Cœur d’Acier/Partie 1/Chapitre 16

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 181-192).


XVI

La voisine.


Ce n’était pas une méchante femme du tout, que Mme Marcelin, la voisine ; bien au contraire, son défaut était d’avoir le cœur trop compatissant. Elle était forte comme un Turc. Elle prit Roland évanoui dans ses bras et le déposa sur un vieux canapé qui ornait la principale pièce de son logement servant d’antichambre, de salon et de salle à manger. Ce lieu était chaud ; il gardait énergiquement l’odeur du café et de l’eau-de-vie. On y avait dîné avec appétit.

La voisine disait cependant à sa nièce qui était dans l’autre chambre :

— Monsieur Auguste, c’est très désagréable, j’en conviens, mais on ne peut pas laisser ce pauvre enfant sur le carré. Je l’ai connu tout petit. Il est le fils de la pauvre défunte ici à côté qu’on a loué son logement avant-hier à la fabricante de perles qui fait, ce soir, le métier de polichinelle… Quand il va revenir à lui, vous ferez le mort, s’il vous plaît, Monsieur Auguste, et pas de bêtise, rapport à ma réputation dans le quartier.

La réponse de la nièce importe peu. Ayant parlé ainsi, Mme Marcelin ferma la porte et brûla une plume d’oie sous le nez de Roland qui reprit ses sens. La voisine lui sucra un verre d’eau ; il n’y avait plus que cela sur la table. Roland but avec effort et murmura :

— Je n’ai pas rêvé, maman est morte !

Il y avait dans ses yeux une douleur si navrante que la voisine en ressentit vivement le contre-coup.

— Pauvre grand sot ! dit-elle en réchauffant ses mains qui étaient de marbre, je pensais toujours : il va revenir ! il va revenir ! Trois semaines de noce, ça n’a pas de bon sens ! du mardi gras à la mi-carême ! Elle t’aimait tant ! ah ! en voilà une qui a souffert !… quoique, je vous prie de croire, Monsieur Roland, qu’on ne l’a pas abandonnée : les cinq dernières nuits, j’ai couché dans sa chambre sur un matelas… et je l’ai menée jusqu’au Montparnasse, en grand noir… Un bien pauvre convoi, c’est sûr, il n’y avait que moi et le docteur.

La tête de Roland s’affaissa. La voisine sentit sur sa main un baiser qui lui mit des larmes dans les yeux.

— Sans doute, sans doute, fit-elle, tu as bon cœur. Parbleu ! ça m’a plus étonnée de toi que d’un autre. Tu l’embrassais si bien ! et puis vous n’étiez au monde que vous deux… mais voilà ! je l’ai dit souvent : il est trop beau ce garçon-là ! on l’attachera par une patte. Seulement, je ne pensais pas que tu irais si bien, dès la première fois. Trois semaines de noce ! trois semaines et deux jours ! quelle vie t’ont-ils fait mener, mon sauveur ! Tu es changé, abîmé, perdu !

— Ce n’est pas ce que vous croyez, voulut l’interrompre Roland.

— Bien, bien, dit-elle, je ne crois rien et j’ai ma nièce ; sans ça je t’aurais toujours donné à coucher, c’est certain, mais tu comprends, ayant ma nièce…

— Parlez-moi de maman, je vous en prie, l’interrompit encore Roland.

— Pauvre grand enfant, soupira Mme Marcelin, me l’ont-elles assez arrangé ! que veux-tu que je te dise ? Elle avait des secrets, c’est sûr ; mais elle ne me les a pas confiés… Tu n’es pas un voleur, peut-être ! Pour ça, j’en mettrais ma main au feu ; eh bien ! elle parlait d’un portefeuille avec vingt billets de mille francs dedans. Vingt mille francs, la bonne dame ! Où les aurait-elle pris ! C’était sa tête qui déménageait !…

Pendant qu’elle parlait, son regard ne quittait point Roland, car elles sont espions, tout naturellement. Roland gardait les yeux baissés ; il ne répondit pas.

— Ah bah ! fit-elle, très étonnée : vraiment ! l’histoire des vingt mille francs était donc vraie ? Alors, il doit bien te rester quelque chose ? Réponds… Excusez, il ne lui reste rien ! Elles t’ont mangé jusqu’à l’os ? En vingt-trois jours, ça ferait trois cent cinquante mille francs par an ; une jolie aisance !

