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Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 11

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 325-336).
2e partie


XI

Similor.


M. Baruque était un petit homme froid, et son surnom : Rudaupoil, rendait assez bien la qualité de sa nature. Généralement, il ne s’étonnait de rien et mystifiait tout le monde, excepté le patron, avec un flegme imperturbable. Curieux, fureteur, sans être autrement bavard, il savait quantité de petits secrets qu’il ne divulguait qu’à bon escient, et cela augmentait singulièrement son importance dans ce monde hybride où chacun avait quelque chose à cacher.

M. Baruque avait pour le « patron » un attachement sans bornes, quoique le patron fût le seul homme de son entourage qu’il ne connût pas à son gré.

Pour blêmir visiblement la joue parcheminée de M. Baruque, pour le faire chanceler sur ses jambes courtes et dures comme du bois, il fallait une mauvaise affaire ou un quine gagné à la loterie, car la joie aussi fait peur, comme l’a prouvé, par un succès sans rival, un des plus charmants écrivains de notre âge.

Nous dirons tout de suite ce qui avait fait chanceler et pâlir ce brave M. Baruque, pendant que M. Cœur lui parlait à l’oreille.

M. Cœur lui avait dit :

— Mon bonhomme, il ne faut pas que la fête dure longtemps aujourd’hui ; nous avons à travailler ce soir.

Et comme M. Baruque objectait les vieux usages, disant qu’on pouvait remettre la besogne au lendemain, M. Cœur avait répondu :

— Demain, il sera trop tard : je ne serai plus avec vous demain.

C’était là une de ces idées que la riche imagination de Rudaupoil n’aurait jamais pu concevoir ; il avait vu passer bien des patrons ; la royauté élective de l’atelier Cœur-d’Acier changeait périodiquement de titulaire depuis sa petite jeunesse, sans exercer sa sensibilité d’une façon notable, mais celui-ci ! l’enfant de la maison ! l’obligé et le bienfaiteur ! celui-ci qu’on avait recueilli inconnu et soigné comme un fils, sans jamais lui demander son secret ; celui-ci qu’on aimait et qui régnait d’autant mieux qu’il gouvernait du sein d’un nuage ! celui-ci, le fils et le maître !

M. Baruque se faisait mûr, et parmi les pensées reposantes qu’amène l’âge, sa meilleure pensée était la presque certitude de mourir avant M. Cœur.

Il était trop intelligent pour n’avoir pas deviné la distance morale qui séparait le patron de son atelier ; il était trop curieux pour n’avoir pas promené son esprit inquisiteur tout autour du problème, offert par la position mystérieuse de M. Cœur, mais quelque chose qui était une tendresse sincère, une sorte d’amoureux respect, avait toujours arrêté ses investigations.

Qu’importait, d’ailleurs, cette distance ? M. Cœur était libre comme l’air. On lui avait érigé, sans qu’il le réclamât, un véritable piédestal. On ne lui demandait rien. Il n’avait, pour rendre tout ce petit peuple heureux, qu’à rester où il était et à vivre.

« Demain, je ne serai plus avec vous ! »

M. Cœur avait dit cela, et tout ce que disait M. Cœur était parole d’Évangile.

— Alors, balbutia M. Baruque, demain il n’y aura plus d’atelier Cœur-d’Acier. Pour un corps faut une âme. On ne se tient pas, chez nous ; sans vous tout irait à la brindesinge. Si vous nous abandonnez comme ça, au lieu de faire la fête et de brûler l’artifice, autant vaut brûler la maison !

— Il faut faire la fête, vieux, repartit Roland, tu ne m’as pas compris. Non seulement je ne vous abandonne pas, mais je vais avoir besoin de vous.

Ici, la figure de Baruque s’éclaira d’une lueur d’espoir, et la foule des caporaux, rapins et gâte-couleurs, que son trouble visible avait jetés dans la consternation, reprit courage.

Gondrequin-Militaire, lui, n’avait rien vu, absorbé qu’il était par la responsabilité oratoire qui pesait sur lui. Il disait entre haut et bas :

— C’est délicat tout de même de rester dans l’attente avec un discours, préparé impromptu, qui s’évapore à chaque instant, petit à petit, dans la mémoire !

