Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 04

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 241-252).
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2e partie


IV

La bande noire.


Cascadin s’effaça, agitant sa casquette de papier avec un respect ironique, et la bande noire entra. L’atelier Cœur-d’Acier avait fini le déjeuner ; Gondrequin-Militaire venait justement de flétrir, à son point de vue, les dépeceurs de maisons. Ces pauvres bandes noires ont contre elles tous les gens qu’elles molestent et bien d’autres encore ; elles sont rangées a priori parmi les choses haïssables. Du sein d’un nuage épais, alimenté par toutes les pipes allumées, rapins, clients et modèles jetèrent aux nouveaux venus un regard hostile.

La bande noire, ici, était représentée par deux charmantes jeunes filles, portant sous leurs fourrures de fraîches toilettes du matin, et par un homme à l’aspect triste et doux qui, certes, ne réalisait point le type du « loup cervier », abominé à tous les étages de l’art. L’atelier Cœur d’Acier, nous le voulons bien, n’occupait aucun étage d’art ; il habitait les caves à une très grande profondeur, mais tout rapin possède un grain de chevalerie, lors même qu’il balaye avec une lavette, trempée dans un sceau, les atroces toiles de la foire. La vue de Nita et de Rose avait tout à coup modifié les dispositions de ce peuple étrange qui fit la haie et mit casquette bas.

Seule, Mlle Vacherie, dit en grimaçant de dédain :

— Tiens ! c’est deux puces avec un bourgeois ! Excusez !

Nous savons que Nita était partie de l’hôtel de Clare avec l’intention de « bien s’amuser » ; il s’agissait de voir une des plus grotesques curiosités de la sauvagerie parisienne.

Sa conversation avec Rose, cependant, avait changé son humeur et ramené son esprit à des pensées d’un tout autre ordre. Nita était d’un caractère vaillant, franc et gai ; son enfance s’était écoulée près de son père, dans une sorte de solitude errante, au milieu d’un luxe austère et presque royal. Puis était venue cette année de deuil, passée au Sacré-Cœur où tout le monde, maîtresses et pensionnaires, l’avait traitée en princesse. Le premier essai de ce qu’on appelle le « plaisir » avait eu lieu pour elle seulement depuis son retour à l’hôtel de Clare, habité maintenant par le comte et la comtesse du Bréhut. On voyait là une nombreuse et brillante société où Nita, sans y regarder de bien près, découvrait pourtant de bizarres mélanges.

Peut-être n’en était-elle pas encore à creuser ce sujet de réflexions.

Beaucoup de familles, dont les beaux noms sonnaient sans cesse à son oreille du temps de son père, fréquentaient toujours l’hôtel et venaient aux grands lundis de Mme la comtesse ; mais il y avait, dans l’intimité, des hôtes dont le blason n’avait certes point pris ses émaux aux croisades. La comtesse elle-même, qui était une femme de grand ton, de grand esprit, avait parfois d’étranges moments, et ressemblait alors à une excellente comédienne que son rôle fatigue.

Une chose avait frappé Nita, ce matin, dans sa conversation avec son amie Rose : M. Léon Malevoy, notaire, ne voulait point permettre à sa sœur l’hôtel de Clare, parce que, — c’étaient les propres paroles de Rose, — « M. Léon Malevoy avait connu Mme la comtesse dans sa jeunesse. » N’était-ce pas là une singulière et brutale accusation !

En s’interrogeant à ce sujet, Nita trouvait en elle-même de vagues défiances, déjà nées, sans qu’elle eût pu expliquer pourquoi. La femme de son tuteur ne lui avait jamais inspiré de bien ardentes sympathies.

Mais quel abîme entre ces défiances d’enfant et le mépris nettement formulé de M. Léon Malevoy !

Nita se souvenait : en son vivant, M. le duc de Clare professait pour le jeune notaire une singulière estime, et la mère Françoise d’Assise l’avait appelé à sa dernière heure.

D’un autre côté, chez Mme la comtesse on ne parlait pas bien de M. Léon Malevoy. Nita écoutait peu, quand il était question d’affaires, mais sa tendre affection pour Rose lui avait parfois ouvert l’oreille, et elle avait surpris de graves insinuations. Elle savait que l’intention de Mme la comtesse était de placer en d’autres mains ses intérêts à elle, Nita ; elle savait que Mme la comtesse appuyait ce désir sur la crainte d’un danger : à son dire, la position du jeune notaire était sérieusement menacée.

