Aller au contenu

Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 25-36).
Brute !  ►
Prologue


III

Marguerite de Bourgogne et le troisième Buridan.


Roland, s’étant acquitté ainsi de sa commission, revint au logis.

— Chut ! dit Mme Marcelin, la voisine, au moment où il entr’ouvrait avec précaution la porte de la chambre de sa mère. Elle dort.

La voisine était une bonne grosse femme de trente-cinq à quarante ans, qui regardait Roland avec un sourire de mentor. Elle était fière de son élève et ne se plaignait pas trop d’en être réduite au rôle de confidente, depuis l’avènement de Marguerite Sadoulas, premier roman de notre héros. Les élèves, d’ailleurs, manquent-ils jamais aux maîtresses habiles ? La voisine avait un excellent cœur ; elle veillait la malade par-dessus le marché. Mme Thérèse aimait la voisine, parce qu’elle la trouvait toujours prête à parler de son fou, de son chéri, de son Roland adoré.

Aujourd’hui Thérèse et la voisine avaient causé longuement de Roland, puis, Thérèse s’était endormie avec le nom de Roland sur les lèvres.

Roland était un peu soucieux. Il avait bien réfléchi en revenant de la rue Cassette. Les cris de la trompe et les mille voix du carnaval n’avaient pu troubler sa méditation dont le résultat était naturellement ceci :

— Il y a un mystère ; mais Marguerite est pure comme les anges !

En somme, ce beau Roland n’avait que dix-huit ans. Quand un enfant doit devenir véritablement un homme avec le temps, les leçons de la voisine n’y font rien. Ceux que la voisine vieillit avant l’âge n’auraient pas mûri, soyez sûrs de cela, et n’en veuillez pas trop à Mme de Warens, malgré les plaintes hypocrites de ce cœur de caillou, d’où elle avait fait jaillir la première étincelle.

Grand cœur ! chante encore la postérité. Car l’admirable génie de Rousseau a ce privilège de vibrer comme un sentiment. Lui qui n’aima que les rêves secrets de la solitude ! lui qui calomnia le bienfait, douta de l’amitié et se défia de Dieu !

Roland n’avait pas de génie, et Roland, grâce au ciel, ne se défiait de personne. Il croyait à tout, comme un brave garçon qu’il était : à son maître, le demi-dieu de la couleur ; à sa mère, la douce et la sainte ; à l’avenir, à la voisine et même à Marguerite Sadoulas !

C’était peut-être aller un peu loin, mais que voulez-vous ?

— Tu n’as qu’à t’habiller, mauvais sujet, dit la voisine à voix basse. Ta mère va être bien tranquille, toute la nuit, et d’ailleurs je serai là.

Roland vint sur la pointe du pied jusqu’au lit et regarda la malade qui dormait les mains croisées sur sa poitrine. Elle était si pâle qu’une larme mouilla les yeux de Roland.

— Je la verrai ainsi une fois, murmura-t-il, endormie pour ne plus s’éveiller jamais !

La voisine avait des trésors d’expérience.

— Oh ! oh ! fit-elle, nous avons des idées mélancoliques, malgré le costume de Buridan qui attend là-bas, sur mon lit… Il est arrivé quelque chose !

Ceci était une interrogation.

— Non, rien, dit Roland, qui tomba dans un fauteuil.

— Avec qui l’as-tu trouvée ? demanda la voisine. Avec un étudiant ? avec un militaire ? avec un père noble ?

Roland haussa les épaules et, pour rompre les chiens, il se leva.

— Je vais t’aider… commença la voisine.

— Non, l’interrompit Roland, restez… maman pourrait s’éveiller.

— J’aime bien quand tu dis maman, moi, grand écervelé, murmura Mme Marcelin. Le fils du bonnetier dit : ma mère.

Roland sortit. Il poussa une porte sur le carré et entra dans la chambre de la voisine. C’est ici un lieu mystérieux, un sanctuaire, un laboratoire qui mériterait une description à la Balzac. Tant de jeunesse rancie ! tant de sourires pétrifiés ! tant de fleurs fanées ! mais nous n’avons pas le temps, et la voisine est si bonne personne !

Roland s’assit sur le pied du lit, auprès du costume de Buridan et mit sa tête entre ses mains.