— J’aurai besoin de toi surtout, ami Baruque, poursuivit Roland. Je vais tout à l’heure te lancer sur une piste. Il y a une grande partie à jouer : n’oublie pas de t’asseoir auprès de moi à table et de ne boire que ce qu’il faut pour te tenir l’œil clair.

Ayant ainsi parlé tout bas, M. Cœur reprit à voix haute :

— Marchez, mes enfants, j’y suis !

M. Baruque descendit les degrés d’un saut. Sa maigre figure rayonnait. Un murmure joyeux courut dans les rangs.

— Allez, Militaire ! Hé houp !

— Allez ! c’est ça, dit amèrement ce dernier. On est conséquemment aux ordres du patron, mais je voudrais bien vous y voir ! J’avais tout ici présent dans ma mémoire, mon commencement, mon milieu et ma fin, raide et bien dessiné, avec les tire-l’œil aux endroits sensibles pour amener les tonnerres d’applaudissements. C’est un grand honneur que de porter la parole à l’époque que le cours des saisons ramène la célébration de la périodicité de la Saint-Nicaise, en faveur de notre atelier qui est toujours bien aise de la souhaiter censément à M. Cœur. Les bouquets en sont l’image ! Si je patauge, l’origine s’en perd dans mon malheur d’avoir été stoppé tout net au moment d’entamer couramment l’improvisation que j’avais brossée…

Il s’arrêta, jetant autour de lui un regard d’angoisse.

Quelques applaudissements charitables se firent entendre.

Militaire, essuyant la sueur abondante de son front, murmura :

— Vous êtes bien gentils de claquer, mais je ne l’ai pas mérité, quoique, si je barbote, l’auteur en est ma destinée. Je l’ai déjà dit… en ces circonstances favorables… en ces occasions solennelles… ce n’est pas ça !… c’était le milieu !… Je donnerais cinq francs pour avoir mon commencement… Attendez !

Il se redressa tout droit et poussa un vigoureux soupir.

— Je l’ai ! s’écria-t-il. J’ai mon commencement ! Fixe !

Et, changeant de ton pour prendre un accent sonore et emphatique, il chanta à pleine voix :

« Honoré patron, bienveillants camarades.

« L’an passé, je débutais en disant : Le temps fuit, car il a des ailes… »

À ces mots, une véritable tempête de bravos éclata et M. Cœur lui-même, pris d’un bon rire, battit des mains paternellement.

Gondrequin-Militaire profita de l’orage pour s’essuyer encore le front, et poursuivit, quand l’enthousiasme lui permit de se faire entendre :

— À la bonne heure ! cette fois-ci, ça y est ! Ce qui précède faisait partie intégrante de l’impromptu ; en conséquence, je ne peux pas repousser vos suffrages. Ça continuait comme ça sur le même ton, un petit peu, après lequel on passait aux circonstances favorables du milieu et au cours des saisons qui ont déjà été mentionnées pour amener la périodicité annuelle. À la suite, toujours dans le milieu, il y avait la gloire de l’atelier et sa prospérité constante, grâce à ce que M. Cœur paye le loyer et pousse à la roue dans la limite de sa générosité, nous n’étant pas des comptables et aimant mieux bambocher que la caisse d’épargne… c’était un tire-l’œil d’occasion, préparé pour l’effet de l’ensemble.

Les applaudissements ainsi commandés vinrent à l’ordre.

— C’est bon, continua Militaire. On l’a bien gagné, et après, il y avait des choses insignifiantes, en masse, pour arrondir et arriver tout doucement au tire-l’œil de la fin : le bouquet. Silence dans les rangs ! Je me souviens du textuel. Ça se terminait donc comme l’an dernier : « M. Cœur est le cœur des Cœurs d’Acier, ah, mais ! qu’est-ce qu’est l’atout ? du cœur ! Il possède les nôtres ! De fil en aiguille, on n’a pas l’habitude d’oublier l’estomac dans un repas de corps servi de chez Flicoteaux, qui nous attend. Allons-y, puisque l’heure est favorable de choquer les verres en l’honneur de la fidélité. Vive le patron et la salade ! »

— Et vive M. Gondrequin-Militaire ! hurla Cascadin au milieu du joyeux tumulte qui suivit cette péroraison. Il a remporté le grand prix d’honneur du discours français, comme l’an dernier. À la soupe !

