Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 10

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 313-324).
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2e partie


X

Un duc à faire.


Il y avait de quoi triompher, et nos deux anciens clercs de l’étude Deban durent croire qu’ils avaient atteint leur but. Roland avait été frappé tout d’un coup et au dernier moment. Jusqu’au dernier moment il avait gardé son air de froide indifférence, à tel point que Comayrol lui-même avait un instant désespéré.

Mais le nom de la Davot avait amené du sang à sa joue pâle.

Et à ce fait, péremptoirement annoncé, que les habits de la Davot ne se trouvaient plus dans son armoire, il avait tressailli et pâli de nouveau.

Son étonnement était désormais si profond et si violent, qu’il ne prenait même point la peine de le cacher.

Il se leva après un court silence, et mit une clé dans la serrure d’une armoire d’attache qui était à gauche en entrant.

Comayrol et Jaffret échangèrent une œillade victorieuse, dès qu’il eut le dos tourné.

— Touché ! dit Comayrol.

— En plein bois ! ajouta Jaffret qui se frotta les mains sans bruit. L’idée d’avoir pincé les nippes était assez mignonne.

— Très forte !… Veux-tu que je lui dise : C’est mon copain Jaffret qui en est l’aimable auteur.

— La paix ! fit l’ami des oiseaux ; je n’aimerais pas plaisanter avec ce garçon-là ! Il a du talent.

— Il est superbe ! Et encore nous ne savons pas tout ! Le gaillard doit cacher sous roche une anguille d’une terrible longueur !

— Un boa !… Mais chut ! Il a fait sa revue.

Roland refermait l’armoire d’un geste courroucé, après l’avoir inspectée.

Il ne se retournait point, cependant ; il semblait songer.

— Et il était temps d’arriver ! poursuivit Comayrol. La comtesse avait pris les devants avec son Annibal !

— Tant que celle-là travaillera, murmura le bon Jaffret en soupirant, on aura bien de la peine à gagner sa vie !

— Messieurs, dit Roland qui revenait à eux le visage pensif, mais nullement déconcerté, je suppose que vous êtes des gens singulièrement habiles, quoiqu’il ne soit pas très malaisé de soustraire quelques vêtements oubliés dans une maison isolée, chez un homme sans défiance, à qui ces pauvres dépouilles n’importaient point, — sinon comme souvenirs ; mais fussiez-vous cent fois plus habiles, eussiez-vous, réunies, toutes les qualités qui font les grands diplomates et les dangereux criminels, qui font aussi les limiers fins, les juges clairvoyants, les tacticiens vainqueurs, vous resteriez encore aux antipodes de la vérité pour ce qui me regarde. Vous êtes ici en face d’un problème inouï ; vous m’entendez bien : inouï ! Cet homme qu’on accusait d’avoir visé son ennemi à soixante-quinze pas et qui était aveugle, cet autre à qui l’on imputait d’avoir crié vive l’empereur prisonnier ou vive le roi en exil et qui était muet, cet autre encore à qui l’on disait : vous avez frappé avec le poignard, et qui montrait ses deux épaules sans bras, toutes ces curiosités familières aux personnes de votre sorte, ces fleurs du jardin botanique du crime où croissent les alibis grossiers et ces autres impossibilités plus subtiles qu’on pourrait appeler des alibis métaphysiques, tous les anas de cour d’assises, toutes les beautés de l’histoire correctionnelle vous paraîtraient de purs enfantillages en comparaison de mon cas. Un cas prodigieux ! Vous n’y comprenez rien, c’est moi qui vous le dis, vous n’y pouvez rien comprendre. Je vous donnerais vingt-cinq ans pour deviner le mot de l’énigme que vous jetteriez votre langue aux chiens !

— Vayadioux ! dit Comayrol, vous étiez pressé tout à l’heure, Monsieur le duc, et maintenant voilà que vous bavardez comme un avocat !