La voisine s’était trompée trois fois ; ce n’était ni un père noble, ni un militaire, ni un étudiant : c’était un clerc de notaire. Mais comme la voisine avait bien deviné du premier coup pourquoi notre Roland avait, ce soir, des pensées mélancoliques !

La voisine vint pour voir où il en était de sa toilette. Elle le trouva qui pleurait comme un enfant.

— Ta mère dort bien, dit-elle, pendant que Roland faisait de son mieux pour cacher ses larmes. Il y a longtemps que je ne l’avais vue dormir de si bon cœur. Elle rêve ; elle parle de vingt mille francs. Est-ce qu’elle a mis à la loterie ?

— Pauvre maman ! murmura Roland. Elle m’avait bien dit de prendre garde ! je tuerai ce coquin de Buridan !

Mme Marcelin aurait préféré parler des vingt mille francs qui l’intriguaient jusqu’au vif.

— Parfois, reprit-elle, on peut tomber sur un quaterne… quel Buridan veux-tu tuer ?

Roland sauta sur ses pieds.

— Il faut que je lui parle ! s’écria-t-il et que je la traite une bonne fois comme elle le mérite !

— C’est ça, répliqua la voisine en dépliant le costume ; ça doit joliment t’aller ces nippes-là. Tout te va. Si tu avais le fil et l’occasion, tu deviendrais rentier rien qu’à dire : « mon cœur » aux duchesses, en tout bien tout honneur… Mais, au lieu de ça, tu pleures comme un grand benêt, parce qu’une farceuse de cantine…

— Madame Marcelin ! s’écria Roland avec un geste magnifique, je vous défends d’insulter celle que j’aime !

Elle le regarda, partagée par l’envie de rire et l’émotion.

L’émotion l’emporta. Elle lui jeta les deux bras autour du cou, et baisa ses cheveux en disant :

— Es-tu assez beau, mon pauvre grand nigaud ! es-tu assez bon ! Et dire que vous perdrez tous le meilleur de votre âme avec ces malheureuses !

— Encore ! fit Roland qui frappa du pied.

— Ah ! tais-toi, bambin, sais-tu, fit la voisine en se redressant. Pour un peu, je le dirais à ta mère !

Roland pâlit.

— Sortir la nuit, murmura-t-il, quand elle est si malade !

La voisine haussa les épaules, mais elle avait les yeux mouillés.

— Tu es un pauvre cher enfant ! dit-elle du fond de cette philosophie naïve et terrible qu’elles ramassent on ne sait où. Autant celle-là qu’une autre. On te promet que ta mère sera bien gardée. Et si elle te demande : « Il dort ! »

Elle lui tendit les chausses collantes, en tricot violet.

— Prends encore cette nuit de bon temps, continua-t-elle. Tu vas te disputer, puis pardonner, c’est le plaisir.

— Pardonner ! gronda Roland, jamais ! si c’était une grisette, je ne dis pas, mais une personne bien née !

La voisine se retourna pour lui laisser le loisir de passer les chausses et aussi pour cacher un éclat de rire que, cette fois, elle ne put réprimer.

— Oh ! certes, dit-elle d’un ton patelin, ce n’est pas une grisette, celle-là… Et sans la révolution…

— Son père était colonel, prononça Roland avec dignité.

— Alors c’est la Restauration… Que veux-tu, on ne voit que malheurs !… Peut-on se retourner ?

— Et sa mère, poursuivit Roland, était la cousine d’un girondin.

— Quel âge a-t-elle donc, si ça date de la Terreur ? demanda bonnement la voisine.

Roland répondit :

— Attachez-moi mes chausses dans le dos et pas de mauvaises plaisanteries !

Pendant que la voisine obéissait, il reprit :

— Elle a l’âge qu’elle a. Ça ne vous regarde pas. Il n’y a rien de si beau qu’elle, rien de si noble, rien de si brillant… Tenez, si vous la voyiez…

Ces derniers mots s’étaient sensiblement radoucis.

— Tu me la montreras, dit complaisamment la voisine, si tu y tiens.

— Elle a un prix de piano au Conservatoire. Elle peint, elle déclame…

— Oh ! oh ! fit la voisine dédaigneusement. Une artiste !

Il n’y a pas de milieu. Selon les goûts, ce mot-là est le plus charmant des éloges ou la plus envenimée des injures. Quoique la voisine se moquât du fils de la bonnetière, elle avait de bonnes petites rentes conquises dans le commerce.