Une seconde boîte éclata. En même temps, l’orchestre de la famille Vacherie, composé de deux clarinettes, d’un cornet à pistons, d’un trombone, de deux grosses caisses et de quatre tambours, attaqua un morceau tendre et doux, analogue à la circonstance. Aux sons de cette musique nationale, le roi, ses ministres et le peuple se dirigèrent processionnellement vers l’atelier, décoré à la hâte, mais avec un goût exquis, à l’aide de toutes les loques qui étaient le mobilier industriel de l’association. Par une innovation heureuse, M. Baruque avait attaché un petit lampion sous chaque cadavre de rat formant l’illustre guirlande ; cela faisait un joli effet, non sans produire d’assez fortes odeurs.

Dans l’atelier, une table immense manquant de nappes et de niveau, mais couverte d’abondantes ratatouilles, attendait les convives. Il y avait des dames.

Nous regrettons de ne pas donner ici une pleine description de ce festin, remarquable par la simplicité des mets et l’appétit unanime des convives. Sauf quelques légers désagréments occasionnés par les dames, tout se passa dans l’ordre le plus parfait. L’orchestre Vacherie fut prié de se taire et des voix autorisées racontèrent à la ronde les traits les plus saillants de la vie des hommes illustres. Ces héros, inconnus à Plutarque, se nommaient, chacun l’a deviné, Muchamiel, Tamerlan, Quatrezieux, etc. Quelques anecdotes de fantaisie exhumaient des personnalités moins célèbres. Ainsi furent mis sur le tapis : Mouffetard, premier tire-l’œil sous le règne de M. Potence ; Chalumeau, toujours vêtu de chefs-d’œuvre parce qu’il rachetait les vieilles enseignes pour s’en faire des redingotes, et Pompier, le dévorant, chassé de l’atelier pour avoir fait cuire le mouton à six pattes.

Comme excuse Pompier alléguait pourtant qu’il n’avait mangé ni la cinquième, ni la sixième qui étaient de bois.

Ainsi mêlant le plaisant au sévère les associations trouvent au sein de leur propre histoire le drame, la comédie, l’épopée parfois, toujours l’intérêt puissant qui, grandi à la taille d’un empire, devient le sentiment national. Bien des gens confondent ce levier avec l’égoïsme ; moi, un dîner de barbistes m’émeut jusqu’aux larmes. Il est bien doux surtout d’assister aux discours de la fin.

Au milieu de ces vieux enfants, incapables de se gouverner eux-mêmes et dont il avait été longtemps le salut, notre Roland ne jouait pas un rôle aussi ridicule que le pourraient penser quelques esprits dédaigneux. Entre lui et ses pauvres vassaux la ligne de démarcation était parfaitement tranchée, sans qu’il y eût de sa part aucune ombre de fierté. Il les aimait, ils l’adoraient, mais la nature avait mis entre eux une distance que nul ne songeait à franchir, excepté lui, Roland, qui était bon prince.

Ceci est excellent de rois à sujets, — et rare.

D’ordinaire, Roland apportait parmi son petit peuple une gaieté communicative et franche. Il n’était jamais le dernier à rire d’une bonne charge, et Cascadin osait tout devant lui. Ce jour-là, au milieu de la joie générale, il garda une figure sereine, mais un peu rêveuse. Plus d’un observateur pensa et dit, entre le potage et le dessert : « M. Cœur est amoureux. »

Quand on servit le gâteau monumental, portant, écrits en lettres candies sur la croûte dorée, ces mots sacramentels : « l’atelier Cœur-d’Acier à son maître », M. Cœur se leva et parla comme d’habitude brièvement et joyeusement, mais je ne sais pourquoi l’impression produite par ses paroles tourna en mélancolie.

On avait vu Rudaupoil essuyer furtivement une larme. Militaire pleurait abondamment ; il est vrai qu’il avait le vin humide tous les ans.

