Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 05

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 253-264).
2e partie


V

M. Cœur.


Le bon poète abbé Jean Bertaud, qui fut évêque de Séez et premier aumônier de la reine Marie de Médicis, avait fait construire ce pavillon qu’on appelait « la Tour » à cause d’une lanterne octogone qui surmontait sa toiture haute et bien campée. C’était sans doute avant que son talent l’eût conduit à la fortune et aux honneurs. Plus tard, l’hôte admiré du palais que nous nommons aujourd’hui le Luxembourg, avait dédaigné cette modeste retraite.

Voici dix ans à peine, je me souviens d’avoir vu encore ce pavillon, intact et gracieux, derrière le vieux mur de clôture aux pierres tendres, profondément rongées. Il regardait les lucarnes de l’hôtel de Cluny à travers un massif de tilleuls et de faux-ébéniers. À tout prendre, je ne puis produire aucune charte prouvant que l’élève de Ronsard ait élucubré en ce lieu quelques-unes de ses belles poésies, mais la tradition le disait, le nom l’affirmait et le style de la charmante maison portait à le croire. Les briques rouges crucifiant la pierre de liais disparaissaient presque sous le lierre ; mais le cintre surbaissé des croisées détachait sa clef fleuronnée derrière le grêle feuillage des jasmins, et les naïves sculptures de la frise, ombragées vigoureusement par l’avance du toit, bosselé comme un vieux feutre, dataient l’ensemble mieux que ne l’eût fait un chiffre.

Paris est semblable aux vieillards qui gardent un souvenir plus vif aux choses anciennes qu’aux nouvelles choses. Vous trouveriez inévitablement dans le quartier de la Sorbonne nombre de bonnes gens ayant connaissance de la tour Bertaut ; peut-être n’en est-il plus un seul pour conserver la mémoire de M. Cœur, son dernier locataire.

Néanmoins, M. Cœur était, en 1842, un personnage presque célèbre. Les tableaux signés de ce nom avaient de la réputation ailleurs qu’au pays latin. Il est vrai que les brocanteurs et marchands ne connaissaient point le peintre, dont les affaires étaient faites par une manière de vieux rapin, drôlement habillé, qui s’appelait M. Baruque ou Rudaupoil, et qui avait le mot pour rire.

Quand on lui demandait des renseignements sur son patron, cet original de Baruque répondait : Cherche ! à moins qu’il n’entamât, à propos de l’atelier Cœur-d’Acier, un poème généalogique et confus où brillaient les noms de Muchamiel, Quatrezieux, Tamerlan, M. et Mme Lampion, etc.

C’était grâce à ses vanteries, au sujet de l’atelier Cœur-d’Acier, que ce remarquable établissement commençait à exciter la curiosité, en dehors du petit monde à part qui formait sa bizarre clientèle.

Le moment était aux explorations de mœurs. L’exhibition du Tapis-Franc modèle, faite par un très éloquent romancier, avait mis les oisifs en goût de mystères. Il y avait des gens qui regardaient Paris, désormais, comme une immense boîte à double fond, et qui pensaient qu’en soulevant n’importe quel pavé, on devait découvrir une surprise.

Cette délicieuse princesse Nita nous l’a dit : l’atelier Cœur d’Acier était mûr pour la gloire : les vaudevillistes allaient s’occuper de lui !

Mais il y avait loin, quoi qu’on puisse penser, de l’atelier Cœur-d’Acier à M. Cœur. M. Cœur ne cherchait point la gloire. C’était un parfait solitaire, vivant avec lui-même, ne donnant à personne aucune part de ses chagrins ni de ses joies. Ce n’est pas qu’il eût élevé un mur entre lui et ces braves rapins qui parlaient de lui avec tant de chaleur ; bien au contraire, il leur montrait chaque jour son visage ami et bon ; il faisait même mieux et pouvait passer pour la Providence visible de l’insouciant troupeau. Ce n’est pas non plus qu’il se cachât en aucune façon aux gens du dehors ou qu’il étendît un voile quelconque sur ses actions. Il sortait en plein soleil au vu et au su de tout le monde, son magnifique cheval anglais caracolait gaiement dans ces tristes rues qui descendent la montagne Sainte-Geneviève. En outre, quoiqu’il ne suivît point les caprices de la mode avec la minutieuse servilité des dandys, il était toujours mis fort élégamment.