Roland lui lança un regard exaspéré.

— Oui, une artiste ! prononça-t-il avec emphase. À l’Opéra, elle serait éblouissante, au Théâtre-Français elle écraserait tout le monde…

— Aussi, on n’en veut pas, glissa Mme Marcelin.

— Elle serait partout magnifique…

— Et pas chère !

— Même sur un trône !

— Benêt ! dit la voisine, qui déplia le pourpoint. Si tu savais combien j’en ai vu, des pigeonneaux de ta sorte, plumés, flambés, rôtis par ta demoiselle !

— Par Marguerite !…

— Ou par Clémence, ou par Athénas, ou par Madeleine. Le nom importe peu. Tiens, tu es joli comme un Amour. Passe-moi mon peigne que je te lisse tes cheveux. Si elle est belle, tant mieux. Ce serait trop fort aussi de te voir berné par une créature qui ne serait pas belle… Voilà ! tu es costumé ! regarde-toi dans mon miroir et demande à ta conscience, nigaud, si elle est moitié aussi belle que tu es beau !… Est-il joli garçon aussi, l’autre ?

Roland ferma les poings et fit à sa glace une effroyable grimace.

— Puisque je le tuerai ! gronda-t-il.

— C’est juste, ça ne coûte rien… Dis donc, Roland, avant de le tuer, demande à l’autre s’il a sa mère.

Roland s’élança dehors ; mais il revint et mit un gros baiser sur le front de cette femme qui gardait des restes de beauté sous l’injure des années, comme son cœur, flétri par places, conservait en quelque recoin le parfum merveilleux des jeunes tendresses.

Il sortit, la poitrine serrée par je ne sais quelle douloureuse étreinte.

Le fracas joyeux de la rue lui fit mal. Les cris de cette ivresse folle sonnaient faux à son oreille.

Il marchait lentement. Une bande d’enfants se mit à le suivre en poussant la clameur du carnaval. Il n’entendait pas. Ce fut d’instinct qu’il prit comme il faut sa route en remontant la rue de Seine. Les enfants le quittèrent parce qu’il ne se fâchait point.

Comme il passait devant le palais des pairs, l’horloge sonna huit heures.

Il pressa le pas un peu. Sur la place Saint-Michel il tâta précipitamment sa poitrine en murmurant : le portefeuille !

Le portefeuille était là, parce que Roland avait gardé son gilet de tous les jours sous son pourpoint de théâtre.

Il suivit les rues d’Enfer et de l’Est. Au rond-point de l’Observatoire il s’assit sur un banc, malgré le froid qu’il faisait.

Le vent du nord porta les huit coups sonnés à l’horloge du Luxembourg jusqu’à une maison neuve, étroite et haute, située vers le milieu du boulevard Montparnasse, du même côté que la Grande-Chaumière, dont elle était voisine. C’était une de ces masures déguisées en élégantes demeures que le règne de Louis-Philippe sema dans Paris avec tant de profusion. Au dehors, cela ressemble presque à quelque chose, mais la spéculation malsaine y économisa tellement la main-d’œuvre et les matériaux que cela chancelle déjà, et que, quand le marteau des démolitions y touche, cela tombe sous un nuage poudreux qui ne laisse après soi qu’un monceau de plâtras inutile.

Le cinquième étage de la maison neuve avait une terrasse régnante qui regardait Paris par-dessus les riches bosquets du jardin de Marie de Médicis. L’appartement se composait de quatre petites pièces, maigres d’architecture, mais meublées avec un certain luxe apparent. Il y avait en outre une cuisine.

Dans le salon, on voyait un très beau piano d’Érard, des vases, façon-sèvres, trop grands pour la mesquine cheminée, habillée de velours nacarat, une console en Boule authentique et deux fauteuils de vernis blanc recouverts en tapisserie des Gobelins. Les rideaux et le reste de l’ameublement étaient en damas vert-chou à quarante sous le mètre.

C’était le logis de Mlle Marguerite-Aimée Sadoulas, dite Marguerite de Bourgogne, depuis le carnaval.

Si la voisine eût vu Marguerite Sadoulas, couchée comme elle l’était sur son divan et jouant d’un air distrait avec le collier de grosses perles qui ruisselait sur sa poitrine demi-nue, la voisine, femme d’expérience et de connaissance, eût mis fin une fois pour toutes et du premier coup à ses mines dédaigneuses.