— Chacun se défend comme il peut, plaça Jaffret. Laissons causer M. Cœur.

— Je ne me défends pas, répliqua Roland qui s’assit, plus calme et plus froid que jamais. J’expose un fait. Je n’ai nulle envie de dissimuler que la bizarrerie des circonstances m’a donné une minute de réelle émotion. Je pense que, depuis la création du monde, ce qui m’advient n’est arrivé à personne. Le nouveau est rare sous le soleil ; j’ai salué malgré moi l’excentricité de ma situation… J’ajoute que, protégé comme je le suis par l’absurde poussé à la dixième puissance, par l’alibi le plus net, et par l’impossibilité la plus absolue qui se puisse imaginer, j’aurais encore répugnance à braver, non pas les hasards, mais les publicités d’une exhibition judiciaire. En conséquence, Messieurs, j’attends vos offres, prêt à les admettre ou à les refuser, selon mon intérêt, qui se mettra d’accord avec ma conscience.

— Comprends pas ! s’écria Comayrol en riant. Mais vive la conscience !

Jaffret n’y alla pas par quatre chemins :

— Monsieur et cher voisin, dit-il, vous vous exprimez avec beaucoup de facilité. Avez-vous fini ? On est poli, on ne voudrait pas vous couper la parole.

Roland, désormais, avait une pose attentive. Il s’inclina gravement.

— Chacun de nous, reprit aussitôt Comayrol en changeant de ton, sait parfaitement qu’il s’agit ici d’une énorme affaire. En acquérant du jour au lendemain le titre de duc et un magnifique revenu, vous ne pouvez avoir l’idée de vous refuser à un léger sacrifice, qui ne vous coûtera rien, puisque vous n’avez rien… Avec nous, cher Monsieur, et j’entendis ici par nous la réunion de quelques hommes expérimentés à laquelle Jaffret et moi nous avons l’honneur d’appartenir, les plaidoyers ne servent pas à grand’chose, attendu que nous en savons plus long que l’orateur… Dans l’espèce, par exemple, peut-être sommes-nous suffisamment convaincus que le blessé du boulevard Montparnasse et le mort de la rue Notre-Dame-des-Champs ne sont pas une seule et même personne ; peut-être même connaissons-nous très bien l’assassin ; peut-être avons-nous un intérêt à mettre l’assassin à couvert, en laissant la justice sur une fausse piste. Je dis laisser et non point mettre, car l’instruction criminelle est précisément au point que je vous ai indiqué. Soit qu’on eût égaré le parquet déjà, dans le temps, soit qu’il se fût égaré lui-même, il suffirait de lui représenter l’homme qui portait les habits de Mme Davot, garde-malade, pour donner un essor nouveau à ce procès endormi… Et ne croyez pas qu’on se soit arrêté sans regret, là-bas, au palais : il y avait des gens puissants qui poussaient à la roue : entre autres feu votre respectable oncle, le général duc de Clare, et votre grande tante, sœur Françoise-d’Assise qui, du fond de sa cellule, avait le bras long ; je dis long, comme un mât de cocagne !

Roland passa le bout de ses doigts sur son front ; ses yeux se fermaient à demi. Il écoutait de toute sa force, et en même temps, il rêvait.

— Attitude de George Brown ! s’écria Comayrol, qui le regardait d’un air bon enfant. Parfait au dernier acte de la Dame blanche.

Il fredonna :

Voici venir la bannière,
Voici venir la bannière…

— Monsieur et cher collègue, dit Jaffret, je vous en supplie, soyez sérieux !

Copain, un peu la paix ! répliqua Comayrol. On ne débute pas sans étudier son rôle. Notre premier ténor a besoin de savoir les noms de son oncle et de sa grand’tante, que diable ! et bien d’autres choses encore !… Cher Monsieur Cœur, avez-vous quelquefois entendu parler des Habits-Noirs ?

— Comme tout le monde, répondit Roland avec distraction ; une bande de voleurs.

