certes, il ne menaçait plus. Une rougeur pareille à celle qui naît du pudique embarras des jeunes filles couvrait sa joue.

— Si vous saviez ce qui m’est arrivé aujourd’hui, Marguerite ! balbutia-t-il, et combien je suis malheureux !

Marguerite répondit, laissant tomber à la fois son royal accent et sa pose pompeuse :

— Que voulez-vous que j’y fasse ?

De la cuisine, on entendait tout ce qui se disait sur le carré. Joulou débrocha le poulet qu’il avait éloigné du feu avant sa visite au salon. Il n’était pas maladroit pour un vicomte. Le poulet se trouvait parfaitement cuit et embaumait la cuisine exiguë. Les narines et les yeux de Joulou témoignaient sa vive satisfaction, tandis que ses sourcils froncés parlaient encore de jalouse rancune.

— Bah ! pensa-t-il, pourquoi se fâcher ? Je ne sortirais pas d’ici pour entrer chez le roi ! Ça me va, moi, cette vie-là ! C’est drôle ! c’est artiste ! Est-ce ma faute si j’ai des goûts au-dessus de mes rentes ? Celui-là aura le sort des autres. Elle n’aime personne, excepté moi !

Il se frotta les mains après avoir déposé le poulet dans un plat abondamment ébréché.

Roland était entré, cependant, et la porte extérieure avait été refermée au verrou. Joulou n’entendait plus qu’un murmure de voix du côté du salon.

— Brute ! grommela-t-il. Pas si brute ! la vie d’étudiant, quoi ! le quartier latin ! on se moque pas mal des rabat-joie. Elle n’a pas faim ; je vais piquer un coup de fourchette, moi ! à la papa !

Marguerite était assise sur son divan et Roland s’agenouillait à ses pieds.

— Ça n’a pas de bon sens d’avoir des yeux pareils, murmura-t-elle. Je ne plaisante pas. Vous êtes bien trop beau pour un homme ! C’est laid.

— Ce n’est pas répondre, fit Roland dont la voix tremblait.

— Répondre à quoi ? toujours la même chanson ? Je ne vous aime pas, vous savez bien. C’est entendu, c’est convenu. Je n’ai pas le cœur des autres femmes. Je crois que je n’ai pas de cœur.

Roland la contemplait fasciné. Tout en prononçant ces dures paroles, elle avait enlevé la toque du beau Buridan et passait ses doigts doucement dans les larges boucles de sa chevelure.

— Oh ! dit le grand enfant, radotant de bonne foi ces lieux communs qui prennent une saveur en passant par la bouche des naïfs, et qui, d’ailleurs, convenaient si bien à son costume de comédie, — ne blasphème pas, Marguerite ! Dieu te punirait ! Tu aimerais sans espoir !

— Est-ce que nous nous tutoyons ? demanda-t-elle en retirant sa main.

Il rougit encore. Elle ajouta :

— On est en carnaval. Je vous pardonne. Allez !

Ces quelques mots avaient été prononcés avec cette netteté légère et froide qui donnait à penser qu’elle avait pu s’asseoir parfois dans un vrai salon.

Joulou, lui, était assis devant la table de la cuisine et découpait le poulet avec sensualité, membre à membre, pour faire du tout une jolie pyramide sur une assiette fendue.

Marguerite jouait avec le chapelet de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine éblouissante. Il y avait des instants où Roland éprouvait une douleur aiguë à la regarder.

— Tout vous va bien, dit-elle après un silence. Si vous n’étiez pas fier et que vous fussiez pauvre, les tailleurs vous habilleraient pour rien.

Une larme roula dans les yeux de Roland.

— Je suis fier, prononça-t-il tout bas en relevant la tête.

— Et vous n’êtes pas pauvre ?

— Si fait… Je suis très pauvre.

Elle l’enveloppa d’un regard qui glissait comme un jet liquide et brillant à travers ses paupières demi-closes.

— Si je pouvais aimer, pensa-t-elle tout haut, ce serait un homme pauvre et fier.

Elle se leva, déployant d’un haut-le-corps hardi toute la gracieuse splendeur de sa taille.

— Mais, ajouta-t-elle, je sais bien que je ne peux pas aimer.

Figurez-vous que les deux bouteilles de Beaune, conseillées par Joulou, pour remplacer la bière, étaient à la cuisine. Il les avait prises d’avance, au crédit de la belle pécheresse, au fond d’une de ces cornes d’abondance, spéciales au pays latin et à la contrée Bréda : le fameux épicier qui vend les truffes à quarante sous la livre.

Ô jeunesse ! âge noble et charmant ! Ô souriante poésie qui croit au Champagne de seltz, à ces truffes et à ces amours !

Le vicomte Joulou avait des illusions médiocres, mais son estomac était beau comme un regard de Marguerite. Il aimait le madère de La Villette sans y croire. Nous espérons, à la longue, séduire complètement le lecteur par la peinture habilement réussie de ce grand caractère.

Au moment où Joulou débouchait avec respect la première bouteille de Beaune pour la poser auprès de l’assiette où le poulet découpé formait une appétissante pyramide, le célèbre « chœur des buveurs » que la mode commençait à introduire dans tous les opéras, envoya ses notes hurlantes à travers la fenêtre fermée :

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons ! etc.

Joulou aimait ce genre de vers qui n’a aucun des défauts de l’alexandrin fatigant. Il aimait aussi la musique, quand on criait faux et fort. Il murmura avec un soupir d’envie :

— On noce à la Tour de Nesle ! C’est fichant de dîner tout seul !

Et machinalement, il ouvrit la croisée de la cuisine, donnant sur le jardin d’une guinguette, voisine de la Chaumière et portant le titre de la pièce en vogue pour enseigne.

Allons !
Chantons !
Trinquons !
Buvons !

Toutes ces rimes ingénieuses entrèrent tumultueusement dans la cuisine avec d’autres qui n’étaient pas moins expressives ; flacons, lurons, bouchons, tendrons, bourgeons et chansons. Joulou en avait l’eau à la bouche. Il s’accouda sur la barre d’appui de la fenêtre et plongea un regard perçant à l’intérieur d’un « salon, » simple, austère et même crasseux où une société faisait bombance. Il n’y avait que des hommes et ils étaient tous en costume de bal masqué.

— Tiens, tiens ! pensa Joulou, c’est l’étude Deban qui folichonne !… Ohé ! l’étude Deban ! ohé !

— Ohé ! fut-il répondu. Joulou ! la brute ! Nous grignotons nos sols parisis, Messire. Il y a Philippe, Gauthier, Landri, Orsini, le roi, le ministre, mais il manque Buridan et les dames. Jette-nous Marguerite et saute après elle, ribaud.

De l’autre côté de la maison, les mains de Marguerite, plus blanches que les touches d’ivoire, couraient sur le clavier. Le piano chantait comme une âme. Roland écoutait en extase ces larmes perlées que pleure Desdémone et qui sont la romance du Saule