— Mon petit, reprit-elle en lui fermant la bouche d’un geste, elles ont plumé des oiseaux plus rusés que toi. C’est leur état. Je ne te demande pas tes aventures : j’ai ma nièce, sans cela je t’aurais offert… mais je te l’ai déjà dit.

Ici un ronflement sonore et de la plus mâle espèce se fit entendre derrière la porte de la chambre à coucher. Mme Marcelin toussa et poursuivit précipitamment :

— Voilà donc l’histoire : le mercredi des Cendres, elle n’était pas mal. Comme tu ne revenais pas, et qu’elle s’inquiétait, je lui touchai deux mots du fameux costume de Buridan. Elle prit bien la chose, très bien ; elle aurait voulu te voir en capitaine. Pauvre femme ! Le soir, elle eut plus de fièvre. Le docteur Lenoir me demanda si tu avais déjà fait des absences. Celui-là est un digne homme, sais-tu ? L’autre, le Samuel, est venu toucher quand on a fait la vente, pour vider la chambre… Ah ! on peut dire que ça n’a pas moisi, les affaires qui étaient là-dedans !

— Pourvu qu’on m’ait laissé de quoi me changer, dit Roland.

— On n’a rien laissé du tout, et le propriétaire réclame encore un demi-terme. Tu t’en iras comme tu es venu, mon pauvre ami ; tu as bien laissé une redingote et un pantalon là-bas, je suppose… Mais faisons vite : j’ai ma nièce… Ce fut le surlendemain qu’elle parla pour la première fois des vingt mille francs. À la fin de la semaine il y eut dans le quartier le bruit d’un jeune homme assassiné ; on ne parlait que de ça ; tu conçois qu’on n’alla pas le lui dire… J’abrège parce que ce n’est pas une heure à recevoir des visites, et je n’aime pas faire jaser ; mais tu reviendras quand tu voudras, et nous causerons… Ah ! les jeunes gens ! les jeunes gens !

— Que croyait-elle de moi ? demanda Roland qui ne pleurait pas et dont la voix sortait brève de sa gorge contractée.

— Tu prends encore assez bien la chose, répliqua Mme Marcelin sèchement. C’est heureux. Je m’attendais à des manières… peste ! nous avons du sang-froid ! Mais, au fait, un peu plus tôt, un peu plus tard, il fallait bien s’attendre à cela. Ce qu’elle pensait de toi ? Nous valons dix fois mieux que vous, nous autres femmes, et cent fois aussi, grâce à Dieu. Elle disait : Il lui sera arrivé malheur ! Voilà donc que, l’avant-dernière nuit, tout à coup elle se sentit plus forte. Elle me demanda une plume, de l’encre et du papier, et elle écrivit. Je crus qu’elle allait me dire : portez la lettre ici ou là, mais des cachotteries, toujours ! sans reproche, je lui avais donné pourtant assez de preuves d’amitié. C’est égal. Je fis monter un commissionnaire ; elle resta toute seule avec lui et il emporta la lettre. Je connaissais le commissionnaire. En descendant je lui demandai : Où donc Mme Thérèse vous a-t-elle envoyé comme ça, Jérôme ? Il me répondit : Mêlez-vous de vos affaires. On est récompensé comme ça quand on porte de l’intérêt aux personnes… Mais arrivons au bout, pas vrai ? Voilà une heure du matin, et j’ai ma nièce.

Roland se releva tremblant.

— Ce n’est pas pour te renvoyer, reprit Mme Marcelin, avec un évident remords, rassieds-toi. As-tu où coucher ?

— Oui, répondit Roland au hasard.

— Je m’en doutais bien, mauvais sujet ! après la lettre envoyée, elle ne fit plus que baisser. Il y a eu hier huit jours, dans la nuit du mercredi au jeudi, elle me donna un petit paquet de papiers à l’adresse du docteur Abel Lenoir et elle s’éteignit dans mes bras. Je pleure, tiens, petit, et toi, tu ne pleures pas !

Roland la regardait fixement et ses yeux étaient secs, en effet. Il poussa un grand soupir.