Il eût été difficile de trouver un cavalier plus admirablement beau. Les pauvres filles de la ville des écoles avaient retenu l’heure à laquelle il passait, soucieux et pensif, tenant en bride son anglais fringant. Tout le long de sa route, il y avait bien des minois rougissants et curieux derrière les rideaux de mousseline.

Il avait deux routes. Tantôt il montait la rue de la Harpe et tournait le boulevard extérieur au rond-point de l’Observatoire, tantôt il prenait les quais et s’en allait, suivant la Seine, jusqu’aux Champs-Élysées, dont la grande avenue le menait au bois.

La première de ces deux routes le conduisait au cimetière Montparnasse, qu’il visitait au moins deux fois chaque semaine. Ceux ou plutôt celles qui s’intéressaient à lui savaient bien cela et depuis longtemps. Il laissait son cheval à la garde d’un enfant, qui ne lui manquait jamais à l’heure habituelle, toujours la même, et franchissait la porte du champ de repos.

À droite de la grande allée, il prenait un sentier et s’arrêtait devant une vaste et belle sépulture qui portait l’écusson et le nom des ducs de Clare. Derrière ce fastueux tombeau, il y avait une modeste tombe, entourée de fleurs. C’était là qu’il s’asseyait pensif et muet, pendant des heures entières.

Plus d’une fois, après son départ, un pas furtif s’était approché de la tombe, et deux jolis yeux indiscrets avaient adressé une question au marbre modeste. La tombe silencieuse ne pouvait répondre. Un nom de baptême, seulement, Thérèse, était gravé en creux au-dessus de la légende commune : Priez pour elle.

Le secret de M. Cœur était donc bien gardé de ce côté.

Les gens du cimetière et principalement le jardinier chargé de soigner l’entourage de fleurs, se souvenaient d’un temps où il n’y avait là qu’une petite croix de bois, peinte en noir. Seulement, la croix portait deux noms. M. Cœur était venu un jour avec le marbrier ; une table de marbre blanc avait remplacé la croix sur le terrain, acheté à perpétuité.

Le jardinier ne se souvenait plus du nom de famille qui était autrefois sur la croix.

Quand M. Cœur prenait la seconde de ses deux routes, c’était, en apparence, pour faire cette banale promenade qui tourne maintenant autour des lacs et qui, en 1842, allait de la Porte Maillot à l’abbaye de Longchamps. Paris, le gaillard, passe pour inconstant, mais il s’amuse toujours de la même manière. Cependant un observateur examinant les choses de plus près aurait vu que M. Cœur avait un autre but que de faire, deux heures durant, ce long tour d’écureuil qui réjouit quotidiennement notre peuple fashionable. Il y avait une voiture, ou plutôt des dames, car la voiture pouvait changer : les dames appartenaient à la plus riche couche sociale et à la plus noble. Il y avait donc des dames, deux dames, toutes deux souverainement belles, une princesse et une comtesse : la comtesse, femme de trente ans ou un peu plus ; la princesse, jeune fille de dix-huit ans.

Quand M. Cœur avait aperçu de loin ces deux dames, il mettait son cheval au pas et suivait, souvent à une large distance, comme s’il eût eu frayeur d’être remarqué.

Nous savons qu’il avait été remarqué.

Bien entendu, il ne saluait jamais ces dames. Du reste, dans toute cette foule brillante qui encombrait le bois alors comme aujourd’hui, M. Cœur n’avait personne à saluer. Tout le monde le connaissait de vue, à cause de sa grande tournure et de son merveilleux cheval ; personne n’aurait su mettre un nom sur ses traits.

Il fallait aller loin de là et regagner les rues qui avoisinent la Sorbonne pour trouver la première fillette qui, cachée derrière son rideau, disait, en le voyant revenir :

— Voici M. Cœur qui passe !

Elles ajoutaient, parlant pour elles-mêmes ou pour d’autres :

— Quel amour de joli garçon ! Et dire qu’il ne regarde jamais aux fenêtres !

Rentré chez lui, M. Cœur peignait ou pensait, ce qui, pour lui, était parfois une seule et même chose.

