Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 06

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 265-276).
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2e partie


VI

Le pavillon.


Cette lettre, qui commençait par « Monsieur le duc » avait plongé Roland dans une indicible surprise. Il n’avait confié à personne au monde ses doutes ni ses rêves, et pourtant cette lettre mystérieuse, répondant à sa plus secrète pensée, lui semblait une amère moquerie ou le résultat d’une erreur.

Elle n’était, en réalité, cette lettre, que le premier symptôme du drame, envahissant tout à coup avec une violence folle le calme de son obscure existence.

Après une nuit sans sommeil, il était en train de s’habiller lorsque son domestique lui apporta une seconde lettre, timbrée de Paris comme la première et d’une écriture également inconnue.

Dans la position où Roland s’était mis volontairement, il n’avait aucune espèce de relations et ne recevait jamais de lettres. Jean, son domestique, ancien rapin de l’atelier, semblait aussi étonné que lui, et lui dit :

— Ça va bien, la correspondance ! c’est peut-être pour le jour de votre fête, que je profite de l’occasion pour vous la souhaiter bonne et heureuse, monsieur Cœur.

Roland lui donna la pièce et Jean continua :

— Ça n’était pas par intérêt, mais en vous remerciant tout de même… Autre chose encore ! Vous savez, le monsieur qui cherche après vous ? le muscadin qui se dit envoyé par votre marchand de tableaux, rue Laffitte ? il est revenu hier. Il veut vous acheter pour des mille et des cents, à ce qu’il prétend…

— Adresse-le à M. Baruque, dit Roland.

— C’est vous qu’il veut. Il évite l’atelier et arrive par la rue des Mathurins. Qu’est-ce que ça vous fait de le voir ? tenez, voilà sa carte.

La Tour Bertaud, depuis que Roland l’avait appropriée à son usage, avait une entrée particulière sur la rue des Mathurins.

La carte du « muscadin » portait, sous un joli écusson de fantaisie, nageant dans un nuage lilas et timbré d’une couronne de vicomte, ce nom harmonieux : Annibal Gioja.

Et au-dessous, entre parenthèses : (des marquis Pallante).

Roland jeta la carte sur sa toilette.

— Faudra-t-il le recevoir la prochaine fois ? demanda Jean.

— Non, répondit Roland. Laisse-moi.

Jean quitta la chambre à coucher. Roland restait seul. Il ouvrit la lettre, après l’avoir tournée et retournée entre ses mains avec une sorte d’effroi. C’était un papier d’affaire, avec tête lithographiée ainsi conçue :

« Étude de Me Léon de Malevoy, rue Cassette, no 3. »

La lettre disait :

« Monsieur Cœur est prié de passer à l’étude pour affaire qui l’intéresse.

» Signé : Urbain-Auguste Letanneur,
» maître clerc. »

Il ne faut pas s’y tromper : de toutes les missives ce sont ici les plus romanesques, les plus poétiques, les plus éloquentes à l’imagination. Ces quelques paroles concises et froides contiennent pour la plupart des hommes tout un monde de promesses ou de menaces.

Si le lecteur n’a pas oublié l’étrange conciliabule tenu par les clercs de l’étude Deban au cabaret de la Tour-de-Nesle, ce nom d’Urbain-Auguste Letanneur peut lui être resté familier. Letanneur, alors second clerc, était un gaillard lettré, écrivant dans le journal de son département. Nous pouvons affirmer, sans déprécier son talent peu connu, que jamais scène émouvante d’aucune de ses nouvelles n’avait frappé l’abonné provincial comme ces deux lignes impressionnèrent celui qui les lisait.

Roland resta d’abord les yeux fixés sur la tête imprimée, lisant l’adresse et le nom avec une stupéfaction profonde.

