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Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 14

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 157-168).


XIV

M. le duc.


Le cérémonial usité depuis tant d’années pour l’entrée de M. le duc n’eut point lieu, et ce fut une raison de plus qui donna au couvent de Bon-Secours une grande idée de la gravité des circonstances.

La mère Françoise d’Assise avait quitté sa cellule d’avance et depuis longtemps. Elle attendait le voyageur avec une impatience croissante, et comptait les minutes. M. le duc, en descendant de son équipage à quatre chevaux, la trouva sous la voûte, appuyée au bras de la supérieure.

Comme toujours, Nita, la petite princesse, était avec lui, svelte, gracieuse et hautaine sous son costume de voyage qui indiquait la fin d’un deuil. Elle tendit son front à la mère qui lui donna un baiser distrait.

— La voilà grande comme sa sœur, dit-elle.

Un nuage passa sur le front de M. le duc. Nita devint pâle et ferma ses grands yeux à demi.

— Monsieur mon neveu, reprit la mère, je vous remercie de l’empressement que vous avez mis à répondre à mon appel. En tout ceci, je ne me suis point fiée à moi-même et j’ai agi d’après de sages conseils. Il s’agit du nom de Clare : le seul intérêt humain que j’aie gardé dans ma retraite avec la permission de mes supérieurs et comptant sur la miséricorde de Dieu.

Le duc s’inclina en silence. La mère poursuivit :

— Princesse, ma chère enfant, allez jouer dans le jardin !

Au lieu d’obéir, la fillette se rapprocha et prit la main ridée de la mère, qu’elle porta respectueusement à ses lèvres.

— Madame ma tante, dit-elle d’une voix singulièrement harmonieuse, mais nette et posée comme la voix d’une femme, je ne suis plus un enfant ; mon père n’a plus que moi, maintenant : je ne quitte jamais mon père.

La vieille religieuse fixa sur elle son œil perçant, où passa une étrange émotion.

— Vous souvenez-vous bien de votre sœur Raymonde, princesse ? murmura-t-elle.

Les yeux de Nita s’emplirent de larmes, et M. le duc fronça le sourcil.

— C’est bien, poursuivit la mère, vous n’êtes plus un enfant, en effet. Que Dieu et la Vierge vous bénissent, ma fille ! C’est un noble et bon sang qui bat dans votre jeune cœur. Soyez donc avec nous, et, quand vous aurez vu, portez hardiment témoignage.

Le regard de M. le duc se faisait soucieux.

— Qu’on ouvre la porte du parloir ! ordonna la mère.

En même temps, elle quitta le bras de la supérieure pour prendre celui de son neveu. Celui-ci, quoiqu’il eût semblé attendre une explication, n’était point sorti de sa réserve ordinaire et n’avait fait aucune question. La vieille religieuse, dès qu’on eut franchi le seuil, prit Nita par la main et remercia d’un signe de tête la supérieure qui resta au-dehors.

Le paravent cachait le lit et le blessé. Nita, qui marchait à droite, dépassa la première le paravent et poussa un léger cri en apercevant le visage de Roland que les rayons du soleil couchant éclairaient.

— C’est bien, princesse, dit la mère, je suis contente de vous avoir amenée.

Elle ajouta en s’adressant à la Davot qui avait eu le temps de se remettre :

— Laissez-nous, ma bonne, vous trouverez chez la sœur tourière ce qui vous a été promis.

— Il dort bien tranquillement, dit la Davot, à moins qu’il ne fasse semblant de dormir. Depuis ce matin, c’est la même chose.

Elle sortit avec force révérences.

La porte du parloir fut refermée.

La mère Françoise d’Assise, le duc et Nita étaient debout auprès du lit. La mère, avant de parler, interrogea d’un regard furtif les physionomies de ses compagnons. Le duc avait de l’étonnement sous sa grave impassibilité. La petite princesse était franchement émue.

— Regardez bien, dit-elle, Monsieur mon neveu, et vous, ma fille. Quand vous aurez bien regardé, nous sortirons. Pas un mot ne doit être prononcé ici.

Roland était couché sur le dos. Il n’avait eu que le temps de se glisser entre les draps. Ses yeux restaient fermés. L’effort qu’il venait de faire animait la pâleur de sa joue ; son souffle fréquent et brusque agitait la couverture au-dessus de sa poitrine. La richesse de ses longs cheveux épars cachait presque l’oreiller.

Nos trois personnages restèrent immobiles et muets pendant plusieurs minutes. Comme le jour allait baissant, M. le duc s’approcha de la fenêtre voisine à laquelle le blessé tournait le dos et releva le rideau de serge.