M. Baruque, au contraire, buvait raide et sec. Il devenait coupant à la troisième bouteille. Une larme à cette dure paupière était, pour employer le langage de MM. les artistes en foire « un phénomène ». Cascadin, en le voyant pleurer, dit : « Il va mourir ! »

Malgré les recommandations du patron, M. Baruque avait noyé son chagrin à grands verres. Sa figure tannée avait pris des tons rouges et son petit œil luisait sous ses gros sourcils.

Quand on se leva de table, il dit tout bas à Militaire :

— L’animal est bien bâti et son Échalot le défendra peut-être. Prêtez-moi un coup de main, l’ancien, nous le ramènerons chacun par une oreille.

Militaire resta la bouche ouverte à le regarder. Tout ceci était de l’hébreu pour lui.

— On sait ce qu’on sait, reprit M. Baruque. Ça n’est pas inutile d’avoir des yeux derrière le dos et de sortir ses oreilles de sa poche en temps et lieu. Motus, et prenez votre vareuse, si vous avez du cœur. C’est pour le patron.

— Pour le patron ! s’écria Gondrequin. Faut-il traverser les feux de l’enfer ? Un mot d’explication, Rudaupoil, au nom de l’amitié !

— Ça se dira en route, répliqua M. Baruque. C’est un sauvage. Faut l’avoir mort ou vif. En avant.

Ils s’esquivèrent et sortirent par la porte qui donnait en face de la maison du bon Jaffret. Leur absence ne fut point remarquée au milieu de l’allégresse générale qui devenait de plus en plus bruyante. Cascadin, grand artificier, mettait le feu aux soleils, aux tourniquets, aux fusées qui brûlaient tant bien que mal sous les fenêtres de l’atelier, et un chœur formidable saluait chaque étincelle.

Après le feu d’artifice, ce fut le bal. L’orchestre Vacherie, abondamment abreuvé, fit tout à coup entendre un infernal tapage, et des danses sans nom soulevèrent en nuages épais la poussière du hangar.

Roland était rentré dans son pavillon, où il faisait tout uniment ses malles. On sonna à la porte de la rue des Mathurins-Saint-Jacques. Roland ordonna d’ouvrir. L’instant d’après, M. Baruque et Militaire étaient introduits, tenant, selon le programme exact posé par Rudaupoil, un pauvre diable par les oreilles.

Ils étaient fort échauffés tous deux, et serraient plus fort qu’il ne fallait, car le pauvre diable se débattait en gémissant.

— Voilà l’animal, dit M. Baruque, tout vivant !

— Et ça n’a pas été sans peine ! ajouta Gondrequin. Il tape dur !

Aussitôt qu’ils eurent lâché prise, sur l’ordre de Roland, Similor, car c’était lui, sans son chapeau gris, sans sa jaquette jaune, bondit sur ses pieds, prit du champ et frotta ses deux mains contre la poussière du sol avant de tomber en garde, selon les principes les plus purs de la boxe française.

En face de lui, comme si chacun de ses mouvements eût été répercuté par un miroir, un autre personnage, qui venait de passer le seuil sans bruit, frottait aussi ses mains dans la poudre et se préparait silencieusement au combat. Seulement, sur le dos de ce dernier, un appendice se montrait en saillie, et quand l’homme se releva pour retrousser ses manches, l’appendice se mit à crier haut et fort.

L’homme dit avec douceur :

— Tu as raison, Saladin, les enfants n’en est pas vu leur âge. Je vas te coller contre le mur.

Ce qu’il fit, en y mettant les précautions de la mère la plus tendre.

Après quoi, il ajouta en s’adressant à Roland :

— Voyez-vous, Monsieur Cœur, il est sevré d’aujourd’hui et ça l’agite un petit peu… Maintenant, tu peux y aller, Amédée, je suis prêt à défendre l’amitié contre n’importe quoi, quand ce serait des gendarmes !

Mais Similor avait remis ses mains dans ses poches sur un simple mot de Roland qui avait dit :

— Vous serez payé, mon camarade.

— Mes braves amis, reprit le jeune peintre en s’adressant à M. Baruque et à Militaire, vous avez outrepassé mes intentions de beaucoup…

— Quand on veut avoir ces bêtes-là, Monsieur Cœur, interrompit Rudaupoil, il faut les prendre par la peau comme des chiens.