« Léon Malevoy, — rue Cassette, no 3 ! »

Quand une existence a été tranchée à son milieu, tout ce qui avoisine la blessure demeure sensible et douloureux toujours. Les moindres événements de cette soirée du mardi-gras étaient gravés en traits indélébiles dans le souvenir de Roland. Sa mémoire pouvait faillir ou s’envelopper d’une brume, après le coup de poignard reçu, mais tout ce qui précédait le coup de poignard était net, profond, cuisant comme une marque de fer rouge. Il eût répété les paroles de sa mère, lors de son départ, il eût peint ressemblant son pauvre dernier sourire. L’aspect de la ville en carnaval était devant ses yeux, le son burlesque des trompes restait dans ses oreilles.

« Rue Cassette, no 3 ! » disait la tête de lettre. Roland se vit traversant le carrefour de la Croix-Rouge et arrivant à la porte cochère de ce no 3 qui logeait alors l’étude Deban. C’était là le but de sa course ; les 20,000 francs devaient acheter ici même l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès.

Roland se vit devant la loge du concierge qui ricanait en prononçant le nom de M. Deban.

Il se vit regardant cette bizarre façade, et montant cet escalier dont chaque étage demandait : Quelle heure est-il ?

Il se vit au dernier étage, enfonçant une porte, et face à face avec ce beau jeune homme qui portait le costume de Buridan. Il vit sur le pied du lit le madras de Marguerite, et son cœur lui fit mal comme si on eût rouvert brutalement une ancienne blessure.

« L’Étude de maître Léon de Malevoy », disait encore la tête de lettre.

Les premiers mots du beau jeune homme déguisé en Buridan avaient été ceux-ci : « Comment vous nommez-vous ? Moi, je m’appelle Léon Malevoy ; est-ce à moi que vous en voulez ? »

Ils devaient se battre le lendemain du mardi-gras, tous deux, derrière le cimetière Montparnasse, — se battre pour Marguerite.

Aussi en dehors même de la ligne de prose, rédigée par M. Urbain-Auguste Letanneur, le message du notaire remuait un monde dans l’esprit de Roland.

La ligne de prose, cependant, eut son tour et ne produisit pas un moindre effet. Que voulait dire cette invitation de passer justement à cette étude où sa mère l’avait envoyé dix ans auparavant, invitation qui lui était adressée justement par cet homme !

Cet homme le connaissait-il ? était-ce un pur effet du hasard ? Comment avait-on pu découvrir sa demeure et reconnaître son identité ?

Dix ans ! Une retraite si profonde ! un déguisement si sûr ! Le fil brisé allait-il se renouer à l’improviste ?

Et cette lettre signée était-elle une conséquence de la lettre anonyme qui l’appelait « Monsieur le duc » ?

Nous avons prononcé déjà les deux mots caractérisant la situation, telle qu’elle se présentait à l’esprit de Roland. Il y avait là peut-être des promesses ; il y avait là très certainement des menaces.

Roland avait à la fois espérance et crainte : sa crainte d’autrefois, son espérance nouvelle ; car il n’y avait pas longtemps que l’ambition était née en lui, et son ambition portait un gracieux nom de jeune fille.

Pendant plus d’une demi-heure, il resta les yeux fixés sur la lettre, puis il reprit le billet reçu la veille au soir. Il compara les deux papiers, les deux écritures, les deux timbres de la poste.

Rien ne se ressemblait. L’intelligence se trouble et s’émousse en face de certaines énigmes. Roland sentait bien qu’il s’acharnait à un travail impossible, et cependant sa tête travaillait toujours.

Il sortit de sa chambre à coucher et passa dans son atelier, pièce assez vaste, très haute d’étage, restaurée avec un goût sévère, dans le style de sa première construction. L’atelier donnait sur le jardin par trois croisées, blindées dans leur partie inférieure, afin de faire le jour favorable, et par une porte-fenêtre, recouverte d’une portière épaisse.

Il y avait là plusieurs tableaux commencés, qui tous étaient d’un véritable artiste, mais dont aucun pourtant ne dépassait le niveau des choses bien faites. Nous ne donnons pas notre Roland pour un peintre de génie.