Marguerite était souverainement belle sous la couronne opulente de ses cheveux châtains qui jetaient leurs ondes désordonnées autour de son front pâle et rebondissaient en boucles prodigues jusque sur la splendeur ambrée de ses épaules. Oh ! certes, celle-là n’était pas une petite fille, une grisette, ce jouet inoffensif et joli qui sert à passer la jeunesse. Il y avait en elle de la grande dame et de la courtisane : que ce rapprochement nous soit pardonné, puisqu’il est dans la nature des choses, le rôle de la courtisane étant de singer le beau et de chercher la séduction où Dieu l’a mise.

Il y avait en elle de la grande dame plutôt que de la courtisane.

Et plus que de la grande dame. Ce fou de Roland, cet enfant subjugué, avait dit le vrai mot dans sa langue d’amour. C’était un trône, le vrai piédestal de cette miraculeuse statue, vautrée sur l’indigence d’un divan mal rembourré.

Taille de reine ! pourquoi dit-on cela ? C’est qu’on voudrait cette taille aux reines. Taille souple et noble, et fière et gardant, parmi son indolent repos, ces mystérieuses vigueurs que promet le sommeil de la tigresse.

Marguerite était belle hautement et orgueilleusement, à grand fracas, à toute lumière, non point de cette chère beauté qui répond au rêve secret de quelques-uns, mais qui cache aux autres ses rayonnements discrets : elle était belle à tous comme le soleil.

Elle avait sous l’arc audacieux et net de ses sourcils de longs yeux noirs pensifs, mais ardents, qui languissaient à leurs heures et dardaient, au réveil, entre les baisers de ses cils, cette langue de flamme qui affole ou qui ressuscite. Sa bouche correcte et sérieuse souriait pourtant, et alors c’était fête ; quand elle riait, cette bouche sobre, cette bouche qui semblait dérobée, dessin et couleur, au divin matérialisme d’un chef-d’œuvre de Rubens, quand ces lèvres voluptueuses vibraient et frémissaient, c’était orgie !

Marguerite était belle bruyamment et insolemment.

Quel âge, cependant, donner à l’ovale parfait de ce visage, aux reflets de cette chevelure, aux épanouissements hardis de ce sein ?

« Elle a l’âge qu’elle a. » Roland répondait ainsi aux questions de la voisine. Le duvet vierge de la jeunesse restait aux fossettes de ses joues ; ses tempes bleuâtres gardaient les gammes délicates de la récente floraison ; mais ses yeux disaient : il y a longtemps !

Elle était seule. Le costume de la reine théâtrale dont elle avait pris le nom pour quelques semaines la drapait à miracle. Elle attendait ce qu’on appelle « le plaisir », l’heure de la collation rieuse avant l’heure agitée du bal ; elle attendait, sans impatience et comme on sommeille. Elle s’ennuyait.

Un chien bichon aux longues soies, pareilles à des franges, dormait sur le tapis.

Une voix d’homme monotone et rauque chantait quelque part dans la maison un cantique d’ivrogne.

Quand huit heures sonnèrent, elle écouta.

— Oui, dit-elle, cent mille livres de rentes me suffiraient pour commencer.

Ses belles lèvres eurent un amer sourire ; elle pensa tout haut :

— Je suis peut-être trop belle… et certainement j’ai trop de cœur !

— Ohé ! Marguerite ! cria la voix rauque, viens causer nous deux.

— Non, répondit-elle.

— Alors, je vas laisser brûler le rôti.

— Laisse brûler, fit-elle avec fatigue.

Elle se leva indolemment et s’assit de travers devant son piano qu’elle ouvrit. Ses doigts d’almée caressèrent les touches et le piano chanta. Roland avait raison : c’était une grande artiste.

Mais l’art, aujourd’hui, n’était pas le bienvenu, car elle referma l’instrument d’un geste brusque et mit sa tête sur sa main. Un peintre eût saisi ce moment pour jeter sur la toile la Vénus de notre France méridionale, belle autrement et plus belle que l’Italienne ou l’Espagnole.

« Il y en a tant, pensa-t-elle, qui ne me valent pas et qui ont cent mille livres de rentes ! C’est la chance. Et il faut s’arracher le cœur ! »

Elle tordit ses superbes cheveux entre ses doigts de statue.