— Vous, vitrier de gâcheur, s’écria Similor, qui savait prendre, quand il le fallait, des poses de gentilhomme, au jour que vous voudrez et à n’importe quel outil que vous choisirez, depuis le chausson, qu’est dans la nature, jusqu’au sabre de cavalerie, dont j’ai tous les brevets, ainsi que de la canne et de la danse des salons, je vous ferais votre affaire… Mais du moment que M. Cœur y met de la politesse et une rétribution, ça change tout… et si on veut que j’envoie celui-là voir ailleurs si j’y suis, je ne m’y oppose pas !

Échalot courba la tête devant ce comble de l’ingratitude.

— Toujours le même, Amédée ! murmura-t-il. Pour son dévouement, on n’a que de mauvaises raisons avec toi !

— Celui-là peut-il nous servir pour ce que vous savez ? demanda Roland à M. Baruque.

— Non, répondit Rudaupoil, il est honnête et imbécile.

Échalot avait tout supporté, mais ceci passait les bornes.

— Honnête vous-même, dites donc ! répliqua-t-il avec indignation. Qu’on a eu, sans me flatter, une carrière un peu plus agitée que la vôtre et tenu une agence qu’était rivale de M. Lecoq… ça vous fait éternuer, ce nom-là ? Dieu vous bénisse !… Savez-vous s’il fera jour demain ? à midi ou à minuit ? En mangez-vous seulement ?… Vous me faites de la peine, ancien croûton de purée !

Il se dirigea d’un air fier vers le coin où il avait déposé l’enfant, et le prit dans ses bras avec le vrai mouvement des nourrices émérites.

— Viens, Saladin, mon canard, poursuivit-il, l’ambition et l’orgueil a dévoré le cœur de l’auteur de tes jours… à revoir, la société… Amédée, il est sevré d’aujourd’hui, tout frais, veux-tu le presser sur ton sein en passant ?

— À la niche ! ordonna Similor durement.

Échalot, révolté, étendit son bras vers lui pour le maudire, mais les grands écrivains l’ont dit : De tous les sentiments qui honorent l’espèce humaine, le plus admirable est l’amitié. La main d’Échalot retomba ; il lança l’enfant sur son dos et sortit en disant tout bas :

— C’est les passions ! Le fond n’en est pas mauvais… Viens, Saladin, nous allons attendre dans la rue. Il est ton père par suite des lois de la nature !

— Comme quoi, s’écria Similor en haussant les épaules, nous en voilà débarrassés ! Les vieux domestiques, ça se croit tout permis, et je le traite avec douceur, parce qu’il a été fidèle à ma famille… Mais, pour mes histoires particulières et mes plaisirs dans la société parisienne, il me gêne et me fait honte.

Un geste de Roland l’interrompit tout court. Il mit la main au toupet et se redressa, disant :

— Présent à l’ordre ! Je vas vous dévoiler tout ce qu’on voudra. C’est au choix, ayant fait partie du conseil supérieur de la chose avec le colonel, M. Lecoq, le comte Corona et autres, sans jamais manquer à la délicatesse. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

M. Baruque échangea quelques mots avec le patron, qui fit un signe d’assentiment.

— Monsieur Similor, dit Baruque, M. Gondrequin et moi nous avions bien dîné, et nous étions gais tout à l’heure, quand on a tutoyé vos oreilles.

Similor répliqua noblement :

— Ça arrive, Monsieur Baruque. J’accepte vos excuses et celles de M. Militaire, comme il convient entre gens d’honneur.

— Vous cherchez à faire des recrues dans notre atelier, Monsieur Similor, reprit Rudaupoil. Je vous ai entendu causer avec les modèles.

— Fine oreille, va ! s’écria le séducteur de Mlle Vacherie. Il a surpris mes bagatelles au vis-à-vis d’une jeune artiste ! je ne m’en cache pas : J’aime les femmes, le jeu, le vin, toutes les fleurs de l’existence printanière…

— Alors, l’interrompit Baruque, la mécanique va toujours ?

— Fera-t-il jour demain ? Sans doute ! c’est immortel dans Paris, comme la colonne !

— Et on travaille ?