Une larme roula sur la joue de Nita, qui murmura :

— Comme il ressemble à ma sœur Raymonde !

La mère dit pour la troisième fois :

— C’est bien, princesse !

Elle mit un doigt sur ses lèvres. Les derniers rayons du jour prenaient les cheveux blonds de Roland à revers et se jouaient dans la profusion de leurs boucles. M. le duc revint et se pencha à son chevet.

Puis il se tourna vers la mère Françoise d’Assise et s’inclina en silence. Cela voulait dire : J’ai assez vu. La mère l’appela du geste et s’appuya de nouveau sur son bras. Pendant qu’ils se dirigeaient ensemble vers la porte, Nita, qui semblait s’éloigner à regret, resta un instant séparée d’eux par le paravent. Elle détacha quelques brins de réséda qui se fanaient à sa ceinture et les lança avec un baiser d’enfant à ce beau jeune homme endormi qui lui rappelait sa sœur bien-aimée.

— Princesse, venez, dit la mère.

Nita obéit, mais son dernier regard crut distinguer une lueur souriante qui glissait entre les paupières demi-closes du blessé.

La mère, en quittant le parloir, donna l’ordre d’y faire rentrer la Davot, qui revint, portant un gros paquet. Aussitôt qu’elle fut installée à son poste, elle ouvrit le paquet qui contenait un habillement complet de laine noire, plusieurs paires de bas, des souliers neufs, un bonnet et un châle. La Davot examina tout cela longuement et en détail. Elle était rouge de plaisir, mais elle grondait, parce qu’elles grondent toujours, reprochant à l’étoffe de n’être pas assez fine, au châle de n’avoir pas assez de largeur, au bonnet d’être trop simple. Elle disait :

— C’était bien la peine ! on a des souliers pareils pour quatre francs ! et les bas ne sont guère meilleurs que les miens ! C’est du monde qui est pingre ! Il doit y avoir quelque chose pourtant sous tous leurs cache-cache. Ils pourraient bien me ménager un petit peu… C’est égal, je n’ai pas la chance ! avoir trouvé une si bonne place et que ça finisse comme ça tout d’un coup ! l’individu va s’en aller demain… Et qu’est-ce que la vieille va me donner pour n’avoir pas fermé l’œil pendant huit jours et huit nuits ? Croit-elle être quitte avec ces guenilles ?

Elle tournait et retournait sa robe, elle dépliait le châle, elle fourrait ses gros poings tout au bout des bas, et certes, elle s’occupait du blessé comme du roi de Prusse !

Mais le blessé ne lui rendait point la pareille ; le blessé s’occupait d’elle énormément, au contraire : non point qu’il écoutât ses doléances, il s’agissait de bien autres choses. Le blessé suivait chacun de ses mouvements ; c’était un regard sournois et avide qui passait sous ses paupières baissées. On eût dit qu’il examinait le trousseau avec autant de soin, avec plus de soin que la Davot elle-même.

Et la sueur lui venait au front, tant il avait peine à contenir les battements de sa poitrine.

Le duc, la petite princesse et la mère Françoise d’Assise étaient réunis dans la cellule de cette dernière. Le duc ni sa fille n’en avaient jamais passé le seuil jusqu’alors. Ils étaient assis tous les deux sur les deux seuls sièges qu’il y eût. La mère restait debout.

Nita regardait avec un étonnement effrayé l’austère tristesse de cette solitude.

— Vous voyez, Monsieur mon neveu, dit la mère Françoise après un silence, que j’avais des motifs pour désirer votre présence.

— Je le vois, Madame ma tante, répliqua le duc de Clare.

La mère alla vers la ruelle de son lit et décrocha la miniature qui pendait à la muraille. Le duc la prit de ses mains et l’examina. Sous son calme apparent, il y avait de l’émotion.

— Je n’avais pas besoin de cela, dit-il. Je me souviens de mon frère Raymond, qui était mon aîné. Je crois m’être conduit envers lui en ami, en frère, en gentilhomme.

— Vous êtes un de Clare, Monsieur mon neveu, prononça la vieille religieuse avec emphase. Le fils de votre père ne pouvait pas se conduire autrement.

Comme le duc rendait la miniature, Nita y jeta un regard curieux et s’écria :

— On dirait que c’est le portrait du jeune homme !

La mère se pencha et mit un baiser sur le front de Nita.