Il y avait aussi une toile, plus grande que les autres, posée sur son chevalet et recouverte d’un rideau qui la cachait complètement. Cette toile faisait face à la porte-fenêtre.

Roland ouvrit une des croisées pour rafraîchir son front qui brûlait. Le temps était froid et beau. Roland eut un sourire en voyant à quelques pas du pavillon les préparatifs du feu d’artifice enfantin que l’atelier Cœur-d’Acier tirait annuellement en son honneur.

Mais son regard distrait se détourna bien vite des gaules plantées dans le gazon et des verres de couleur suspendus aux branches des arbres.

Il avait de la sueur aux tempes, et sa poitrine, malgré lui, se serrait.

La maison Cœur-d’Acier et le hangar bâti au-devant lui cachaient presque entièrement la petite maison moderne, située de l’autre côté de la rue, où ce bon Jaffret, rivalisant avec la providence de Dieu, « aux petits des oiseaux donnait la pâture. » Une seule fenêtre, sur les cinq qui éclairaient l’appartement Jaffret, était visible, à travers un large vide que le hasard avait laissé entre les arbres : cette fenêtre par conséquent avait pleine vue sur l’atelier de Roland et pouvait plonger à l’intérieur.

Elle était close en ce moment. Roland ne remarqua point qu’à son apparition le rideau de mousseline qui doublait les carreaux remua. À plus forte raison ne put-il point se rendre compte d’un singulier travail auquel le bon Jaffret se livrait derrière la mousseline.

Le bon Jaffret tenait d’une main une lorgnette de spectacle qu’il avait mise au point avec beaucoup de soin, de l’autre une miniature encadrée de velours avec un cercle d’or.

Il regardait tantôt Roland dans la jumelle, tantôt la miniature à l’œil nu.

Et il avait l’air vivement satisfait, le bon Jaffret !

Roland, lui, gardait malgré lui les yeux fixés sur les deux lettres qu’il tenait toujours à la main.

Tout à coup, il tressaillit et se retourna. La porte-fenêtre, d’ordinaire inviolable, venait de s’ouvrir avec bruit et donnait passage à un visiteur.

— Je vous baise les mains, cher et illustre, lui dit le nouveau venu de but en blanc avec un salut du genre mixte : obséquieux et effronté à la fois, je n’ai pas eu besoin d’escalader votre muraille. J’y étais déterminé. Je suis un amateur. Nous autres Napolitains, rien ne nous arrête… Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, pour vous servir passionnément, s’il vous plaît, envers et contre tous, et, sans autre salaire que la joie de vous être agréable !

Second salut, déjà plus familier. La voix de cet homme souriant caressait l’oreille comme une cavatine. Roland n’avait pas changé de place et le regardait, étonné.

Les yeux du vicomte Gioja s’étant fixés sur la lettre qui appelait Roland : « Monsieur le duc, » il eut un vrai sourire d’Italie, entre cuir et chair.

C’était un fort joli jeune homme, peau blanche, cheveux noirs, prunelles de jais nageant dans du bleu. Son costume avait une irréprochable élégance ; rehaussée par un ruban haché de nuances diverses et résumant tout un ensemble de décorations étrangères. Nous ne saurions dire comme tout cela brillait : le blanc du teint, le noir des cheveux, le jais des prunelles et les prismes des décorations exotiques. Le vernis que les autres gardent pour leurs bottes semblait s’étendre et miroiter sur toute la personne de ce cavalier éblouissant.

M. le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, ayant salué une troisième fois, s’assit en murmurant :

— Vous permettez ?

Il mit la pomme de sa canne, un pur onyx, à ses lèvres et son lorgnon dans son œil. Ainsi campé, il fit la revue de l’atelier d’une œillade admirative.

— Monsieur, lui dit Roland, trop surpris pour avoir déjà de la colère, j’ai coutume de ne recevoir personne chez moi.