Jaffret haussa les épaules d’un air d’incrédulité.

Copain, lui dit sévèrement Comayrol, il ne faut pas apporter ici votre scepticisme bourgeois. J’ai cru un instant que M. Cœur lui-même était un Habit-Noir, tant il y a de mystère autour de lui. Vous ne croyez pas, vous avez tort ! Les Habits-Noirs ont existé ; ils existent encore. Leurs premiers sujets sont morts et la tête de leur troupe a disparu, c’est vrai, mais vous les verrez tôt ou tard représenter quelque pièce nouvelle. Je parle ici des Habits-Noirs, parce que les gens qui dissertent partout et toujours leur ont attribué l’invention de la poudre à canon en plein dix-neuvième siècle. On a dit et répété que leur fameux « colonel » avait trouvé la grande équation de l’algèbre du vol, qui peut se formuler ainsi : « Pour tout crime commis, il faut payer un coupable à la justice. » C’est vieux comme Hérode, tout uniment… Et M. Cœur a trop d’intelligence pour ne pas comprendre qu’il est justement dans cette position particulière où l’on peut être pris, ficelé, cacheté et envoyé franc de port à la justice…

— En payement d’un arriéré, murmura Jaffret, ça, c’est exact.

— Maintenant, pour aborder un autre ordre d’idées, poursuivit ce disert Comayrol, car il faut prendre la question sous toutes ses faces, M. Cœur, ou plutôt M. le duc est amoureux fou de sa charmante cousine, Mme la princesse d’Eppstein.

— Je vous prie, l’interrompit Roland sans s’émouvoir, laissons de côté cette face de la question. Je ne permets pas qu’on y touche.

— Soit ! répliqua Comayrol saluant avec politesse, à la condition qu’il reste bien entendu que cet élément entre comme mémoire à notre crédit. Je saute par-dessus deux ou trois autres considérations, également délicates, et je pose le bilan de M. Cœur en un seul trait de plume. À droite, je vois un jeune peintre, moins célèbre que Raphaël, qui attend l’avenir, sous l’orme, qui cache son nom, pour cause, à moins qu’il n’ait pas de nom, et qui s’est mis, comme l’autruche abrite sa tête sous un caillou, derrière cette grotesque chose : l’atelier Cœur-d’Acier. Soit glissé entre parenthèse : du moment qu’une voix aura pris la peine de murmurer : voilà le gibier ! l’atelier Cœur-d’Acier est le meilleur endroit du monde pour livrer son homme à la loi dans des conditions désespérées. Faut-il insister ?

— Non, dit Roland, je suis de votre avis. Passez !

— Je passe, puisque vous le voulez, je passe tout, même l’affaire des nippes à la Davot : garde-robe de Damoclès, et je regarde à gauche. À gauche, je vois un nom ! tout une botte de noms ! un titre ! un plein panier de titres ! une position splendide, une page entière dans l’histoire, des hôtels, des châteaux, des forêts, de l’argent, des montagnes d’argent, et la pairie, car il faut un état social…

— Votre prix ? l’interrompit Roland.

— Attendez ! nous avons encore à établir quelques préliminaires. Les gens sans nom sont mendiants ou princes, au gré du hasard parfois, parfois au gré de leur valeur personnelle. Au début de cette entrevue, vous nous avez donné à penser par des réponses où vous glissiez à dessein de mystérieuses emphases…

— Oh ! murmura Jaffret, il a du talent, j’en réponds !

— Vous nous avez donné à penser, poursuivit Comayrol, que vous couriez un lièvre, et que votre lièvre ressemblait au nôtre.

— Peu vous importe que le bien soit à moi, dit Roland le plus sérieusement du monde, si je consens à payer mon propre bien ?

Les deux anciens clercs de l’étude Deban se consultèrent du regard, et Jaffret murmura d’un ton d’admirable bonne foi :

— Pourquoi jouer au fin avec lui ? Déboutonnons-nous tout à fait !