Il faut ajouter tout de suite que cette opinion de Mme la comtesse contrastait avec la croyance commune. Parmi ses confrères, dans sa clientèle et partout, Léon Malevoy, malgré son âge, s’était concilié des sentiments d’estime qui allaient presque jusqu’au respect.

Entre son affirmation et celle de Mme la comtesse du Bréhut, l’instinct de Nita n’eût pas longtemps hésité.

Ce n’est pas au hasard que nous avons prononcé le mot instinct, et il nous reste à déclarer que la majorité du faubourg Saint-Germain d’alors l’eût remplacé par le mot préjugé. Pour le monde, Mme la comtesse du Bréhut de Clare était en effet une de ces femmes accomplies qui savent unir la solide vertu à tous les prestiges de l’élégance. Elle s’était fait une haute réputation de piété ; les œuvres charitables, patronnées par elle, l’entouraient comme un rempart ; elle avait de nombreux et grands aboutissants ; on disait tout bas qu’elle n’était pas étrangère à certaines combinaisons politiques.

Elle était jeune encore, et belle, et remarquablement spirituelle. Elle avait pour son mari souffrant des tendresses de fille ou de mère. Certes, si elle l’eût voulu, elle aurait pris d’assaut le capricieux char de la mode pour le mener à grandes guides. Mais elle ne voulait pas, ou plutôt, elle voulait mieux que cela.

Dans ses rapports avec Nita, sa pupille, le juge le plus sévère n’aurait rien trouvé à reprendre. Il n’y avait là que l’accomplissement d’un sérieux devoir. En elle, Nita n’avait pas retrouvé une mère, mais une amie bienveillante et calme ; chez elle, Nita était heureuse et libre. Mme la comtesse semblait se défendre également de toute pression, de tout excès de pouvoir, et de ces tendresses exagérées, qui, vis-à-vis d’une héritière puissamment riche, prennent volontiers physionomie de captation.

C’était simple, c’était honnête et c’était digne. Quand nous avons parlé naguère de comédie et de rôle où la fatigue perçait, il s’agissait de l’intérieur. Devant le monde, le rôle était admirablement tenu. Aussi le monde, après s’être étonné de cette parenté inconnue qui avait surgi à l’improviste et au bon moment, finissait-il par reconnaître que tout était pour le mieux.

Quant à M. le comte, le monde s’occupait peu de lui. Il passait derrière sa femme, et nul ne devinait le terrible travail qui avait fait de cet ancien loup un mouton souffreteux et timide.

Revenons à l’atelier Cœur-d’Acier.

La bande noire traversa la chambre d’entrée. Les deux belles jeunes filles marchaient côte à côte, pensives toutes deux. C’est à peine si elles accordèrent un regard distrait aux excentricités du fameux atelier.

Ces équipées doivent être osées dans une certaine disposition d’esprit, avec la volonté de trouver tout drôle et de rire quand même en explorant le pays inconnu.

Il y avait pourtant de quoi rire. Les groupes échelonnés, rapins, clients et modèles, étaient d’incroyables physionomies. Gondrequin-Militaire éprouvait un visible sentiment d’orgueil à exhiber ainsi son peuple.

— Il y a comme ça une légère odeur de pipe dans le local, dit-il en manière d’apologie au comte qui le saluait poliment ; mais l’artiste a ses habitudes comme le soldat français, et on ne s’attendait pas à la visite des dames. En plus que le temps fuit, car il a des ailes !

— Vous êtes chez vous, mon cher Monsieur, répondit le comte qui passa. Ne vous dérangez nullement pour nous.

Nita et Rose suivirent, le mouchoir aux lèvres, car la légère odeur de pipe était véritablement suffocante.

Rose dit à sa compagne, en regardant la taille courbée du comte :

— Celui-là ne t’aurait jamais fait de mal !

Nita releva sur elle ses grands yeux étonnés.

— Ah çà ! murmura-t-elle, qui donc veut me faire du mal ?

— Il faut que tu voies mon frère, répliqua Rose à voix basse, car le comte se retournait. Cherche un moyen. Il le faut.

M. le comte dit paisiblement et d’un ton de cicerone :

— Tout ceci est pour être démoli. On achète seulement le terrain.

