Cœur d’Acier/Partie 2/Chapitre 13

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 12 juillet au 22 septembrep. 349-360).
2e partie


XIII

Raymond Clare-Fitzroy-Jersey, duc de Clare.


Un instant, Léon de Malevoy feuilleta le dossier de la mère Françoise d’Assise ; puis il commença ainsi :

— Tu as connu Rolande de Clare, la religieuse de Bon-Secours, qui est morte à près de cent ans ; tu as connu également le feu général duc Guillaume de Clare, père de la princesse d’Eppstein. Le drame que je vais te raconter eut quatre personnages : Rolande, Guillaume, Raymond, Thérèse.

Le père de Nita, le duc Guillaume, était le fils cadet de William Fitzroy-Jersey, duc de Clare, reconnu pair de France et cousin du roi par la déclaration de 1776, grand d’Espagne de première classe, et, malgré tout cela, maintenu par rescrits spéciaux de la reine Anne, aux peerages d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, sous ses nombreux titres et qualités. La fortune de cette famille, dont le roi Jacques et le prétendant avaient proclamé l’origine quasi-royale, était immense. Les biens d’Angleterre seulement auraient pu fournir plusieurs apanages de prince.

William Fitzroy, compagnon et ami du second chevalier de Saint-Georges, Charles-Édouard, avait été mêlé dans sa jeunesse à toutes les entreprises ayant pour but de rétablir sur le trône d’Angleterre la race exilée des Stuarts. Ce fut un dissipateur double, jetant son or des deux mains aux conspirations et aux somptueuses folies de la cour française. Lorsque, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, George III confisqua enfin ses biens d’Angleterre, on le regardait déjà comme aux trois quarts ruiné, quoiqu’il possédât encore un revenu évalué à plusieurs centaines de mille livres.

Il était veuf, et sa cousine Rolande de Clare, qu’on appelait lady Stuart, tenait sa maison à Rome où il avait choisi sa résidence. On disait de celle-là qu’elle avait élevé ses regards très haut et que les rayons du soleil lui avaient brûlé le cœur ; d’autres prétendaient qu’un mariage mystérieux la rapprochait de ce trône déchu qui était son berceau. À la mort de Charles-Édouard, le second prétendant, elle porta le deuil de veuve et ne le quitta que pour prendre le nom de sœur Françoise d’Assise et revêtir l’habit de religieuse qui devait être son linceul, après tant d’années de morne pénitence.

Le duc William avait deux fils dont l’éducation se fit à Rome. L’aîné, Raymond, comte du Saint-Empire, en naissant, par don gracieux de Joseph II, son parrain, fut destiné à un grand état. On lui substitua tout ce qui restait des biens de France et d’Italie. Lady Rolande Stuart, sa marraine, acquit, en son nom, le château de la Nau-Fabas, en Dauphiné, qui touchait aux anciennes possessions de la famille et complétait un splendide domaine. Il devait être d’épée. Son frère puîné, Guillaume, fut réduit à la stricte portion des cadets de la noblesse anglaise. L’Église seule lui restait, avec la protection de son frère.

Lady Rolande Stuart était une femme d’un haut caractère et d’un courage presque viril. Elle accomplit comme il faut ses fonctions de mère près des fils du vieux duc William, qui s’en allait diminuant et tombant.

Lorsque vint la Révolution française, le vieux duc était mort ; Raymond venait de recevoir son brevet de colonel ; Guillaume allait entrer dans les ordres.

C’étaient deux beaux jeunes gens. Ma sœur, tu as été à même trois fois d’apprécier l’admirable sang de cette race : tu as vu lady Rolande Stuart presque centenaire, tu as vu le duc Guillaume à soixante ans ; tu voyais ce matin encore la princesse Nita, brillante de grâce et de jeunesse…

— Je ne connais rien de si beau qu’elle, murmura Rose, si ce n’est lui !

— Lady Stuart, poursuivit Léon de Malevoy, aimait tendrement ses neveux Raymond et Guillaume, mais sa préférence était pour Raymond, le jeune duc, cœur généreux, esprit hardi. Le besoin de son éducation militaire avait nécessité pour lui un séjour de deux années à Paris. Quand il revint, il était impossible de voir un plus parfait cavalier.

Seulement lady Stuart découvrit en lui avec une profonde inquiétude des idées qui n’étaient point celles de ses pères. En ce temps-là, Paris n’enseignait déjà plus l’amour du passé. Le fils des chevaliers avait détaché un fruit de l’arbre de la science. Il rapportait de ce brûlant foyer parisien qui chauffe périodiquement l’enthousiasme du monde entier, la fièvre nouvelle ; il était un homme de l’avenir.