— Bois une goutte d’eau, reprit la voisine. J’aimerais mieux te voir pleurer. Ton nom est venu le dernier sur ses lèvres… Avant, elle avait parlé d’un duc… d’un pair de France… mais va-t’en voir : ça n’y était plus !… J’espère bien que tu vas retourner à ton atelier ?

Roland fit un signe de tête affirmatif. Il demanda d’une voix morne :

— Quand elle a été morte, est-ce que sa figure était bien changée ?

Mme Marcelin le regarda en face.

— Toi, murmura-t-elle, tu deviendras fou un jour ou l’autre… T’es-tu regardé dans une glace ? Il n’y a pas de femme qui soit moitié si belle que toi !

Elle décrocha un miroir et le lui présenta. Roland détourna les yeux.

— Tu as honte, reprit-elle, c’est bien fait. Écoute donc, ça m’a porté un coup de te voir déguisé dans cette circonstance. Tu sens : elle a tant pleuré avant de mourir ! Et toi, tu arrives en carnaval !… Est-ce vrai qu’elle devait comme ça plus de soixante visites au docteur Samuel ? Il a bien poussé à la vente… Mais où avait-elle pris ces vingt mille francs-là ? Enfin, ce sont vos affaires. Je ne demande les secrets de personne.

Roland dit :

— Adieu, M’ame Marcelin, je vous remercie de ce que vous avez fait pour maman.

Elle le retint encore au moment où il quittait son siège. Dans son bavardage il y avait de l’embarras et de l’émotion.

— J’ai pourtant quelque chose à te dire, murmura-t-elle, mais ça ne me revient pas. Voyons ! t’ai-je parlé des paperasses remises au docteur Lenoir ? Ça ne doit pas valoir des millions, bien sûr ! Et puis, celui-là est un honnête homme. Quand il venait, je trouvais par-ci par-là une pièce de quarante francs sur la cheminée… Ah ! dame, te voilà tout rouge, maintenant, toi qui étais si pâle ! Il y a bien des pièces de quarante francs dans vingt billets de mille ! Te les avait-elle confiés ou les avais-tu pris ? La jeunesse, tout de même, la jeunesse ! Dire qu’ils sont tous pareils ! et qu’ils se font brouter comme de l’herbe par ces méchantes bêtes !…

— Tu es bien pressé ! s’interrompit-elle en voyant que Roland essayait de se lever pour la troisième fois. Est-ce qu’on t’attend ?

Elle eut frayeur de la pâleur livide qui se répandit sur les traits du jeune homme.

— Non, balbutia-t-il avec une détresse si profonde qu’elle eut froid jusque dans le cœur. On ne m’attend pas !

Elle lui caressa la joue comme on fait aux enfants et dit :

— Pauvre grand nigaud ! A-t-il du gros chagrin !… J’aurais voulu au moins que tu manges un morceau, mais ma nièce n’a rien laissé. C’est de son âge.

Tout à coup elle frappa joyeusement dans ses mains.

— Je savais bien ! s’écria-t-elle, je savais bien que j’oubliais quelque chose ! C’est tout bonnement le principal.

Quelle tête j’ai ! Tu te souviens de la lettre dont je t’ai parlé ? La lettre qu’elle avait donnée au commissionnaire, l’avant-veille de l’événement ? Eh bien ! la réponse est venue aujourd’hui. Du moins je suppose que c’est la réponse, et je ne suis pas maladroite pour deviner ces charades-là. Mme Thérèse avait ce portrait de général à sa cheminée. Ils l’ont vendu comme le reste, et c’est un clerc de notaire qui l’a acheté, un clerc de l’étude Deban, connais-tu ? Dieu merci, on ne peut pourtant pas croire qu’elle fût la femme d’un général, quoique tu ressembles fameusement au portrait… c’est pour dire qu’elle a emporté avec elle un bon paquet d’histoires ! Devine devinaille !