Or, le lecteur a deviné dès longtemps quel nom était sous ce pseudonyme de M. Cœur. Nous avons à nous rendre cette justice que rien n’a été fait pour égarer sa perspicacité. Chacun a pu reconnaître dans le grand maître de l’atelier Cœur-d’Acier, dans l’auguste successeur de tant de barbouilleurs illustres parmi « MM. les artistes en foire, » notre Roland-Buridan, l’amoureux de Marguerite de Bourgogne, le fils de cette pauvre Madame Thérèse morte au no 12 de la rue Sainte-Marguerite.

Il y a mieux : par suite des conditions de ce récit, le lecteur se trouve en savoir déjà beaucoup plus long que notre héros lui-même. Nous avons assisté, en effet, pendant que Roland dormait l’inerte sommeil des mourants, à ces scènes significatives qui entourèrent son lit de douleur dans le parloir des Dames de Bon-Secours. Nous avons vu à son chevet l’émotion de la vieille religieuse qui s’appelait de son nom Rolande de Clare, le trouble et les doutes du vieux duc ; nous avons compris que Roland, cette nuit de la Mi-Carême où il avait dépensé tant d’intelligence et tant de force morale pour fuir, sous les habits de la Davot, échappait, à son insu, non pas au malheur, mais à quelque brillante et facile destinée…

Ainsi faisons-nous, beaucoup d’entre nous, dans le cercle aveugle où tourne notre vie : ainsi prodiguons-nous des efforts ardents, puissants, parfois héroïques pour éviter je ne sais quel fantôme qui, de loin, nous semblait menacer terriblement et qui, si nous lui laissions le temps d’approcher, en déchirant ses voiles, nous montrerait la réalisation de nos plus chers espoirs.

Gondrequin-Militaire nous a raconté à sa façon comment Roland, privé de ses sens et presque mourant, avait été recueilli par l’atelier Cœur-d’Acier, revenant de la barrière. À ce point de vue, l’atelier Cœur-d’Acier était donc le bienfaiteur de Roland, chose d’autant plus méritoire que cette brave usine, malgré la multiplicité de ses travaux, logeait invariablement le diable dans sa caisse.

Chez Cœur-d’Acier, Roland ne fut peut-être pas soigné selon toutes les règles, comme au couvent de Bon-Secours, mais chacun fit de son mieux, y compris le vétérinaire, ami de la maison, et la riche nature du blessé triompha.

C’étaient de bonnes gens, car ils interrogèrent Roland qui ne voulut point leur répondre, et, nonobstant cela, ils le gardèrent.

Roland restait frappé de cette idée fixe qui l’avait tenu pendant toute sa maladie et qui survécut même à sa complète guérison : l’honneur d’être appelé en justice et de se voir publiquement le héros d’un drame de cour d’assises. Les événements du boulevard Montparnasse lui apparurent longtemps comme un mauvais rêve, et, par le fait, il n’en eut jamais la représentation nette dans son souvenir.

Au contraire, les choses qui s’étaient passées dans le parloir de Bon-Secours lui revenaient souvent comme les reflets d’une vision lointaine mais lucide. Il voyait parfaitement la Davot ; il voyait aussi cette religieuse, qui semblait avoir dépassé les limites de l’âge, ce vieillard à l’aspect haut et fier, cette petite fille déjà si belle… Ces trois dernières personnes lui apparaissaient liées entre elles, étroitement et liées encore par je ne sais quel fil invisible à des souvenirs plus anciens qui planaient comme des nuages au-dessus de sa petite enfance…

Gondrequin-Militaire avait dit l’exacte vérité. Il n’était pas au pouvoir de Roland de se rendre matériellement utile dans l’atelier Cœur-d’Acier. Tout imbu encore des leçons du plus grand maître de ce siècle, leçons prises à l’époque la plus hardie, la plus radieuse de sa carrière, Roland ne pouvait que gâter les toiles destinées à MM. les artistes en foire. Il essaya consciencieusement, car il voulait gagner sa vie, mais il ne réussit point. De guerre lasse, il choisit un coin du vaste hangar, prit une toile de deux pieds carrés, de vrais pinceaux, de vraies couleurs, et commença un tableau de chevalet, représentant justement une des mille scènes, plaisantes jusqu’au burlesque, qui se passaient là chaque jour sous ses yeux.

Il se trouva que Roland était un peintre et que M. Baruque, dit Rudaupoil, avait le génie du placement. N’oublions pas que cela fait deux génies pour le seul M. Baruque, puisque nous avons déjà constaté chez lui cette faculté d’observation qui crée les grands diplomates et les détectifs aigus. M. Baruque vendit le premier tableau de Roland quarante-cinq francs, et déclara la patrie sauvée.