Cette grande date 1789 éclatait sur le monde. Les deux frères s’aimaient, et pourtant ils se dirent adieu, pour suivre deux routes opposées.

Quelques années plus tard, lady Rolande Stuart, rentrée en France par la porte du danger, travaillait ardemment et au risque de sa vie au rétablissement du trône. Elle payait avec son sang cette hospitalité du château de Saint-Germain, maigre et presque honteuse, que les Bourbons avaient donnée jadis comme une aumône à Stuart dépossédé. Guillaume, laissant là le surplis, combattait à l’armée de Condé. Raymond, — le duc, — était simple sergent à Sambre-et-Meuse, malgré son brevet de colonel.

On vit cela souvent à cette époque tempétueuse.

La tempête se calma au-dedans, portée au dehors par les gloires de l’Empire. En 1814, il y avait un général duc de Clare qui commandait une division à Montmirail : c’était Raymond, tandis qu’un autre général de Clare attendait près du roi Louis XVIII, à Hartwell : c’était Guillaume.

L’abdication de Fontainebleau brisa l’épée de Raymond et rouvrit à Guillaume les portes de la patrie.

Il y avait de longues années que les deux frères ne s’étaient rencontrés.

Tout ce que je viens de te dire, ma sœur, est la préface indispensable du récit de la mère Françoise-d’Assise. Voici maintenant le récit.

Le 6 avril 1814, un mois environ après le retour de l’empereur, nous trouvons le général duc Raymond de Clare à son château de la Nau-Fabas, situé à peu de distance de la frontière de Savoie, en la paroisse de Pontcharra. Une blessure grave, reçue au début même de la campagne des Cent-Jours, le retenait loin des champs de bataille où se jouait le va-tout de l’Empire.

C’était un soir. Il y avait de l’orage dans la montagne, et l’on entendait parfois au loin des coups de feu, mêlés aux échos du tonnerre, car la gendarmerie de Grenoble poursuivait un corps de royalistes dans les gorges qui sont en avant de Cheylas.

Raymond, demi-couché sur une chaise longue, avait les mains dans celles de la jeune duchesse de Clare, sa femme, et regardait jouer sur le tapis un chérubin de deux ou trois ans, qui était son fils Roland.

Le général était jeune encore, et très beau ; j’ai vu son portrait, peint vers ce temps-là, entre les mains de la mère Françoise d’Assise. Il avait épousé par amour, quatre ans auparavant, une fille de petite noblesse, en ce même pays dauphinois. Sa femme était presque une enfant, par l’âge, et plus encore par l’ignorance du monde, car elle n’avait jamais quitté sa famille, habitant la partie la plus retirée du val de Graisivaudan. Elle adorait son mari comme un dieu. La mère Françoise d’Assise, en parlant d’elle, après tant d’années écoulées, avait les larmes aux yeux, — ces yeux austères que le martyre n’aurait point mouillés. Elle disait souvent : Thérèse était bonne et belle comme les anges.

— Thérèse ! murmura Mlle de Malevoy. Est-ce donc le nom qui manque à cette pauvre tombe ?…

— Deux fois, continua Léon : la première fois, à l’occasion de son mariage, la seconde fois, pour la naissance de son fils, le général duc Raymond de Clare avait renoué correspondance avec sa famille. La première réponse qu’il reçut était signée Guillaume. Elle ne manquait pas de tendresse, mais elle désapprouvait ce que le général royaliste appelait une mésalliance.

La seconde lettre était de lady Rolande Stuart. Sous le style rigide de celle-là, on sentait battre un cœur de mère. Lady Stuart demandait à être la marraine de l’enfant.

L’enfant fut nommé Roland, du nom de lady Stuart.

Ce soir dont je te parle, ma sœur, quelques minutes avant l’heure du souper, un domestique entra dans la chambre du général, disant qu’une vieille paysanne et un paysan, tous deux étrangers à la contrée, demandaient l’hospitalité. C’était chose tellement simple que Raymond s’étonna d’être dérangé pour si peu : sa maison était ouverte à tout le monde.

Mais le domestique ajouta :

— Le paysan et la paysanne ont exigé que leurs noms fussent dits à M. le duc. Le paysan s’appelle Guillaume, et la paysanne Rolande.

Raymond oublia sa blessure et se leva tout droit.

L’instant d’après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre, et le petit Roland, étonné, jouait sur les genoux d’une grande femme à cheveux gris qui lui disait :

— Aime-moi bien, enfant chéri, je suis ta tante et ta marraine.