— Monsieur le duc, dit aussitôt Comayrol, je suis, au fond, du même avis que mon collègue et ami. Nous voici en face les uns des autres, traitons de puissance à puissance. Nous sommes forts, vous n’êtes peut-être pas faible, malgré votre peu d’apparence. De vieux praticiens comme l’ami Jaffret et moi ont coutume de ne jamais juger les choses du premier coup d’œil, et il nous a semblé permis de vous tâter, pour employer l’expression vulgaire. À vrai dire, nous n’en savons pas beaucoup plus que devant ; j’ai seulement, pour ma part, acquis la certitude qu’avec les pièces que nous pouvons vous fournir, vous serez un duc de Clare si net, si droit, si bien planté, que le diable lui-même perdrait sa peine à vous demander des comptes !

— Quelles pièces pouvez-vous me fournir ? interrogea Roland.

— Ce qu’on appelle les papiers d’un homme, cher Monsieur : l’acte de naissance, l’acte de mariage, l’acte de décès de Raymond Fitz-Roy-Jersey, avant-dernier duc de Clare, aux droits duquel le dernier duc, son frère cadet, succéda après déclaration d’absence de la femme et du fils dudit frère aîné.

Pour la seconde fois, Roland eut du rouge à la joue. Il lui sembla qu’il entendait la voix de sa mère, le dernier jour, cette pauvre voix brisée, répétant comme on redit la leçon d’un enfant :

— Un acte de naissance, un acte de mariage, un acte de décès !

Et ajoutant, épuisée qu’elle était par l’effort, tandis que sa tête blêmie retombait sur l’oreiller :

— Tous trois au nom de Raymond Fitzroy-Jersey, duc de Clare !

Comayrol continuait :

— La duchesse, femme de Raymond, le frère aîné, est morte ; nous avons son acte de décès ; vous êtes son fils : nous avons votre acte de naissance.

Roland fit un grave et simple signe d’assentiment.

— Et ne croyez pas, continua encore Comayrol, parlant avec une certaine émotion, pendant que le bon Jaffret s’agitait sur son siège, ne croyez pas que nous soyons absolument surpris de ce qui arrive ou saisis tout à fait au dépourvu…

— Mais qu’arrive-t-il, en définitive ? s’écria Jaffret hors des gonds. Vous avez trouvé un comédien plus fort que vous, mon cher, et puis voilà tout !

Sous la fine moustache de Roland il y eut un sourire qui pouvait passer pour cynique. Un instant, Comayrol demeura tout interdit à le regarder.

— Vayadioux ! jura-t-il enfin, il l’a dit ; je jette ma langue aux chiens, et je m’en bats l’œil, encore ! Après tout, nous cherchions une ressemblance, et nous l’avons trouvée ; il nous fallait un gaillard que ses antécédents missent sous notre main, nous l’avons ! Qu’il soit le duc de Clare ou l’Antéchrist, ou Satan, que nous importe ! Il nous donnera nos trois millions, et fera des choux ou des raves avec les titres, à son choix ! Voilà !

— S’il donne les trois millions… commença Jaffret timidement.

— Pourquoi pas ? l’interrompit Roland avec rondeur.

Il ferma d’un geste la bouche de Comayrol qui allait parler et ajouta :

— Si les titres valent trois millions.

— Ils les valent ! s’écria Comayrol. Ce n’est pas un impromptu que cette opération-là ! voilà onze ans qu’on la mitonne, et celui qui en eut la première idée s’y connaissait ! voilà onze ans que l’état des domaines de Clare fut dressé à l’étude Deban pour être communiqué à ce pauvre M. Lecoq ; il y avait dès lors trois cent cinquante mille livres de rentes, en terres, au soleil ! Et pensez-vous que les biens-fonds aient diminué de valeur depuis ce temps-là ? C’est une donnée !

— Ah ! soupira le bon Jaffret, une vraie donnée !