— Je le sais pardieu bien ! répliqua le vicomte Annibal d’une voix en même temps douce et cristalline, comme est le sucre candi, j’ai eu assez de peine à forcer la consigne : mais, nous autres Napolitains, rien ne nous étonne ; nous avons le feu sacré dans l’âme comme dans les yeux, mon cher, mon illustre ami…

— Ami ! répéta Roland, qui ne put s’empêcher de sourire.

Le feu sacré qui était dans les yeux du vicomte Annibal s’attisa. Il prit une de ces poses nobles qui courent les rues dans son heureux pays, et poursuivit avec inspiration :

— Connaissez-vous l’Italie ? son ciel, ses femmes, ses brises à la fleur d’oranger ? ses horizons plus rosés que des gouaches ? l’azur dentelé de ses golfes ! Nous autres, Napolitains, nous avons beau faire, notre cœur est un aimable fou qui se jette à la tête de la beauté ou du génie. Le climat veut cela, le climat de l’Italie, l’amour du monde, le monde de l’amour ! Rossini ! Pétrarque ! Pasta ! Les ténors ! Le soleil ! Ami, je le répète, illustre et cher ami ! cessez de peindre des chefs-d’œuvre, si vous ne voulez pas qu’on vous aime !

Ayant parlé ainsi d’un ton sonore, le vicomte Annibal déganta deux mains en marbre de Paros pour rouler une cigarette.

— Monsieur le vicomte, lui dit Roland froidement, je désirerais savoir si je puis faire quelque chose pour vous.

Annibal alluma sa cigarette en répétant : « Vous permettez ! » et montra en un sourire blanc le trésor d’ivoire nacré et d’émail rose qu’il avait dans la bouche.

— Fondons la glace, cher et illustre, répliqua-t-il. Je vais vous avouer une chose : je suis ardemment épris de votre manière. Pour nous autres Napolitains, les jouissances d’art arrivent à l’extase, vous savez ? Respirer l’air de votre sanctuaire, voir vos ébauches, c’est déjà du bonheur. J’aurais traversé l’épreuve du feu pour cela, mais…

Il se leva et présenta sa main d’une certaine manière à Roland qui ne bougea pas.

— Bon ! fit le vicomte Annibal. Vous n’êtes pas initié, mais vous le serez… Êtes-vous amoureux !

Son sourire étincelait d’aimable impudence. Roland fronça légèrement le sourcil. Annibal tourna sur son talon et vint prendre une pose de statue devant une petite toile, presque achevée, qui attendait le vernis. C’était joli comme tout ce que Roland faisait. Annibal l’examina selon l’art des profès et enfila deux ou trois douzaines de ces banalités techniques qui sont désormais à la portée de tout le monde, comme l’argot dévoilé. Ce pauvre pédantisme infecte les ateliers encore plus que la térébenthine. Les feuilletons d’art l’y vont chercher.

— Nous autres Napolitains, prononça le vicomte Annibal du bout des lèvres en quittant le tableau pour passer à un autre, nous aimons sincèrement à rendre un bon office. Nous sommes de vivants traits d’union en amour, en politique, en tout… Voici un coucher de soleil délectable, tenez ! Où diable Claude Lorrain avait-il caché sa palette, que vous l’avez retrouvée ?… Dites-moi : à laquelle de ces deux dames en voulez-vous, cher et illustre ? J’ai mes raisons pour vous demander cela.

Il ne se retourna point. Roland tressaillit et ses yeux semblèrent se dessiller, tandis qu’il examinait le profil perdu de son hôte avec ce regard ébahi qu’on a pour douter des invraisemblances.

— Est-ce à Madame la comtesse ? poursuivait paisiblement le reluisant vicomte. Est-ce à cette délicieuse princesse ?… Quelle adorable petite scène de genre ! dans dix ans, cela vaudra mille louis !… Vous ne me répondez pas ?