Guillaume de Clare, fugitif et cherchant à gagner le Piémont par la Savoie, avait trouvé, cette nuit, les routes barrées de tous côtés. Il était blessé, lui aussi. Ce n’était pas au hasard qu’il avait frappé à la porte de Raymond.

Je répète que les deux frères s’aimaient ; j’ajoute que chacun d’eux avait un noble cœur. Guillaume trouva un abri sûr au château de la Nau-Fabas que la présence de Raymond transformait en un sanctuaire pour les serviteurs du gouvernement impérial. Ce furent quelques semaines heureuses. La blessure du général royaliste était légère, celle de Raymond allait se guérissant.

Thérèse, la jeune duchesse de Clare, avait conquis du premier coup la tendresse de lady Stuart. Je ne sais pas si elle eût brillé dans un salon de notre faubourg Saint-Germain, et je ne dis pas non, car la simplicité, cette grâce souveraine, est partout à sa place ; mais ici, dans son rôle de châtelaine hospitalière, Thérèse était adorable, au point de trouver grâce devant son beau-frère lui-même. Le courtisan d’Hartwell ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette suave créature, douce et fière comme une image de la Vierge avec son enfant dans ses bras.

Mais celles qui sentent vivement gardent longtemps le souvenir de la première impression reçue. Thérèse se souvenait du premier regard de Guillaume, quand il était entré avec sa veste de paysan. Ce regard lui avait mis du froid dans le cœur. Thérèse respectait Guillaume, le frère de son bien-aimé mari ; elle était pour lui empressée, prévenante et tendre, mais elle avait de lui une vague frayeur.

Raymond était plus soldat, Guillaume plus grand seigneur ; l’aspect du général royaliste était comme une voix muette qui reprochait à Thérèse son éducation villageoise et son humble origine.

Là-bas, dans ces montagnes du Dauphiné, le sang est chaud, les têtes sont dures. La passion politique s’y allume vivement et s’éteint avec peine. Depuis le retour de Napoléon, une sourde fermentation régnait : deux révolutions successives en l’espace de quelques mois avaient donné un furieux aliment aux rancunes particulières.

Vers le milieu du second mois des Cent-Jours, des bandes armées commencèrent à paraître ; troupes de brigands selon les uns, selon les autres, avant-garde d’un bataillon fidèle ; en politique, les choses sont sujettes ainsi à être baptisées deux fois. Il y eut d’abord des engagements de village à village, puis on entendit parler de gendarmes tués à l’affût dans les gorges, et un détachement de recrues, marchant nuitamment pour gagner les Hautes-Alpes, fut presque entièrement détruit, sur la rive gauche de l’Isère, à la fin d’avril.

Une autre nuit du commencement de mai, ceci importe davantage à mon histoire, un corps nombreux passa la frontière de Savoie sous prétexte de contrebande, et attaqua le dépôt d’un régiment d’infanterie, arrêté à Pontcharra. Il y eut là un combat sanglant et singulièrement meurtrier. Les prétendus contrebandiers furent repoussés, mais ils avaient mis le feu aux quatre coins du bourg, qui brûla pendant une semaine entière. Quelques maisons seulement restèrent debout çà et là autour de l’église calcinée. La mairie avec tous les papiers municipaux avait été détruite.

C’était à la mairie de Pontcharra que le général Raymond, duc de Clare, avait célébré son mariage. Roland de Clare, son fils, avait été inscrit au registre de l’état civil dans cette même mairie de Pontcharra.

Comme la perte des registres rendait Thérèse soucieuse, Raymond lui dit, la main dans celle de Guillaume :

— Nous avons les extraits au château, ma chère femme, et rien n’est plus facile que de régulariser une situation pareille. Dès que je serai guéri, j’irai pour cela à Grenoble.

— D’ailleurs, ajouta Guillaume en souriant, nous sommes, ici présents, les derniers de Clare : Raymond, ma tante Rolande, et moi. Ni ma tante Rolande ni moi nous ne prendrons l’héritage de mon neveu, Madame ma sœur !

Le sourire du général royaliste réchauffa le cœur de Thérèse, mais lady Stuart lui fit encore plus de bien en ajoutant :

— Je répondrais de mon neveu Guillaume comme de moi-même, mais il faut que ces choses soient faites et bien faites. Les événements sont dans les mains de la Providence. Duc, nous irons tous à Grenoble, quand le temps sera propice, et nous témoignerons.

Mais le temps, désormais, ne devait jamais être propice.

Vers la fin de ce même mois de mai, les deux frères échangèrent l’adieu. Guillaume de Clare était guéri ; le sort semblait pencher de nouveau vers les Bourbons, et Guillaume ne voulait point rester oisif à l’heure de la lutte. Il partit. Lady Stuart le suivit.