Si tu les sais, les histoires, tant mieux, car il y a des gens riches là-dedans… À preuve c’est que, ce soir, un peu après la brune, une voiture s’est arrêtée à notre porte, en bas ; excusez ! une voiture à quatre chevaux ! Je ne l’ai pas vue, mais toute la maison en parle. Un Monsieur très comme il faut est monté avec une vieille, vieille religieuse et une petite demoiselle qu’ils appelaient : Princesse. Vois-tu ça ? Princesse ? Ils sont entrés tout droit ici, parce que la concierge leur avait dit mes bontés pour toi et la voisine. Je faisais un bout de rôti pour ma nièce, tu conçois ; ils ont bien vu qu’ils me gênaient. J’ai répondu au Monsieur : La mère est défunte, le fils se promène, Dieu sait où ! La vieille religieuse faisait des signes de croix et radotait : Trop tard ! trop tard ! Elle a dit ça plus de quinze fois. La petite princesse est bien mignonne, mais effrontée.

Qu’est-ce qu’une princesse est de plus qu’une autre à présent ? Tu me répondras : l’argent. Peut-être qu’ils en ont ; tant mieux pour eux !… Et si tu n’es pas bête, tu iras de ce côté-là. On flaire, on flâne, on se faufile. Je parierais ma tête à couper qu’il y a anguille sous roche. Ça avait vraiment l’air qu’ils venaient apporter le bonheur à la voisine. Mais que veux-tu ? comme chantait la vieille : trop tard ! trop tard !

Roland dit pour la seconde fois :

— Merci, Madame Marcelin.

Et il se dirigea d’un pas chancelant vers la porte. Sur le seuil, il s’arrêta.

— Je voudrais bien savoir où est maman, prononça-t-il à voix basse.

— Où est ta mère ! répéta la voisine. Ah ! pauvre femme ! où elle est !… Mais je te comprends, s’interrompit-elle, son adresse, là-bas, pas vrai ?… Sans que j’ai ma nièce, j’irais avec toi demain. Mais ce n’est pas difficile à trouver : cimetière Montparnasse, troisième rue à droite dans la grande allée, une vingtaine de pas et tu rencontres une belle sépulture de famille avec des armoiries en veux-tu en voilà, et des dorures, et des histoires de toutes sortes. Le nom est de Clare avec d’autres noms anglais tout autour. J’ai remarqué cela parce que je voulais toujours porter une couronne à la voisine. Elle est derrière la sépulture. Et voilà une drôle d’affaire : c’est elle-même qui a choisi cet endroit-là. Elle avait acheté le terrain sans en souffler mot à personne… De Clare : veux-tu écrire ?

— Non, répondit Roland, je me souviendrai, adieu.

Il sortit ; la voisine rentra.

On festoyait toujours bruyamment et gaiement dans l’ancien logis de Mme Thérèse. Roland descendit le plus vite qu’il put. Il cacha son visage pour passer devant la loge du portier. Dans la rue, il se mit à marcher sans choisir sa direction. Il répétait en lui-même ce nom de Clare qui frappait vaguement son intelligence engourdie.

Il arriva au carrefour de l’Abbaye, qui était animé comme en plein jour, à cause d’un petit bal dont l’étroite entrée s’ouvrait derrière le corps de garde. La lanterne rouge, balancée au vent de l’hiver, criait : Bal de la Tour de Nesle.

Et cependant tout s’en va vite, à Paris. La Tour de Nesle descendait déjà ce courant de la vogue qui va perdre ses eaux on ne sait où. La mode avait changé de couche. C’étaient des masques un peu crottés qui portaient les chausses de Buridan ou le corsage pointu de Marguerite de Bourgogne. On eût dit que les trois premières semaines du carême avaient suffi à faner tous ces oripeaux.

À Pâques, ils pouvaient tourner en guenilles ; la Trinité devait les repêcher dans le ruisseau. Ainsi va notre monde capricieux. Les dentelles deviennent loques, et j’ai ouï conter bien souvent des histoires de gens portant la hotte qui regardaient avec mélancolie ce pavé où naguère rebondissait la roue fringante de leur équipage.

Roland allait, courbé en deux et la tête embéguinée dans son châle. Une femme seule, la nuit, en ces extravagants anniversaires, court grand risque d’être accostée, mais ceux qui croisaient cette créature maigre et cassée perdaient l’envie de rire. Un gémissement sourd sortait de l’espèce de cagoule qui voilait son visage. Sa longue taille inclinée et son pas trébuchant faisaient naître un lugubre soupçon de folie, d’ivresse morne et d’inanition : trois choses qui, souvent, à Paris, se prennent l’une pour l’autre : preuve suprême des excellentes raisons que Paris possède pour se proclamer lui-même la ville la plus spirituelle de l’univers.