— Pas beaucoup, rapport à l’aventure de M. Lecoq, qu’a mis un froid, et que le comte Corona est en fuite. On se borne à mitonner des affaires d’industrie et de succession…

— Comme l’affaire de Clare ? dit Roland.

— Connais pas, repartit franchement Similor.

Roland ferma la bouche à M. Baruque qui allait parler.

— J’entends l’affaire du notaire de la rue Cassette, dit-il.

— Ah ! c’est différent ! s’écria Similor, les papiers du numéro 3 ! J’en étais !… vous savez que ça m’est égal, quand même vous seriez de la police, Monsieur Cœur… et ces Messieurs… J’ai à nourrir Échalot, mon domestique, que jamais je ne l’abandonnerai, malgré ses familiarités, et Saladin, mon fils unique, dû à une dame du grand monde. Faut travailler ; il n’y a pas de sot métier ; l’espion n’est qu’un vain mot au XIXe siècle, avec les progrès de l’éducation sociale. Pour de l’or, dans ma situation, je consens à trahir tous mes serments les plus sacrés sans répugnance.

Gondrequin-Militaire, qui était un esprit chevaleresque, fit un pas en arrière, mais M. Baruque sourit. C’était un amateur.

— Savez-vous où sont les papiers soustraits chez le notaire ? demanda M. Cœur.

— On s’en doute, patron, répondit finement Similor.

— Connaissez-vous les noms des gens qui ont mené l’affaire, rue Cassette ?

M. Cocotte et M. Piquepuce. Deux bons !

— Pas d’autres ?

Similor baissa la voix et marcha un pas de théâtre.

— Parlons la bouche ouverte, patron, dit-il. Est-ce les Habits-Noirs que vous voulez connaître en grand, ainsi que leurs sombres mystères ?

M. Baruque était aux anges. Gondrequin ouvrait des yeux énormes.

— Oui, répliqua Roland, ce sont les Habits-Noirs.

— Il y a le docteur Samuel, Louis XVII, l’abbé, le comte Corona, qui sont des anciens, du temps du colonel… les nouveaux…

— Que je vous dise une chose, s’interrompit-il, vous n’en trouveriez pas deux dans Paris pour vous dévoiler des rébus du Charivari comme ça ! j’ai demeuré dans la propre maison de M. Lecoq et de Trois-Pattes ; j’ai fait la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié…

— Les nouveaux ! répéta Roland impatient.

— Trois-Pattes a disparu, répliqua Similor, et le marchand d’habits aussi, M. Bruneau… Les nouveaux sont M. Jaffret et M. Comayrol, tous deux anciens clercs de l’étude rue Cassette, et vous sentez qu’ils en savaient les détours de ce sérail pour cause d’y avoir été nourris à la brochette.

— C’est tout ? demanda le jeune peintre dont les sourcils se fronçaient sous le poids de son travail mental.

— Non, patron, il y a encore le comte du Bréhut qu’ils appellent la brute…

Roland tressaillit.

— Ça vous étonne ! reprit Similor enchanté ; moi, j’étais là-dedans parce que c’est plein de personnes comme il faut. Il y a encore l’ancienne Marguerite de Bourgogne, femme du précédent : une vraie comtesse, oui ! qui était la bonne amie de Toulonnais-l’Amitié. Le gouvernement et les particuliers peuvent bien me payer : je suis un puits pour les renseignements… et une fois qu’on m’a dit : motus ! si l’intérêt y est, discret comme la tombe !

Roland pensait :

— Le comte aussi ! Et Marguerite… la comtesse ! Le tuteur et la tutrice de la princesse d’Eppstein !

La porte qui communiquait à sa chambre à coucher s’ouvrit :

— Une lettre pour Monsieur, dit Jean, le domestique.

Roland prit le pli et l’ouvrit : sa main trembla pendant qu’il lisait la lettre ainsi conçue :

« M. le comte et Madame la comtesse Joulou du Bréhut de Clare prient Monsieur Cœur de leur faire l’honneur d’assister au bal qui sera donné le mardi 3 janvier prochain, à l’hôtel de Clare.

» Le travestissement est de rigueur. »

Au bas, il y avait une signature Marguerite, tracée à la main et un paraphe délicat dont la vue amena de la sueur aux tempes de Roland.