M. Baruque avait bien deviné. Un an après, Roland faisait restaurer le pavillon Bertaut qui tombait en ruine et y installait son modeste atelier. Les rôles étaient changés déjà. L’atelier Cœur-d’Acier, gouverné par les époux Lampion, rois fainéants, languissait et menaçait faillite. Il fut donné à Roland de payer sa dette avec usure.

Si bien que, lors du décès des époux Lampion qui moururent à quelques semaines l’un de l’autre, une députation composée de Gondrequin-Militaire, de M. Baruque, de quatre caporaux et de Cascadin, nommée par le peuple, vint offrir à Roland le sceptre et la couronne.

Le sceptre n’était pas d’or, la couronne avait bien quelques épines, Roland savait tout cela ; néanmoins il accepta sans se faire prier et devint « M. Cœur » pour protéger cette association de pauvres vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes. Cela lui donna le droit de payer le loyer et de faire des billets pour le flot de mauvaises couleurs qui sans cesse inondait l’atelier.

On le respectait, on lui obéissait tant bien que mal, on l’aimait surtout, non seulement parce qu’il était le salut de la république, mais encore parce que la république se regardait toujours comme sa mère. Rien n’attache comme le rôle de bienfaiteur, et, en définitive, pour avoir payé cent fois sa dette, Roland n’en était pas moins l’obligé de l’atelier Cœur-d’Acier, dans le principe.

Non point, certes, par cet esprit de misanthropie qui cherche à toute bonne action un motif égoïste, mais pour aller au fond des choses et dessiner la situation avec une entière vérité, nous dirons que Roland avait ses raisons pour conserver cette posture sociale, bizarre au premier chef, ridicule, gênante pour son présent, compromettante pour son avenir.

Avec les années, Roland s’était accoutumé à sa solitude. Il vivait ici dans une sorte d’oasis, entourée par le désert et où ses plus proches voisins étaient des sauvages. Cela lui plaisait. Avec les années il n’avait rien perdu de cette terreur que lui inspirait l’idée même de la lumière, faite tout à coup sur certaine époque de sa vie. Sa mère était morte de cela, il le pensait du moins, et il se fût caché sous terre pour fuir l’écho réveillé de ce drame nocturne qui avait eu pour lieu de scène le boulevard Mont-Parnasse.

Bien des gens positifs pourront blâmer cette puérile épouvante. Roland était tout le contraire d’un homme positif. Son regard ne se portait jamais qu’avec une répugnance maladive vers cette nuit du mardi gras qui avait fait de sa vie deux tronçons dont l’un ne pouvait plus se renouer à l’autre.

Avec sa mère, du reste, son passé était mort. Il n’avait eu aucune relation à rompre, il ne regrettait aucun parent, aucun ami, à qui sa disparition eût pu causer l’ombre d’un chagrin.

Il n’avait aimé qu’une femme, et le souvenir de cette femme amenait le rouge de la honte à son front.

Dans cet état de lassitude morale, dépourvue de tout espoir et même de tout désir, où il végétait déjà depuis des années, que lui fallait-il ? Un refuge. Le hasard lui avait fourni ce refuge, il le gardait. Vis-à-vis de ces questions que la société a le droit de poser à tout homme, si paisible et si retiré qu’il soit, l’atelier Cœur-d’Acier lui fournissait une réponse. La société, en effet, dans de certaines sphères, est bien obligée de ne pas pousser trop loin les investigations, à moins de motifs actuels et graves ; sans cela il faudrait démolir une moitié de Paris. Roland touchait précisément à ces contrées crépusculaires, et quoiqu’il n’eût jamais trempé dans la bohème le dessous même de la semelle de ses bottes, il bénéficiait du voisinage de la bohème. Il était « M. Cœur » ; sous son règne, la turbulente association se tenait tranquille ; ceux qui sont chargés de regarder au fond de ces halliers parisiens n’avaient garde de souffler mot.

Au commencement de la huitième année, depuis son entrée dans la maison Cœur-d’Acier, survint un événement qui changea tout à coup la situation mentale de Roland. Cet événement sera relaté plus tard. Sans se mêler davantage à la vie extérieure, Roland transforma son mode de solitude. Il prit ces habitudes d’élégance que nous avons décrites ; le jour, il déserta volontiers sa retraite ; la nuit, il eut des rêves.