Quand le duc et sa jeune femme se trouvèrent seuls de nouveau dans le grand salon du château, Thérèse pleura.

— Tu les regrettes ? demanda Raymond.

— Ils s’en vont pour nous combattre, répondit Thérèse.

— C’est le malheur des guerres civiles, murmura le duc. Mais je t’en prie, Thérèse, dis-moi que tu les aimes.

— J’aime lady Stuart, prononça tout bas la jeune duchesse. Elle m’aime.

— Mon frère Guillaume ne t’aime-t-il pas aussi ?

— Je ne sais… fit-elle après un long silence.

Puis elle ajouta en se couvrant le visage de ses mains :

— Si notre petit Roland n’était plus en vie, Monsieur Guillaume (elle souligna le mot Monsieur) serait héritier de tous les biens et de tous les titres de la maison de Clare !

Le canon de Waterloo tonna, puis se tut. L’Empereur était le prisonnier de l’Angleterre.

Au dernier moment de la lutte, le duc Raymond, blessé qu’il était et si faible qu’il avait peine à monter à cheval, avait endossé le harnais pour se mettre à la tête d’un corps de volontaires. Il fut pris les armes à la main et conduit à Grenoble où siégeait la commission militaire.

Thérèse était dans la ville avec son fils, mais elle n’obtint jamais la permission de passer le seuil de la prison.

Les tribunaux exceptionnels sont partout et toujours les mêmes. Le duc Raymond, comme tant d’autres, avait fait sa soumission au roi Louis XVIII avant les Cent-Jours. Il fut appelé devant la cour prévôtale, sous l’accusation de haute trahison.

La veille du jour où il devait être jugé, le même paysan qui avait frappé jadis une nuit à la porte du château de la Nau-Fabas fut introduit dans sa prison. Les ordres étaient pourtant bien sévères, mais il n’est point de clef que l’or ne puisse faire tourner.

Les deux frères restèrent une demi-heure ensemble. Guillaume de Clare emporta le portefeuille de Raymond, lequel contenait tous ses papiers de famille.

Ceci faisait partie d’un plan qui devait, sinon sauver l’accusé, du moins retarder le jugement.

— Nous aurons ainsi quelques jours de répit, avait dit le général royaliste. En quelques jours on fait bien des choses ! »

Le duc Raymond répondit :

— Frère, j’irai jusqu’à fuir, s’il le faut, à cause de ma Thérèse bien-aimée et de mon enfant. Agis pour le mieux, je mets mon salut entre tes mains.

Guillaume, qui était sur le point de sortir, revint pour ajouter :

— Quand même tu trouverais un moyen de communiquer avec la duchesse, pas un mot de notre projet ! Sa frayeur et son indignation seront notre meilleur auxiliaire devant le tribunal. Si l’on pouvait supposer que toi et moi nous sommes d’accord, tout serait perdu.

Ceci était très vrai, mais très subtil. Les choses trop subtiles sont dangereuses.

Le lendemain, le général Raymond de Clare comparut devant ses juges. Dans un coin de la salle, il y avait une pauvre femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

L’audience durait depuis une heure à peine, lorsqu’un huissier remit une lettre au président. Il y eut aussitôt un mouvement parmi les juges, et un nom courut de bouche en bouche dans l’auditoire :

Le général de Clare !

Selon la mode anglaise, Guillaume, étant cadet, ne portait aucun titre.

Chacun pensait qu’il venait au secours de son frère.

Une seule personne, au lieu d’éprouver un mouvement d’espoir, se sentit froid jusque dans le cœur en écoutant le nom du général royaliste : ce fut la jeune femme voilée qui portait un enfant dans ses bras.

La première impression de Thérèse subsistait toujours. Elle avait peur de son beau-frère ; peur pour elle-même et pour Roland.

Aussi ne fut-elle point surprise, mais bien épouvantée, quand son beau-frère répondit à la question du président, touchant ses noms et qualités :

— Lieutenant général Guillaume Clare, Fitzroy Jersey, DUC de Clare.

Elle serra silencieusement son fils contre sa poitrine. Il lui semblait qu’on héritait de lui vivant.

Le nouveau duc, cependant, prit dès l’abord une attitude qui étonna singulièrement le tribunal et les assistants.

— Je viens, dit-il, protester contre la procédure, en la forme, et demander avec l’agrément du roi notre maître qu’il soit sursis quant au jugement du fond. Il n’y a qu’un duc de Clare, c’est moi, je n’ai plus de frère. L’homme que voici sur le banc des accusés, qu’il soit ou non un général au service de l’empire déchu, n’a aucun droit au nom de Clare et je le dénonce comme un imposteur.