Une circonstance remarquable, c’est que M. Baruque, d’ordinaire si liant, ne s’était pas joint à Gondrequin-Militaire pour faire les honneurs de l’atelier. Il avait quitté sa place auprès du poêle et fait un grand tour lors de l’entrée des étrangers. Ce tour l’avait amené derrière le groupe, composé de Mlle Vacherie, du Pitre, de l’Ours et autres saltimbanques qui entouraient notre ami Similor. M. Baruque disait de lui-même, quand il était en joyeuse humeur, que sa vocation vraie l’appelait vers la police ; il se vantait d’avoir l’oreille longue et l’œil américain.

Dès le matin, M. Baruque avait découvert qu’il existait, pour employer son propre style une « manigance » entre Similor et les modèles, gens sujets à caution. Il voulait savoir, quoique le gouvernement ne lui fît pour cela aucun cadeau annuel. Sa vocation l’entraînait.

Similor n’était pas d’une nature impénétrable. M. Baruque possédait l’adresse et la perspicacité innées du détectif. Entre eux, la partie n’était pas égale.

M. Baruque prit un godet à couleurs et se mit à broyer du bleu avec zèle. Il était placé de manière à entendre tout ce que disait Similor.

Celui-ci enflé comme un roué en bonne fortune, murmurait à l’oreille de Mlle Vacherie :

— On vous procurera toutes les voluptés de l’univers, châles boiteux, noces, places de première galerie, et le reste, quoi, c’est la moindre des choses, en regard de vos charmes… n’ayez pas peur !

Et il ajoutait pour le cercle :

— Méfiance ! quand on parle du loup, vous savez ce qu’on en voit ! Regardez bien ces trois-là : le vieux et les deux jeunesses. La brune, à gauche, c’est la petite sœur du notaire en question, que je faisais le guet pendant que M. Piquepuce et M. Cocotte travaillaient dans son intérieur… La blonde-châtaigne, c’est l’héritière des mille millions, et princesse en plus. Le vieux est son tuteur, et « il en mange » ! Méfiance !

— Comment ! s’écria Mlle Vacherie, cet homme-là serait un Habit-Noir !

On juge si M. Baruque était tout oreilles. Le cercle se rétrécit autour de Similor.

— Sa comtesse est une rude ! continua celui-ci en baissant la voix malgré lui. Moi je n’ai jamais été dans tout ça que comme l’innocent qui vient de naître. Mais on entend parler à droite, à gauche, pas vrai ? On finit par savoir. Il en mange ; sa comtesse aussi. C’était sa comtesse qui faisait la religieuse à l’hôtel de la rue Thérèse, quand le colonel est mort… et elle était la bonne amie de M. Lecoq, qui passa maître après le décès du colonel… M. Lecoq lui avait promis de la nommer duchesse.

— Aux balais ! commanda en ce moment Gondrequin-Militaire.

L’atelier obéissant se remit à la besogne.

Le comte et les deux jeunes filles venaient de sortir par la porte du jardin. M. Baruque regagna silencieusement son poste de combat, déterminé à ne plus perdre de vue ce conspirateur Similor, qui, les mains dans les entournures de son vieux gilet, le chapeau gris sur l’oreille et cambrant vaniteusement ses jambes nues, se rapprocha d’Échalot, son autre moitié d’Hercule. Échalot lui montra d’un geste doux Saladin endormi paisiblement. Tout autre enfant eût été étranglé net par le bon morceau de saucisson qu’Échalot avait fourré dans sa gorge, mais Saladin était à l’épreuve.

— Amédée, dit Échalot avec émotion, l’enfant se souviendra de cette date, qu’est le grand jour de son sevrage. J’ai mangé du pain sec pour lui laisser ma nourriture. Toi qu’es le père naturel, ça n’a pas l’air de t’attendrir !

Similor haussa les épaules et répliqua :

— Tu n’es pas fait pour me comprendre. Je travaille pour lui. Ça n’est pas impossible qu’on l’engage pour le désosser dans la famille Vacherie, où je nous ai ménagé des intelligences.

— Jamais ! s’écria Échalot. Je ne veux pas qu’on le désosse !