— Et comment allons-nous régler cela ? demanda Roland, qui mit sa main au-devant de ses lèvres pour dissimuler un léger bâillement.

Comayrol et Jaffret rapprochèrent leurs sièges.

— Nous aimerions un peu de comptant, dit Jaffret.

— Allons donc ! fit Comayrol, si j’étais tout seul, moi, je me contenterais de la parole de M. le duc.

— Mais vous êtes beaucoup ! laissa tomber le jeune peintre.

— Malheureusement, confessa Jaffret avec un gros soupir.

Roland se leva et dit négligemment, comme s’il se fût agi de l’affaire la plus simple :

— Je pense que le mieux sera de vous souscrire quelques effets.

— Excellent ! approuva Comayrol. Trente lettres de change de cent mille francs chacune.

— Signées comment ?

— Roland, duc de Clare.

— Ah ! ah ! fit le jeune peintre qui sourit. Je m’appelle donc Roland, de mon petit nom ?

— Bien entendu, répliqua Comayrol, que si les renseignements ou souvenirs possédés par vous ne sont pas suffisants, — car vous ne vous êtes pas déboutonné avec nous, Monsieur Cœur, — nous vous fournirons le nécessaire… En dix ans, vous comprenez, on a rassemblé tous les détails. Nous sommes ferrés à glace !

— À l’ordre de qui les lettres de change ? demanda Roland au lieu de répondre.

À son tour, Comayrol se leva et Jaffret l’imita aussitôt. Comayrol dit en appuyant sur chaque mot :

— Peut-être cela va-t-il vous surprendre, mais les mandats doivent être à l’ordre de M. le comte du Bréhut de Clare.

— Mon Dieu ! non, répliqua Roland qui repoussa son siège, comme pour donner formellement congé. Cela ne me surprend pas plus que le reste.

Nos deux diplomates s’inclinèrent et Comayrol prit les devants, pour se diriger vers la porte. Jaffret le suivit à reculons. Il était la politesse même.

Avant de passer le seuil, Comayrol se retourna.

— Je suppose, dit-il, que nous pouvons considérer l’affaire comme faite.

— Cela va sans dire, ajouta Jaffret.

— Permettez, répliqua Roland qui les reconduisait de loin, je n’ai pas engagé ma parole. La position me plaît assez et je crois être à la hauteur… Mais j’avais d’autres vues. Cela dérange certains petits projets… Messieurs, vous aurez ma réponse demain matin : un oui ou un non. J’ai bien l’honneur d’être votre serviteur.

Il salua de la main seulement et tourna le dos.

Comayrol et Jaffret gagnèrent la porte du jardin sans mot dire. Quand ils furent dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, Jaffret voulut parler ; Comayrol allongea le pas. Il monta d’un trait l’escalier de la maison neuve et ne s’arrêta que dans la salle à manger de Jaffret.

— Un verre de cognac ! s’écria-t-il, j’étouffe !

— Qu’est-ce que c’est que cet oiseau-là, demanda Jaffret, à ton idée ?

L’ancien premier clerc se versa coup sur coup deux verres d’eau-de-vie.

— C’est un parfait idiot, répliqua-t-il enfin, un splendide coquin ou un agent de police.

La coiffure à l’ange de Jaffret se dressa sur son crâne pointu.

— Lequel des trois ? balbutia-t-il.

Comayrol gronda :

— Il faut que les titres soient mis dans la caisse à défense et à secret, et que la combinaison soit changée. Je voudrais les enfouir à cent pieds sous terre. Ah ! vayadioux ! vayadioux ! jouons serré ! Pourquoi diable aussi cet imbécile de Lecoq s’est-il laissé mourir !

— Nous avons la comtesse… suggéra Jaffret.

Comayrol se frappa le front.

— Un fiacre ! ordonna-t-il, et au galop chez Marguerite !