Tout en parlant et tout en admirant les ébauches, le vicomte Annibal Gioja faisait le tour de l’atelier et s’approchait insensiblement du chevalet qui supportait la toile recouverte d’un voile.

— Cher et illustre, reprit-il en continuant sa revue, si j’étais riche, je sortirais de chez vous ruiné… Est-ce que vous avez toujours porté ce nom de M. Cœur ?

— Toujours, répliqua Roland qui désormais semblait s’attendre à quelque chose d’impossible.

— Nous autres Napolitains, dit Annibal, découvrant sa splendide mâchoire en un éblouissant sourire, nous feuilletons, comme si c’était un beau livre, la vie de nos maîtres bien-aimés… Je parie que derrière cette draperie il y a un ravissant secret !

— Je ne sais pas encore pourquoi vous êtes venu chez moi, Monsieur le vicomte, dit sèchement Roland qui fit un pas vers lui. Je crois vous connaître de vue…

Annibal l’interrompit par un signe de tête plein d’aménité.

— J’ai souvent l’honneur d’accompagner ces dames, murmura-t-il du ton le plus engageant, elles vous ont remarqué… toutes deux… et l’une d’elles a l’idée de vous pousser dans le monde.

En prononçant ces derniers mots, il aviva le feu sacré de ses yeux jusqu’à produire des étincelles. Sa main disparut derrière son dos et saisit la draperie qui glissa sur sa tringle en produisant un petit bruit métallique.

Le vicomte Annibal opéra un quart de conversion et lança un coup d’œil triomphant au tableau.

Mais l’heureuse expression qui égayait son visage disparut soudain. Roland avait fait un pas de plus. La main du vicomte Annibal ne put achever son travail, prise qu’elle était et arrêtée dans un étau de fer.

Roland avait refermé ses doigts sur le poignet du vicomte, et le vicomte cessa incontinent de briller. Ce fut comme l’éteignoir posé sur une bougie. La physionomie du malheureux trait-d’union exprima désormais deux sentiments bien accusés : le désappointement et la frayeur.

Le désappointement naissait de ce fait que la draperie en glissant sur sa tringle avait découvert une figure inconnue, au lieu de celle que le vicomte Annibal s’attendait à voir.

La frayeur venait tout uniment de la pression vigoureuse qui lui écrasait le poignet, combinée avec la sauvage colère décomposant les traits du jeune peintre.

Le vicomte Annibal Gioja, des marquis Pallante, avait rôdé bien longtemps autour du pavillon de M. Cœur avant de s’y pouvoir introduire ; mais, maintenant, il regrettait sa réussite. Il eût doublé le double louis donné à ce bon Jean pour être dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, où sa voiture l’attendait.

— Nous autres Napolitains, balbutia-t-il pourtant, blême et entrechoquant ses belles dents, seize contre seize, nous n’avons peur de rien… Et d’ailleurs, je suis ici dans votre intérêt, mon cher monsieur Cœur. Lâchez-moi, je vous prie. Vous avez un très robuste poignet !

Roland ne le lâcha pas avant d’avoir donné un coup-d’œil au tableau que le rideau, à demi-tiré, coupait juste à son milieu.

Un sourire traversa sa colère quand il vit l’état où les choses restaient.

— Allez au diable, gronda-t-il, et ne revenez pas !

Ses doigts se desserrèrent. Le vicomte recula aussitôt de plusieurs pas, balbutiant :

— Cher et illustre… corbac ! ce garçon est fort comme un bœuf !

Au-delà du seuil, et seulement au-delà, il dit :

— Celle qui m’envoie aurait pu changer une moitié de saltimbanque en grand seigneur ! Mon bon, vous venez de manquer votre fortune, et vous entendrez parler de moi !

Roland lui avait déjà tourné le dos.

Trois minutes après il ne songeait plus à M. le vicomte.

Il avait laissé la porte ouverte et le tableau découvert à demi.