M. le duc réprima un geste d’impatience.

— Ne croyez pas, Madame ma tante, reprit-il d’un accent courtois mais sévère, que vous ayez besoin de témoins contre moi. Mon frère Raymond était l’aîné et le préféré. Je l’aimais comme vous l’aimiez tous et je l’ai prouvé. Son héritier, s’il existe…

— Il existe ! l’interrompit la mère avec vivacité.

— Je le crois comme vous, Madame ma tante, dit froidement le duc, et peut-être ai-je, pour le croire, de meilleures raisons que vous…

La vieille religieuse lui tendit la main comme malgré elle et murmura pour la seconde fois :

— Après tout, Monsieur mon neveu, vous êtes un de Clare !

C’était, dans sa bouche, le suprême éloge. Le duc sourit avec hauteur.

— Je suis, poursuivit-il, sans s’animer, un gentilhomme et surtout un honnête homme. J’aime et je respecte le grand nom qui est menacé de mourir avec moi, puisque je n’ai point de fils. En vous-même, Madame ma tante, vous me reprochez de ne point partager votre enthousiasme. Je vous promets de me conduire comme si j’avais de l’enthousiasme. Le fils de mon frère, s’il existe, je répète le mot parce qu’il faut ici une rigoureuse certitude, aura la fortune et les titres de son père, j’y engage ma foi d’homme d’honneur !

— On ne peut vous demander plus, Monsieur mon neveu, répondit la vieille religieuse avec calme, car, ce faisant, vous vous dépouillerez de ce que vous possédez depuis longtemps.

— Je ne me dépouillerai pas, Madame. Je restituerai à qui de droit un dépôt confié, voilà tout.

Pendant le silence qui suivit ces mots, prononcés d’un ton froid et fier, la mère déposa la miniature sur son lit. Nita s’approcha et la regarda encore.

— Madame ma tante, reprit le duc d’une voix radoucie, car ses dernières paroles avaient été, à son sens, trop sévères, nous sommes d’accord pour ce qui regarde la ressemblance. Elle m’a frappé comme vous ; elle a frappé ma fille, elle frapperait tous ceux qui ont connu ceux de notre maison. C’est une ressemblance de famille dans toute la force du terme. Le jeune homme ressemble non seulement à Raymond de Clare, mais encore au portrait de moi qui est à l’hôtel, et à votre propre portrait que j’ai gardé dans ma chambre à coucher.

— C’est vrai, dit Nita tout bas.

Et elle ajouta :

— Est-ce qu’il me ressemble ?

— Vous, princesse, mon cher ange, répondit le duc, dont la voix prit un accent de tendresse infinie, vous êtes le vivant portrait de votre noble mère qui n’était pas de Clare.

— Alors, fit-elle, il ne me ressemble pas ?

Elle se mit à rêver.

— En dehors de cette ressemblance, continua le duc, qui, à tout prendre, peut être un produit du hasard…

— Le supposez-vous, Monsieur mon neveu ? l’interrompit la mère d’un ton où il y avait du défi.

— Madame, répliqua le duc, je ne suppose rien. Je me sens juge et je cherche la vérité. Je suis jusqu’à voir Clare Fitz-Roy-Jersey, duc de Clare, chef de nom et d’armes. C’est un noble, mais lourd fardeau. Je l’ai porté, je le porte, je le porterai de mon mieux… Voici ce que je voulais dire : en dehors de cette ressemblance extraordinaire, au point de valoir un commencement de preuve, avez-vous quelque autre indice à me communiquer ?

— Un seul, répondit la mère.

— J’écoute, fit le duc, qui prit une pose sérieusement attentive.

— Princesse, dit la mère, il y a de belles images dans mon livre d’Heures.

Nita ouvrit le livre d’Heures, mais elle fit comme son père, elle écouta.

— J’ai peur, poursuivit la mère, que cette circonstance dont je vais vous parler ne vous frappe pas assez. Il y a des choses qui frappent seulement les femmes et les enfants. Le jeune homme est venu ici, la nuit du mardi gras au mercredi des Cendres

— Je sais toute l’histoire, l’interrompit le duc.

— Ah !… fit la vieille religieuse, puis-je vous prier de me dire qui vous a raconté l’histoire ?

— Je la sais, répliqua seulement le duc.

— Vous êtes-vous demandé, prononça la mère, si bas que Nita ne put l’entendre, quel homme, en ce bas monde, pouvait avoir intérêt à faire disparaître le fils du duc Raymond de Clare ?

— Madame ma tante, répondit le duc qui la regarda en face, sans fanfaronnade ni colère, je me le suis demandé, mais ma conscience ne m’a pas répondu.