Roland, resté seul, arpentait son atelier d’un pas tranquille. Le soleil allait descendant déjà derrière les hautes et vieilles maisons du quartier ; l’ombre vient vite en décembre. Roland se promena longtemps, fronçant parfois le sourcil, en réponse à une pensée amère, et tantôt souriant à un bien-aimé rêve. Les solitaires comme lui savent délibérer vis-à-vis d’eux-mêmes et tenir avec leur conscience de silencieux conseils.

Quatre heures sonnaient à l’horloge de la Sorbonne, quand il s’arrêta devant le tableau recouvert d’un rideau. Il écarta la draperie, et ces deux charmants visages de jeunes filles que nous décrivions naguère sortirent de la toile aux dernières lueurs du crépuscule.

Il y a nombre d’ermites en la grand’ville ; j’affirmerais volontiers qu’aucune Thébaïde ne renferme une aussi grande quantité de grottes. On peut être un solitaire sans se livrer, sous tout prétexte, à de fades et verbeux monologues. Le cœur de Roland s’élargit dans sa poitrine, ses lèvres s’entr’ouvrirent, ses yeux brillèrent, et une lueur d’ardent espoir éclaira la mâle beauté de ses traits.

Déjà, depuis quelque temps, des bruits mystérieux allaient et venaient dans le jardin ; Roland les entendait et ne s’en inquiétait point. Il savait d’avance que l’atelier Cœur-d’Acier fêtait son chef à la Saint-Nicaise, et il se résignait bonnement à toutes sortes de surprises. Le bronze enrhumé de la Sorbonne vibrait encore dans l’air, quand l’explosion d’une boîte d’artifice, éclatant sous ses fenêtres, lui annonça que les réjouissances annuelles commençaient.

La draperie retomba aussitôt sur les deux jeunes sourires demi-voilés par la nuit, et M. Cœur, se redressant dans la dignité de ses fonctions patriarcales, fit un pas vers la porte, à la rencontre des honneurs qui allaient le submerger.

Il était temps. Une grande lumière incendia le jardin, tandis qu’une acclamation formidable s’élevait vers les cieux étonnés.

— Vive le patron et la salade !

Deux longues files de barbouilleurs, ornés de torches, fuyaient à perte de vue devant l’entrée du pavillon ; à tous les arbres, illuminés à la fois, des verres de couleurs pendaient comme les fruits d’un jardin féerique.

— Ah ! dit Roland avec conviction, mes enfants, je ne m’attendais pas à celle-là ! c’est bien plus fort que l’année dernière !

L’année dernière, Roland avait dit la même chose exactement ; mais c’en était assez pour payer la peine de tous ces pauvres grands enfants, qui agitèrent leurs torches et renouvelèrent leurs fantastiques acclamations.

Gondrequin-Militaire était naturellement à la tête de la première file ; M. Baruque commandait la seconde.

Dans les deux files, chacun portait sa torche de la main droite et avait la gauche derrière le dos. À un signal donné par M. Baruque, toutes les mains cachées apparurent, armées chacune d’un gros bouquet. Un monceau de fleurs s’éleva devant les marches du pavillon, au haut desquelles M. Cœur était debout.

— Vive le patron et la salade !

— À la suite de quoi, dit M. Baruque, qui ôta son chapeau de feutre mou, Militaire, comme c’est l’habitude, va prononcer le discours de tous les ans. Avalez vos langues ! c’est l’instant, c’est le moment, sans éternuer, ni tousser, ni rien… Hé ! houp !

Il y eut aussitôt un grand silence. À son tour et non sans émotion, Gondrequin, ôtant son feutre mou, fit un pas vers le perron. Il ne parla pas cependant tout de suite, parce que, à la surprise générale, M. Baruque, obéissant à un signe de M. Cœur, venait de monter les marches du petit perron.

M. Baruque écouta d’abord en souriant ce que le patron lui disait tout bas ; mais bientôt on le vit pâlir et faire un pas chancelant en arrière.