— Y as-tu des droits ? demanda froidement Similor. Reste au niveau de ton rôle, qu’est le dévouement du caniche. Moi, j’ai le don de parvenir à l’aide des femmes et de l’intrigue. Avec toi, l’enfant resterait dans les rangs du peuple ; avec moi, il passera faraud et mauvais sujet, qui mène à tout dans le dix-neuvième siècle des lumières !

— Amédée ! tu nous perdras ! soupira Échalot avec un mélange de reproche et d’admiration. T’es plein de facultés séduisantes, mais ton cœur n’a pas d’entrailles paternelles !

— Fixe ! tonna Gondrequin-Militaire. Que tout un chacun soit à son ouvrage ! Poussez le nègre mangé par les crocodiles : il va bien. Un coup à la femme-squelette, Monsieur Baruque : les côtes ne coupent pas suffisamment. Puisque les cosaques vont brûler notre atelier, mourons du moins avec gloire. Attention ! Mademoiselle Vacherie, montrez vos grâces et vos talents ; je vais vous tirer un œil !

L’étrange usine rentra aussitôt en pleine activité. La Tour de Nesle mit en scène toute sa friperie moyen-âge ; Similor tendit ses jarrets mémorables, Échalot gonfla ses glorieux pectoraux. Cascadin enleva par une patte l’enfant du malheur, et Mlle Vacherie, effrayante à voir, fit des grâces. En même temps, le Pitre, le Phoque, l’Albinos prirent posture parmi des mannequins de tigres, hideusement pelés, des crocodiles de carton et des poissons empaillés. Gondrequin, saisi par l’inspiration, balayait, M. Baruque brossait, les caporaux écouvillonnaient, les rapins barbouillaient ; la couleur nauséabonde ruisselait de toutes parts. C’était un beau spectacle.

Au-dehors le soleil d’hiver éclairait le jardin, passé à l’état de forêt vierge, mais vaste et plein de grands vieux arbres. Partout où le soleil pénétrait, l’herbe reluisait, humide ; à l’ombre, la neige restait, percée comme un crible par les larges gouttes du dégel. En sortant de l’atelier, les deux jeunes filles ouvrirent leurs poitrines à l’air libre et respirèrent avec délices. Le comte, au contraire, saisi par le changement de température, ramena en frissonnant les revers de sa pelisse sur sa poitrine rétrécie.

Il toussa péniblement et longtemps. Quand la quinte fut achevée, des gouttes du sueur perlaient à ses tempes, et deux taches rouges marquaient les rudes saillies de ses pommettes, au milieu de ses joues pâles.

— Toute cette masure est à démolir, répéta-t-il en montrant l’atelier. Le principal de l’affaire est ce magnifique terrain.

— Je crois la spéculation bonne, ajouta-t-il, après avoir retrouvé son haleine. Je me suis informé de mon mieux, et j’ai appris les affaires un peu, à cause de vous, princesse, ma chère enfant.

Le regard perçant et grave de Rose était pour lui. Il sourit avec mélancolie et murmura en s’adressant à elle :

— Votre frère ne me connaît pas, Mademoiselle… personne ne me connaît.

Un soupir souleva sa poitrine, et il passa ses mains sur son front.

— Vous sentez-vous mieux, bon ami ? demanda Nita avec intérêt.

Elle l’appelait ainsi : c’était lui qui l’avait voulu.

De son mouchoir brodé, elle essuya la sueur de ses tempes. Ce n’était pas un geste filial. Il y avait là de la charité et de la compassion. Le comte, cependant, la remercia en portant à ses lèvres la belle petite main qui tenait le mouchoir.

Il fut sur le point de parler et se retint. Rose dit :

— Monsieur le comte, si vous avez à entretenir la princesse en particulier, je me tiendrai à l’écart. J’ai moi-même besoin de réfléchir.

Nita les regarda étonnée.

— Qu’y a-t-il donc ? balbutia-t-elle. Je n’ai jamais éprouvé ce que je ressens ce matin. Vous me faites tous peur !

— Tant mieux, répondit Mlle de Malevoy avec un singulier sourire. La nuit, il ne faut pas être trop brave.

— La nuit !… répéta Nita, tandis que le comte détournait les yeux.

— Faut-il m’éloigner ? demanda Rose.

C’était comme une prière.

Le comte était ému jusqu’à trembler de tous ses membres.