Le duc Raymond se leva très pâle et se rassit sans avoir parlé : ceci faisait partie du plan concerté dans la prison entre les deux frères.

Un cri faible fut entendu. On emporta une femme évanouie et un enfant qui pleurait : ceci était le résultat du plan qui avait un côté trop subtil.

— Ma sœur, il faut faire bien attention à cette circonstance, s’interrompit ici Léon de Malevoy, car c’est l’explication d’une étrange énigme. Thérèse s’enfuit sous le coup d’une pensée terrible ; elle voyait la vie de son fils menacée par l’homme qui devait être son protecteur.

La comédie qui se jouait était destinée à donner le change aux juges, mais cette comédie trompait Thérèse bien plus complètement que les juges eux-mêmes, parce qu’on ne l’avait point mise dans le secret. C’était une simple fille des champs, malgré tout, et le haut rang qu’elle avait occupé un instant ne pouvait lui avoir enseigné le monde, car le château de la Nau-Fabas était une solitude. Cet homme qu’elle avait soigné blessé, cet hôte ingrat, ce frère dénaturé qui revenait tout puissant de Paris, non point pour secourir son frère malheureux, mais pour le dépouiller après l’avoir accablé, lui fit horreur et l’épouvanta.

Elle n’eut plus qu’une pensée : cacher son fils. La vie de son fils opposait un dernier obstacle aux ambitions de cet homme, pauvre faible obstacle, facile à briser. Il fallait fuir, puisque la résistance était désormais impossible. À tout prix il fallait fuir.

Thérèse quitta Grenoble, ce jour-là même.

L’audience, cependant, continuait. Sur l’observation du président, tendant à établir que l’incident était entièrement étranger à la cause et en dehors de la compétence de la cour prévôtale qui pouvait connaître seulement du fait de trahison, Guillaume fit valoir la volonté du roi et plaida avec une rare énergie son intérêt personnel et de famille, son intérêt d’honneur. Il ne voulait pas, dit-il, que le noble nom de Clare, synonyme de loyauté en France comme en Angleterre, historique dix fois, cité à chaque page des annales de la fidélité, fût porté sur l’échafaud avec cette tache de trahison.

« Les de Clare, ajouta-t-il, meurent pour le roi, ils l’ont prouvé depuis deux siècles, que le roi ait nom Stuart ou Bourbon : ils ne meurent jamais contre le roi. La révolution triompherait à bon droit, si elle pouvait inscrire dans son martyrologe un fils de Stuart dont le sang ferait un contre-poids impie au sang royal du premier Charles. »

— Que cet homme soit puni, termina-t-il enfin, il m’importe peu, je ne le connais pas, mais qu’on me laisse au moins le loisir de mettre mon écusson à l’abri d’une tache funeste. Il ne serait pas bon que l’Europe pût dire : un soldat de l’armée de Condé, un compagnon d’exil de Louis XVIII, un général français, un pair de France, a demandé huit jours de la vie d’un coupable pour sauvegarder son propre honneur, et cette grâce lui a été refusée ! Dans l’espace de huit jours, je m’engage à prouver que le général bonapartiste, assis au banc des accusés, n’a aucun droit à mon nom de Clare, aucun droit à mon titre de duc, et je mets la cour au défi d’affirmer que, parmi les papiers de cet homme, une seule pièce ait été trouvée qui établisse son prétendu état civil. Mon frère aîné, le duc de Clare, est mort, je suis son unique héritier ; dans huit jours, à cette même place, je m’engage à produire son acte de décès…

Ma sœur, c’était un temps troublé profondément, où le cours des choses allait sans doute au vent de la faveur et de la passion. Il faut constater cela pour expliquer les hardiesses presque insensées de cette allégation, dans le pays même où le général Raymond de Clare possédait d’immenses domaines, et à quelques lieues seulement de sa résidence bien connue. Mais les juges composant la cour étaient étrangers à la contrée et il est des jours où la politique est friande de scandales. L’échafaud qui se dresse après les guerres civiles ne déshonore pas : c’est un Calvaire. Ce qui déshonore, c’est le vol et l’imposture : l’idée de trouver, sous l’uniforme d’un général de division la peau d’un effronté coquin, était faite pour séduire.

Guillaume de Clare ne demandait, après tout, qu’une semaine.

La cour s’ajourna.

C’en était assez pour la réussite du plan.

Dans la nuit du surlendemain, Raymond de Clare s’évada des prisons de Grenoble, par les soins du duc Guillaume, son frère.