Pour la première fois de sa vie peut-être, il spécula sur lui-même et relut le livre fermé de ses souvenirs. L’existence de sa mère, dès qu’il l’eut interrogée, lui apparut sous un jour nouveau. Il y avait là un secret. Pourquoi n’avait-il jamais pris souci de le pénétrer ? et pourquoi, justement aujourd’hui le désir de connaître naissait-il en lui ?

Une chère et souriante vision, qui enchantait son insomnie, répondait. La belle jeune fille qu’il suivait de loin au bois lui avait inspiré ces curiosités incroyablement tardives.

Il était amoureux pour la seconde fois, amoureux autrement que la première fois, mais avec toutes les ardeurs que la paresse de sa nature réservait pour la passion seule.

Nous le vîmes jadis éperdu et mourant aux pieds de cette splendide Marguerite. Aujourd’hui, son amour brûlait à d’autres profondeurs : c’était un culte.

Il voulait savoir parce qu’il aimait, et parce que, si absurde, si impossible que soit un désir, aussitôt qu’il est né, il lui faut l’espoir. Il fouillait désormais le passé avec des yeux soudainement dessillés. Il découvrait avec un étonnement d’enfant des choses qui n’avaient jamais cessé d’être claires et limpides, mais qu’il n’avait point vues, parce que l’insouciance était sur ses yeux comme un bandeau.

La première de ces choses, c’est que le mystère de sa vie actuelle n’avait fait que succéder à un autre mystère. Ce nom de Roland, qu’il portait jadis, n’était pas plus un nom, dans le sens sérieux et social du mot, que ce sobriquet qui l’avait remplacé. Quel était le vrai nom de sa mère ? À quoi avait-elle travaillé si désespérément ? De quoi se mourait-elle, cette nuit où il l’avait quittée ? Quel nom, quel vrai nom lui eût-elle donné, si elle avait pu, à la place de ce nom de Roland, tout court, qui était devenu M. Cœur ?

Sa mère l’avait pris avec elle très peu de temps avant l’époque où commence notre histoire. Il avait été élevé au petit collège de Redon, au fond de la Bretagne. Une fois, une seule fois, sa mère lui avait dit : Ne me demande jamais rien ; tu sauras tout quand le jour sera venu.

Dans sa propre pensée, il était le fils d’un général, mort au début de la Restauration, et mort de telle façon que son nom même était pour sa veuve un suprême danger.

Il se reprochait maintenant comme un grand crime de n’avoir rien fait, quand il en était temps encore, pour éclaircir cette nuit complète.

Et il s’étonnait profondément d’avoir ainsi prolongé son enfance jusqu’à l’âge viril.

C’était tout, absolument tout. Il en arrivait sans transition aucune à cette scène qui nous fit aussi savants que lui ; cette scène où Mme Thérèse lui donna le portefeuille contenant vingt billets de mille francs.

La forme même des recommandations qui accompagnèrent ce dépôt disait assez à quel point Roland était étranger aux secrets de sa mère.

Il ne savait rien, et en ce moment suprême où elle avait besoin d’un messager sûr, elle ne lui disait rien encore, sinon qu’en échange des vingt billets de mille francs, Me Deban, notaire, devait placer entre ses mains un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès, tous trois à ce noble nom dont chaque lettre restait gravée dans le souvenir de Roland : « Raymond Clare-Fitzroy-Jersey, duc de Clare ».

Laborieusement, péniblement, après mille doutes et s’accusant mille fois de folie, Roland avait mis deux années entières à repousser, et par conséquent à établir en lui cette pensée que, pour payer ces trois pièces au prix de ses derniers vingt mille francs, — conquis, Roland ne savait par quel sacrifice, — il fallait que ces mystérieux papiers eussent trait étroitement à elle et à lui-même.

Or, la veille du jour où nous sommes, Roland avait reçu une lettre dont l’enveloppe portait le nom de M. Cœur, mais qui à l’intérieur était ainsi conçue :

« Monsieur le duc,

» Deux personnes qui vous connaissent mieux que vous ne vous connaissez vous-même, auront l’honneur de se présenter chez vous demain à deux heures l’après-midi. Faites en sorte d’être libre et de les recevoir sans témoins. »

Il n’y avait pas de signature.