— Oui… oui, dit-il enfin d’une voix faible et profondément altérée, je crois que je pourrai parler. Éloignez-vous, mon enfant, et que Dieu vous bénisse ! Vous êtes bonne et noble comme un ange. Autrefois, j’étais fort… du temps que je n’étais pas bon. Votre frère m’a connu en ce temps-là. Dites-lui ce que vous avez deviné de moi, car vous avez deviné juste, et, pour lui comme pour nous, il est bon que votre frère ne fasse point fausse route.

Rose donna à Nita ce rapide baiser des jeunes filles où presque toujours une parole se glisse.

— Écoute bien, murmura-t-elle, souviens-toi et profite !

Puis elle prit un sentier qui tournait court et disparut presque au même instant.

Le cœur de la princesse battait comme si tout à coup et sans préparation on lui eût montré devant elle, ouverte et béante, l’entrée de quelque mystérieux abîme.

Elle n’avait eu jusqu’alors ni crainte ni soupçon sur quoi que ce fût au monde. Son existence à l’hôtel de Clare lui laissait regretter assurément tous les chers bonheurs de la famille, mais c’est là le sort commun à toutes les orphelines. Elle avait à peine connu sa mère, et rien ne remplace un père ; rien, sinon cet autre sentiment providentiel aussi : l’amour qui est l’avenir, comme la piété filiale est le passé.

À cet égard, Nita n’avait confié son secret à personne — si elle avait un secret.

Dans ce grand et noble hôtel qui était son héritage, elle avait les protecteurs que donne la loi ; elle était entourée de ces relations secourables, mais froides, auxquelles il faut se résigner quand la mort a moissonné les vraies, les seules affections. Tout lui semblait naturel et simple dans cette vie de deuil qui allait s’éclaircissant peu à peu, selon le cours du temps.

Jamais, au grand jamais, elle n’avait eu l’idée de redouter un danger.

Et personne ici ne lui parlait encore de danger, mais l’impression de frayeur ou tout au moins de doute était née.

Le comte écouta les pas légers de Rose qui allaient s’éloignant. Il offrit son bras à Nita, après lui avoir baisé la main pour la seconde fois.

— Vous êtes bien jeune pour m’écouter, princesse, dit-il d’une voix plus ferme qu’on ne l’eût attendu de son aspect chancelant, bien jeune, car je ne puis poser qu’une énigme dont moi-même je cherche encore le mot. Il faudrait ici un homme, un homme habile, honnête et fort. Je ne connais pas cet homme-là, et je me hâte de parler aujourd’hui, parce que je ne sais pas si j’aurai l’occasion ou la force de parler demain.

Mon père était un honnête homme, un gentilhomme. Ma mère était une sainte. Moi, j’ai fait le mal : s’ils ne m’avaient pas envoyé à Paris, peut-être que j’aurais été comme mon père et ma mère. La race est bonne ; je suis le premier de mon nom qui ait perdu l’estime de lui-même.

— Vous, bon ami, murmura Nita incrédule, vous avez fait le mal ! Vous avez perdu l’estime de vous-même !

Le comte poursuivit au lieu de répondre :

— Il y a une femme qui veut se remarier et qui n’est pas encore veuve. Quand elle parle à ces complices, elle appelle l’homme qui lui a donné son nom : Mon premier mari. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, princesse ? C’est comme si celui-là était déjà mort !

Ils marchaient dans une allée sombre où l’entrecroisement des branches dépouillées épaississait l’ombre comme un feuillage. Nita sentait le bras du comte tressaillir sous le sien.

— De quelle femme parlez-vous, bon ami ? demanda-t-elle d’une voix altérée.

— Je ne vous dis rien de ce que je voulais vous dire, murmura le comte qui pressa son front à deux mains. Ma tête est plus faible de jour en jour. Si vous saviez comme j’étais fort autrefois ! connaissez-vous quelqu’un ? quelqu’un de jeune, quelqu’un de brave qui puisse vous défendre quand je ne serai plus là ?

— Me défendre !… balbutia Nita.

— Vous défendre en vous aimant, ma fille. Vous êtes à l’âge où le cœur fait son choix. N’ayez ni scrupule ni fausse honte. Savez-vous quelqu’un qui vous aime et que vous pourriez aimer ?

Nita rougit puis pâlit. Elle baissa la tête et garda le silence.