— Joulou ! appela-t-elle.

— Après ? fit la voix rauque qui naguère chantait dans la cuisine.

— Où trouve-t-on les lords anglais et les princes russes ?

Joulou se mit à rire sourdement.

— Elle est bête ! grommela-t-il… Au marché, pardi !

— Joulou, poursuivit Marguerite, veux-tu assassiner quelqu’un ? Je ne sais plus comment faire !

C’était histoire de plaisanter.

Prenez garde, cependant, à ceux ou à celles qui rient avec ces choses lugubres. Joulou ne riait plus. On vit une tête large et blondâtre, à la fois puissante et innocente, qui se montrait dans l’entrebâillement de la porte. Joulou avait de gros yeux sans couleur, mal abrités par des cils trop clairs ; sa joue charnue et blême était coupée selon une ligne ronde qui se renflait par le bas. Il était jeune et solidement pris dans sa taille un peu courte, mais bien proportionnée ; ses cheveux d’un blond déteint et crépus foisonnaient comme une toison de caniche. C’était un pauvre diable, ce garçon-là, et pourtant son aspect éveillait je ne sais quelle idée de brutale domination.

Il était à la mode, lui aussi, et portait un costume complet de Buridan, sauf la toque : chausses vert-sombre, jaque couleur de tan. Cette défroque plus ou moins authentique des soudards du XIVe siècle lui allait comme une peau. Il était bien là-dedans, très bien, et si sa vocation l’eût porté vers l’art dramatique, jamais figurant, payé quinze sous par soirée, n’eût mérité mieux que lui l’or d’un directeur intelligent.

Il était du temps, comme les malandrins de Tony Johannot, comme les routiers d’Alphonse Royer ou du bibliophile Jacob. En le voyant, on oubliait l’invention des réverbères, et sa dague, qui pendait lâche comme une breloque, faisait presque peur.

Il regarda fixement Marguerite qui avait sur lui ses grands yeux distraits.

— As-tu faim ? demanda-t-il.

— Comme une louve, répondit-elle, pendant que ses prunelles élargies brillaient ; faim des choses qui coûtent des poignées de louis, soif des vins qui n’ont pas de prix et qu’on boirait dans de l’or, tout pétri de diamants !

— Elle est bête ! dit Joulou. As-tu faim ? faim de manger ?

Il ajouta :

— Nous avons un poulet et de la bière.

Marguerite dessina un geste de suprême dédain.

Joulou reprit :

— Si je savais où ça pose les lords anglais et les princes russes, j’irais t’en chercher tout de même, ma fille.

— C’est pour les laides et pour les vieilles ! répliqua Marguerite. Il n’y a plus de ces bonnes sorcières qui vous faisaient épouser des ducs pour dix louis.

Joulou eut son rire sourd qui montrait une rangée de dents formidables sous sa moustache rare et roussâtre. Il dit :

— Elle est bête.

Et il entra tout-à-fait. Cette belle Marguerite le regardait venir avec une caressante complaisance. La lourdeur de sa face n’excluait pas une sorte de beauté, et il avait un corps musclé magnifiquement. Marguerite, du reste, expliqua la caresse de son regard en disant :

— Chrétien, j’ai idée que tu feras ma fortune, une fois ou l’autre. Les innocents ont les mains pleines.

— Ça ne m’irait pas d’assassiner quelqu’un, commença-t-il paisiblement. Du tout, mais du tout !

— Brute ! l’interrompit Marguerite qui frissonna. Qui te parle de cela ?

— À moins, poursuivit Joulou, qu’on soit en colère… ou qu’on ait bu du vin chaud… ou qu’il m’ait fait du tort !

Il était tout auprès de Marguerite qui le repoussa d’un geste viril.

Joulou chancela, rit et dit :

— Ah ! tu es forte !… Mais je suis plus fort que toi.

Elle l’enveloppa d’une œillade étrange.

M. Léon Malevoy est un beau jeune homme, murmura-t-elle.

— C’est possible, fit Joulou en mordant le bout d’un cigare à un sou. Je ne m’y connais pas et je me moque de lui. Tu ne l’aimes pas.

— Mais reprit Marguerite, il n’est pas si beau de moitié que Roland.

— C’est possible, répéta Joulou, qui alluma son cigare à une bougie. As-tu faim ? viens dîner à la cuisine : on est mieux.