La tête lourde et fatigué qu’il était d’une nuit entière d’insomnie, il s’était jeté sur son divan. Malgré le sommeil qui le cherchait, son esprit travaillait et son regard appesanti parcourait de temps en temps les deux lettres : la lettre anonyme et la lettre du notaire.

Ce fut à ce moment que le bon Jaffret ouvrit sans bruit sa cinquième fenêtre et offrit sa jumelle à l’ancien maître clerc de l’étude Deban, l’ex-roi Comayrol, en le prévenant qu’il ne s’agissait pas d’une petite affaire.

Le passage du temps avait produit sur ces deux hommes de talent des effets fort différents. Malgré ses mœurs pures et la paix de sa conscience, le bon Jaffret s’était notablement racorni. Il était jaune de teint ; ses yeux clignotaient, sa taille se déjetait, son excellent sourire d’autrefois tournait à la grimace. Un physionomiste imprudent, qui n’eût point connu sa belle conduite à l’égard des oiseaux, aurait pu le prendre pour un coquin. Comayrol, au contraire, avait fleuri : il était gras, il était propre et sain, son linge s’étalait, ses joues fleurissaient, il portait avec une incomparable grâce ce grain de beauté des pères nobles et des premiers comiques, les majestueuses, les coquettes, les fascinantes lunettes d’or !

Ce n’est pas très cher, notez bien, et c’est suprême. Un vrai roi, à notre époque, mettrait de côté la poule au pot trop vantée du Béarnais, et rêverait, comme signe béni de la prospérité publique, des lunettes d’or à tout son peuple !

Comayrol avait non seulement des lunettes d’or, mais encore cette forte habitude du coup de doigt qui pique la monture entre les deux yeux et dénote, comme Vénus est trahie par son tour de hanches (Virgile), le capitaliste endurci.

Comayrol était, en effet, un personnage solvable, le bon Jaffret aussi ; la famille, fondée par ce grand M. Lecoq au cabaret de la Tour de Nesle, dans la nuit du mardi-gras, dix ans auparavant, avait prospéré. Les vingt billets de mille francs, contenus dans le portefeuille de Mme Thérèse, s’étaient multipliés comme les pains de l’Évangile.

Ayant mis ses lunettes d’or au bout de la jumelle, Comayrol la braqua sur le pavillon et laissa échapper une exclamation de surprise.

— On l’a donc fait exprès pour nous ! murmura-t-il.

Il quitta la jumelle pour examiner la miniature que lui tendait le bon Jaffret.

— Quand on regarde bien, dit-il, on voit des différences ; mais l’air de famille saute aux yeux. Vayadioux ! si c’était vraiment notre Grand d’Espagne, ce polisson-là ! hé ?

Le bon Jaffret haussa les épaules.

— Élevé dans une caverne, alors ! répliqua-t-il, comme le jeune Gaspard Hauser !

— Un bâtard peut-être, continua Comayrol. Cela s’est vu. Un frère…

— Possible ! fit Jaffret, mais, après tout, que nous importe ? La ressemblance suffit ; en apparence, l’âge se rapporte parfaitement.

Pour la seconde fois, Comayrol se servit de la lorgnette.

— Il faut voir ce beau garçon, dit-il, et lui parler.

— On le verra, répondit Jaffret, on lui parlera.

— Dès demain… continua Comayrol.

— Dès aujourd’hui.

— Mais, le temps de prendre des renseignements ?

— Ils sont pris.

— Le temps de lui fixer une entrevue ?

— Il a la lettre qui fixe l’entrevue.

— Comment avez-vous pris sur vous d’aller si vite en besogne, maître Jaffret ? demanda Comayrol, qui se retourna pour lui jeter un regard sévère.

L’ami des petits oiseaux répondit en se frottant les mains doucement :

Mme la comtesse a encore été plus vite que nous, et son Annibal était tout à l’heure là-bas, en conférence avec le jeune homme, au bout de ma lorgnette !