Le comte attendit.

— Peut-être n’avez-vous pas confiance en moi, prononça-t-il lentement, ou peut-être comptez-vous sur la loi ; mais, je vous le dis : s’ils le veulent, ils tromperont la loi !

Il ajouta en se penchant jusqu’à l’oreille de la jeune fille :

— Ils ont déjà trompé la loi !…

— Tenez, s’interrompit-il, j’ai chaud, maintenant ; mon corps brûle. C’est toujours ainsi après le frisson… Quand mon père mourut, je fus ivre pendant six semaines ; il y avait une chose que je voulais oublier… et pourtant, je me disais en moi-même : tiens-toi droit, Joulou ! te voilà comte. Les aïeux sont en haut à te regarder ! Mais en bas, en bas ils étaient là, eux, et ils criaient : Allons ! entonne, la brute ! Monsieur le comte, à votre santé !… Le sang avait jailli jusque dans mes yeux, cette nuit-là ; je voyais rouge… Et j’étais jaloux ! Cette femme tuait mon âme avant de tuer mon corps !

— La même femme ? interrogea Nita.

— Quand ma mère mourut, poursuivit encore le comte qui semblait n’avoir pas entendu, je compris que nous étions deux désormais à voir le fond de ma conscience, moi sur la terre, elle dans le ciel. Je la sentis près de moi et au-dessus de moi… Mais ils étaient là et ils me disaient : « Monsieur le comte, nous sommes une grande famille où vous avez le droit d’aînesse. Le pacte fut signé le matin du mercredi des Cendres, Monsieur le comte : signé avec du sang ! allons, il n’est plus temps de s’arrêter ! Obéissez-nous puisque vous êtes notre maître !… »

— Non, s’interrompit-il de nouveau pour répondre au regard inquiet de Nita, je ne suis pas fou, princesse… La troisième fois que je m’éveillai ce fut quand ils me nommèrent tuteur et gardien d’une jeune fille dont le sang est noble comme celui des rois. Depuis ce jour-là jamais je ne me suis rendormi… Quoi qu’on puisse vous dire contre moi, princesse, ayez confiance en moi, car je vous aime au péril de ma misérable vie !

— J’ai confiance en vous, murmura Nita. Je sais que vous m’aimez, mais…

— Mais vous avez hâte de savoir… ou plutôt vous écoutez avec trouble le rêve confus d’un fiévreux… Il y a des heures où je doute de moi-même, quand il leur plaît de me faire douter… Il y a des heures où elle me force à rire de mes épouvantes… Et pourtant, regardez-moi en face, princesse : n’ai-je pas l’air d’un homme qui va mourir ?

— Bon ami, vous êtes souffrant… commença Nita qui lui prit les deux mains.

— Je suis empoisonné ! prononça le comte d’une voix basse et brève.

La jeune fille recula terrifiée. Le comte se redressa et ses traits effacés prirent pour un instant une expression virile, pendant qu’il continuait :

— Je suis prêt, ma fille. Voilà déjà du temps que j’ai fait la paix avec Dieu ; je suis préparé à mourir.

— Empoisonné ! répéta la princesse dont le cœur défaillait, par qui ? dans quel but ?

— Tant que je vis, répondit le comte, elle ne peut pas être duchesse de Clare.

— Mais il n’y a plus de duc de Clare ! s’écria Nita, heureuse d’opposer une impossibilité à ces révélations qui opprimaient sa pensée comme un cauchemar. Bon ami, revenez à vous. Pour qu’elle fût duchesse de Clare, il faudrait un duc de Clare !…

Le comte garda un instant le silence.

— Je donnerais la moitié du pauvre sang qui me reste, dit-il d’une voix tranchante et nette, pour que vous aimiez un homme, l’homme dont je parlais, jeune, brave et fort… Écoutez-moi bien, ma fille : moins que personne vous avez le droit d’affirmer qu’il n’y a point de duc de Clare !

Nita rougit et baissa la tête, comme si une lumière soudaine eût éclairé trop brusquement sa plus secrète pensée.

— Et s’il n’y a point de duc de Clare, acheva le comte, peu importe, rien ne résiste à cette femme. À l’heure où je vous parle, elle possède peut-être… elle possède sans doute, comme si elle était Dieu ou le roi, ce qu’il faut pour créer un duc de Clare !