— Je n’ai pas été au rendez-vous de Léon Malevoy.

— Tiens, c’est, ma foi, vrai !

— Tu ne t’en étais pas aperçu ?

— Non… rapport au poulet, à qui je pensais.

— Brute ! brute ! fit la belle créature sans colère et en riant. Embrasse-moi.

Joulou se fit prier.

— Je ne recevrai pas Roland, répondit Marguerite en lui jetant ses deux bras autour du cou. Vois comme on t’aime !

— Au lieu de cette bière, dit Joulou, si j’allais prendre deux bouteilles de Beaune à crédit ?

— Tu n’es donc pas jaloux, toi, Chrétien ! s’écria Marguerite avec un soudain courroux.

— Non, répondit le gros Buridan, sans s’émouvoir le moins du monde.

Elle mordit son mouchoir et ses longs yeux eurent une lueur féline.

Joulou poursuivit tranquillement :

— Jaloux de qui ? Des princes russes ? des lords anglais ? de M. Léon Malevoy ? du grand nigaud de Roland ? Qu’est-ce que tout cela me fait, à moi ?

Le poing serré de Marguerite lui arriva en plein visage et fit jaillir le sang.

— Brute ! brute ! brute ! grinça-t-elle par trois fois en se préparant à redoubler.

Joulou déposa son cigare avec soin sur la tablette de la cheminée, après quoi, dédaignant toute vaine chevalerie, il se mit en défense résolûment, selon l’art du boxeur français. Évidemment, ce genre de gymnastique, entre la belle Marguerite et lui, n’était ni une nouveauté, ni même une rareté. Emportée par une colère folle, la misérable et splendide créature, attaquait comme une lionne et cherchait à s’emparer de la dague ; Joulou parait, moitié riant, moitié grondant.

— Jeux de main, jeux de vilain, grommelait-il. Gare à toi, ma fille, je vas te régaler !

Par une manœuvre décisive, ses dix robustes doigts se prirent aux magnifiques cheveux de Marguerite, comme un grappin d’abordage accroche les agrès d’une frégate.

— Je te tiens ! s’écria-t-il avec un rauquement de triomphe.

Et pesant des deux mains avec une effrayante brutalité, il terrassa la lionne, qui l’entraîna dans sa chute.

Elle resta un instant immobile, les yeux troublés, les cheveux en désordre, le sein haletant.

— Est-elle bête ! fit Joulou doucement et du ton dont on implore un pardon.

Puis, il ajouta d’un accent sévère, au vu de quelque symptôme à lui connu :

— Pas d’attaque de nerfs ! ou on se fâche tout rouge, ma fille !

Une larme vint dans les yeux de Marguerite.

— Ne pleure pas, dit-il d’une voix tout-à-coup changée. Frappe, si tu veux, mais ne pleure pas !… Eh bien ! si, là ! je suis jaloux ! si tu frappais quelqu’un… si quelqu’un te battait… si tu disais à quelqu’un comme à moi : brute ! brute !… et du même ton… Je le tuerais !

— Est-ce vrai, cela, Chrétien ?

— C’est vrai !

Ils restaient là comme deux bêtes fauves : l’homme à quatre pattes, la femme accroupie.

Marguerite se releva la première et d’un seul bond. Elle rejeta en arrière son opulente chevelure qui ruissela sur son dos demi-nu comme un manteau.

— Est-ce tout ? gronda le Buridan dont les gros yeux flambaient enfin.

Marguerite sembla hésiter, puis son front devint sombre.

— Va-t-en, ordonna-t-elle durement. Tu m’as fait mal ! tu m’as fait honte ! Si j’étais ce que je dois être, je ne voudrais pas de toi pour mon laquais !

À son tour, Joulou se releva.

— Est-elle bête ! murmura-t-il d’un accent plaintif en baissant sa tête crépue.

Marguerite tordait à deux mains son éblouissante chevelure.

— Faut-il aller chercher les deux de Beaune ? demanda timidement Joulou.

La sonnette tinta. Une voix jeune et sonore appela :

— Marguerite ! Marguerite !

— Va ! tâche ! fit Joulou avec un rire triomphant. Nous n’y sommes pas.

Mais Marguerite l’interrompit, disant :

— Ouvre, brute, j’ai besoin de voir le visage d’un homme.