Un instant leurs yeux se choquèrent.

— Que Dieu vous bénisse, Guillaume ! murmura la mère avec effusion, et prononçant le nom de baptême de son neveu pour la première fois depuis bien des années. Je vous estime autant que je vous aime !

Il sourit et reprit, désignant Nita d’un sourire véritablement paternel :

— Madame ma tante, celle-ci est mon dernier bien, le seul bien auquel mon cœur se rattache ; la princesse, ma fille, n’a pas besoin de ce qui appartient au fils de mon frère Raymond. Je suis assez riche pour doter trois filles et autant de gendres. Il y a un carton chez maître Deban, notaire, rue Cassette no 3, qui contient tout ce qu’il faut pour rendre, au besoin, à l’aîné de Clare son état, ses titres et son patrimoine.

La mère appela Nita du geste et l’embrassa passionnément.

— Princesse, dit-elle, vous avez un noble père !

— Monsieur mon neveu, reprit-elle, je demande pardon à Dieu d’attacher tant d’importance à une chose qui est purement de ce monde. Ce sera la dernière fois. Et encore a-t-il fallu que la tentation vînt me chercher au fond de cette cellule où je m’étais ensevelie.

Ce que j’avais à vous dire, le voici : le jeune homme n’a pas prononcé une parole depuis son entrée chez nous ; il y a à croire qu’il joue le rôle de muet. Sur lui, nous n’avons rien trouvé, sinon un chiffon de papier : je dis un chiffon semblable à ceux qui servent à écrire les adresses qu’on donne au commissionnaire du coin. Ce chiffon portait, tracés au crayon, les noms de votre frère aîné : Raymond Clare Fitz-Roy-Jersey, duc de Clare.

Elle s’arrêta, le duc attendait.

— Tout à l’heure encore, murmura-t-elle, je trouvais le fait considérable et en quelque sorte concluant. Je sens, à présent, que l’opinion d’un homme comme vous ne peut être formée par des circonstances aussi vagues.

— C’est vague, en effet, dit le duc qui semblait pensif. Avez-vous achevé, Madame ma tante ?

— Oui, répondit la mère à voix basse.

Ses deux mains s’appuyèrent contre son front.

— Je suis bien vieille, pensa-t-elle tout haut. Je crois en vous fermement, Monsieur mon neveu, et cependant, j’aurais voulu ne m’en juger qu’à moi-même… L’enfant serait précisément celui…

Le duc l’interrompit et dit froidement :

— Le jeune homme serait votre filleul, Madame ma tante.

Il se leva et fit signe à Nita qui se rapprocha de lui.

— Père, dit-elle en lui tendant son front charmant et de cette douce voix qu’elle savait prendre pour obtenir les choses tout à fait impossibles, j’ai bien compris. C’est mon cousin Roland de Clare qui est là en bas. Je l’aime déjà de tout mon cœur.

Un éclair de jeunesse étincela dans les yeux de la mère Françoise d’Assise. Elle saisit Nita dans ses bras, et la baisa tendrement.

— Les enfants voient souvent plus clair que nous, mon neveu, murmura-t-elle.

— Dieu voulait qu’on laissât venir à lui les enfants, Madame ma tante, répondit le duc en souriant.

Le nuage qui restait sur le front de la mère se dissipa comme par magie.

— Madame ma tante, reprit le duc avec gravité, j’ai perdu beaucoup de la grande foi de nos aïeux sans prendre en échange rien des nouvelles religions qui mènent le monde. Je ne regrette point le passé, je ne crois pas au présent, je n’espère pas en l’avenir. Mais, par une contradiction singulière, le sang du roi tressaille dans mes veines quand il s’agit de la race du roi. Vous m’avez jugé parfois égoïste : je ne suis que désespéré peut-être. Je pensais être le dernier Clare Fitz-Roy ; bénie soit la Providence si je me suis trompé ! Tant que le navire n’a pas sombré, il y a chance d’éviter le naufrage. Et tenez, j’ai été sans doute plus loin que vous, Madame, car j’ai eu cette pensée que ma fille pourra devenir un jour la femme du fils de mon frère.

— Je le veux bien ! l’interrompit Nita sans hésiter.

Puis, elle baissa les yeux, tandis qu’une fière rougeur lui montait au visage.

Il y eut une véritable stupéfaction dans le regard de la mère.