Roland allait, sans rien entendre et sans rien voir, sinon des lueurs vagues et des bruits indistincts qui fatiguaient ses yeux et importunaient ses oreilles. Par soubresauts intermittents une pensée soulevait la torpeur de sa cervelle.

— Elle a parlé du portefeuille, se disait-il, et des vingt billets… On chante dans la chambre où elle est morte… Elle est morte… maman est morte !

C’était confus et c’était terrible.

— Maman ! reprenait-il, pauvre maman ! J’étais son grand fou ! elle n’avait que moi. Quand elle ne m’a plus vu, elle est morte… Elle est morte !

Un grand sanglot déchira sa poitrine.

— Morte, morte, morte ! répéta-t-il par trois fois. Derrière la sépulture de ces riches, les de Clare… Elle connaissait les de Clare… Il y avait sur le papier qu’elle me donna : Raymond Clare, Fitz-Roy, Jersey, duc de Clare !…

Le secret de la pauvre femme était avec elle, sous la terre, et Roland n’avait pas envie de connaître ce secret.

Roland n’avait ni désir, ni espoir, ni crainte ; il végétait en une sorte d’anéantissement. La pensée de sa mère surnageait seule, réduite à des proportions enfantines ; son unique volonté était de chercher sa tombe au cimetière et de s’asseoir auprès.

Il se dirigeait vers ce but comme on rentre chez soi après une longue fatigue. Au-delà de ce dessein accompli, c’était le néant.

Il marchait donc pour gagner le cimetière Montparnasse ; mais il ne s’inquiétait point de savoir s’il suivait la bonne route, et le hasard seul le guidait dans une direction qui le rapprochait de son but.

— Je ne l’ai pas assez remerciée, se disait-il, en songeant à la voisine. Elle a veillé maman cinq nuits, et maman est morte dans ses bras.

Il s’arrêta tout à coup à l’angle de la rue de l’Ancienne-Comédie. Sa taille courbée se redressa si brusquement, que ses deux mains se portèrent à sa blessure qui rendit un profond élancement. Il regarda tout autour de lui, et vous eussiez dit qu’il cherchait son chemin.

Mais ce n’était pas cela. Il cherchait quelqu’un dans les ténèbres de la fièvre qui le brûlait.

Il dit tout haut :

— C’est Marguerite qui a tué ma mère !

Et il s’élança comme s’il eût voulu saisir l’assassin.

Au bout de quelques pas ses jambes fléchirent.

— Non, non, murmura-t-il, je ne m’arrêterai pas. Je suis resté trop longtemps là-bas. Il faut que je trouve Marguerite !

Il monta la rue en se tenant aux murailles, car sa force l’abandonnait ; il monta toute la rue de l’Ancienne-Comédie. Le trouble de son cerveau était au comble ainsi que son épuisement physique, mais il cherchait Marguerite pour la tuer.

À un tournant de la rue, il vit la façade de l’Odéon illuminée du haut en bas. L’Odéon était alors un théâtre à la mode ; on y donnait des bals très brillants !

Roland eut d’abord envie de changer de route, mais ces clartés l’attiraient. Il marcha encore et sa cervelle se vida. Il allait sans plus savoir où, regardant ces lumières comme un maniaque ou comme un enfant.

Sur la place, il y avait un grand mouvement ; les rues convergentes étaient pleines de voitures qui attendaient. Tous les cafés encombrés de chalands répandaient au-dehors des chansons, des rires et des lumières. Le perron du théâtre ruisselait de masques et de dominos ; au-dessus de tous les bruits sortis de cette foule en goguette et qui emplissaient la place d’un long murmure, les murailles épaisses du théâtre laissaient sourdre les accords de l’orchestre.

Le cœur de Roland se serra mortellement. Il était entré dans cette foule malgré lui et comme le vertige vous pousse vers un abîme. Il y étouffait ; il eût voulu en sortir à tout prix. La fièvre glaçait de plus en plus ses membres grelottants et brûlait sa pauvre tête où rien ne restait, pas même cette confuse idée de vengeance contre Marguerite, qui avait tué sa mère.