— Quoi ! balbutia-t-elle, sur un indice si faible, vous avez songé déjà ?…

— Madame ma tante, répondit le duc, j’avais songé à cela avant de voir le jeune homme du parloir. Aujourd’hui, en descendant de ma chaise de poste, j’ai trouvé à l’hôtel de Clare une lettre de la veuve de feu mon frère Raymond.

— La veuve de mon bien-aimé Raymond ! s’écria la mère qui se laissa choir sur le pied de son lit, la duchesse douairière de Clare !

Elle ajouta d’une voix brisée :

— Et vous ne me disiez pas cela, Monsieur mon neveu !

— Je ne voulais pas vous le dire, Madame, avant d’avoir vu et interrogé celle qui prétend être en effet, la duchesse de Clare, votre nièce et ma belle-sœur. C’est une riche proie que l’héritage de mon frère Raymond. Pour tout ce que j’ai perdu, j’ai gagné du moins de l’expérience et de la prudence. Je suis prêt à recevoir l’héritier de Clare, mais je suis prêt aussi à me défendre contre les imposteurs.

Il prit dans son portefeuille une lettre qu’il présenta tout ouverte à la mère. Celle-ci la parcourut d’un avide regard. Sa main tremblait, mais son œil resta perçant et clair.

La lettre était ainsi conçue :

« Monsieur le duc,

» J’ai bien tardé à implorer votre aide. Je m’y détermine enfin dans l’excès de mon malheur, bien que je sache à quel point vous méprisez la pauvre femme à qui votre frère donna son cœur et son nom. Je suis malade et à bout de ressources. J’ai élevé mon fils sans rien réclamer jamais de l’héritage que vous détenez ; je ne lui ai pas appris à vous haïr. Il ne sait rien de ses droits ; il ignore le mal qu’on lui a fait.

» Le jour du mardi gras, mon fils a disparu. Il était porteur d’une somme considérable et qui m’avait coûté bien cher. Je destinais cette somme à vous faire la guerre, Monsieur le duc, car je croyais que c’était mon devoir.

» Aujourd’hui, je m’avoue vaincue, je suis brisée et je me sens mourir. Venez pour recevoir des aveux qui vous intéressent personnellement et qui intéressent votre fille ; venez aussi pour porter secours à une désespérée. Vous êtes puissant ; vous sauvâtes un jour la vie de votre frère, en exigeant un énorme sacrifice, il est vrai. Je vous offre un sacrifice nouveau ; aidez-moi à retrouver mon fils et je vous bénirai à ma dernière heure ! »

Cette lettre était signée Thérèse de Clare et avait douze jours de date.

La mère resta un instant silencieuse, regardant encore l’écriture après l’avoir lue.

— Pourquoi méprisez-vous ma nièce ? demanda-t-elle enfin avec toute sa défiance revenue.

— J’ai désapprouvé le mariage autrefois, répondit le duc. C’était une mésalliance. Blâmer n’est pas mépriser.

— Quel prix aviez-vous donc mis au salut de Raymond ? demanda encore la mère.

— Aucun, répliqua le duc qui se redressa malgré lui. Je l’affirme sous mon serment.

— Et pourquoi n’êtes-vous pas allé tout de suite chez la duchesse de Clare ? s’écria la vieille religieuse en éclatant. Pourquoi ? Dites pourquoi !

— Parce que vous m’attendiez, Madame, et que j’avais fait quatre cents lieues pour satisfaire un de vos désirs.

Il n’y avait rien à objecter. La mère Françoise d’Assise courba la tête de nouveau et se donna à ses réflexions :

— Monsieur mon neveu, dit-elle après un long silence, l’adresse de la duchesse douairière de Clare est ici au bas de sa lettre.

— Je vais m’y rendre en vous quittant, Madame ma tante, repartit le duc qui se leva.

— Attendez, fit-elle, j’ai encore quelque chose à vous dire. Je ne veux pas que notre blessé du parloir aille demain au Palais de Justice. Agissez aujourd’hui même auprès du parquet. Nous verrons bien s’il est héritier légitime ou imposteur, quand vous lui aurez donné un appartement à l’hôtel de Clare.

La princesse Nita sauta de joie, et battit des mains. Sans la princesse Nita, la mère n’aurait peut-être pas choisi l’hôtel de M. le duc.

Celui-ci s’inclina en signe de consentement.

La vieille religieuse reprit :

— Pour la première et la dernière fois, je vais passer le seuil de cette retraite. J’avais fait vœu de n’en sortir que morte. Monsieur mon neveu, je vous demande une place dans votre voiture. Je veux aller avec vous rendre visite à la veuve du duc Raymond de Clare.